Project Gutenberg's Du cote de chez Swann, Part 3, by Marcel Proust #1 in our series by Marcel Proust Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: Du cote de chez Swann, Part 3 A la recherche du temps perdu, Tome I Author: Marcel Proust Release Date: May 2001 [EBook #2650] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on June 17, 2003] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ISO-Latin-1 *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DU COTE DE CHEZ SWANN, PART 3 *** HTML conversion by Walter Debeuf of the etext produced by Sue Asscher
TROISIÈME PARTIE
Parmi les chambres dont jévoquais le plus souvent limage dans mes nuits dinsomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray, saupoudrées dune atmosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote, que celle du Grand-Hôtel de la Plage, à Balbec, dont les murs passés au ripolin contenaient comme les parois polies dune piscine où leau bleuit, un air pur, azuré et salin. Le tapissier bavarois qui avait été chargé de laménagement de cet hôtel avait varié la décoration des pièces et sur trois côtés, fait courir le long des murs, dans celle que je me trouvai habiter, des bibliothèques basses, à vitrines en glace, dans lesquelles selon la place quelles occupaient, et par un effet quil navait pas prévu, telle ou telle partie du tableau changeant de la mer se reflétait, déroulant une frise de claires marines, quinterrompaient seuls les pleins de lacajou. Si bien que toute la pièce avait lair dun de ces dortoirs modèles quon présente dans les expositions «modern style» du mobilier où ils sont ornés duvres dart quon a supposées capables de réjouir les yeux de celui qui couchera là et auxquelles on a donné des sujets en rapport avec le genre de site où lhabitation doit se trouver.
«On y sent encore sous ses pas, disait-il, bien plus quau Finistère lui-même (et quand bien même des hôtels sy superposeraient maintenant sans pouvoir y modifier la plus antique ossature de la terre), on y sent la véritable fin de la terre française, européenne, de la Terre antique. Et cest le dernier campement de pêcheurs, pareils à tous les pêcheurs qui ont vécu depuis le commencement du monde, en face du royaume éternel des brouillards de la mer et des ombres.» Un jour quà Combray javais parlé de cette plage de Balbec devant M. Swann afin dapprendre de lui si cétait le point le mieux choisi pour voir les plus fortes tempêtes, il mavait répondu: «Je crois bien que je connais Balbec! Léglise de Balbec, du XIIe et XIIIe siècle, encore à moitié romane, est peut-être le plus curieux échantillon du gothique normand, et si singulière, on dirait de lart persan.» Et ces lieux qui jusque-là ne mavaient semblé que de la nature immémoriale, restée contemporaine des grands phénomènes géologiques,et tout aussi en dehors de lhistoire humaine que lOcéan ou la grande Ourse, avec ces sauvages pêcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il ny eut de moyen âge, çavait été un grand charme pour moi de les voir tout dun coup entrés dans la série des siècles, ayant connu lépoque romane, et de savoir que le trèfle gothique était venu nervurer aussi ces rochers sauvages à lheure voulue, comme ces plantes frêles mais vivaces qui, quand cest le printemps, étoilent çà et là la neige des pôles. Et si le gothique apportait à ces lieux et à ces hommes une détermination qui leur manquait, eux aussi lui en conféraient une en retour. Jessayais de me représenter comment ces pêcheurs avaient vécu, le timide et insoupçonné essai de rapports sociaux quils avaient tenté là, pendant le moyen âge, ramassés sur un point des côtes dEnfer, aux pieds des falaises de la mort; et le gothique me semblait plus vivant maintenant que, séparé des villes où je lavais toujours imaginé jusque-là, je pouvais voir comment, dans un cas particulier, sur des rochers sauvages, il avait germé et fleuri en un fin clocher. On me mena voir des reproductions des plus célèbres statues de Balbecles apôtres moutonnants et camus, la Vierge du porche, et de joie ma respiration sarrêtait dans ma poitrine quand je pensais que je pourrais les voir se modeler en relief sur le brouillard éternel et salé. Alors, par les soirs orageux et doux de février, le vent,soufflant dans mon cur, quil ne faisait pas trembler moins fort que la cheminée de ma chambre, le projet dun voyage à Balbecmêlait en moi le désir de larchitecture gothique avec celui dune tempête sur la mer.
Jaurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux dune heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cur palpitât lire, dans les réclames des Compagnies de chemin de fer, dans les annonces de voyages circulaires, lheure de départ: elle me semblait inciser à un point précis de laprès-midi une savoureuse entaille, une marque mystérieuse à partir de laquelle les heures déviées conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais quon verrait, au lieu de Paris, dans lune de ces villes par où le train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir; car il sarrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questambert, à Pontorson, à Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Benodet, à Pont-Aven, à Quimperlé, et savançait magnifiquement surchargé de noms quil moffrait et entre lesquels je ne savais lequel jaurais préféré, par impossibilité den sacrifier aucun. Mais sans même lattendre, jaurais pu en mhabillant à la hâte partir le soir même, si mes parents me lavaient permis, et arriver à Balbec quand le petit jour se lèverait sur la mer furieuse, contre les écumes envolées de laquelle jirais me réfugier dans léglise de style persan. Mais à lapproche des vacances de Pâques, quand mes parents meurent promis de me les faire passer une fois dans le nord de lItalie, voilà quà ces rêves de tempête dont javais été rempli tout entier, ne souhaitant voir que des vagues accourant de partout, toujours plus haut, sur la côte la plus sauvage, près déglises escarpées et rugueuses comme des falaises et dans les tours desquelles crieraient les oiseaux de mer, voilà que tout à coup les effaçant, leur ôtant tout charme, les excluant parce quils lui étaient opposés et nauraient pu que laffaiblir, se substituaient en moi le rêve contraire du printemps le plus diapré, non pas le printemps de Combray qui piquait encore aigrement avec toutes les aiguilles du givre, mais celui qui couvrait déjà de lys et danémones les champs de Fiésole et éblouissait Florence de fonds dor pareils à ceux de lAngelico. Dès lors, seuls les rayons, les parfums, les couleurs me semblaient avoir du prix; car lalternance des images avait amené en moi un changement de front du désir, et,aussi brusque que ceux quil y a parfois en musique, un complet changement de ton dans ma sensibilité. Puis il arriva quune simple variation atmosphérique suffit à provoquer en moi cette modulation sans quil y eût besoin dattendre le retour dune saison. Car souvent dans lune, on trouve égaré un jour dune autre, qui nous y fait vivre, en évoque aussitôt, en fait désirer les plaisirs particuliers et interrompt les rêves que nous étions en train de faire, en plaçant, plus tôt ou plus tard quà son tour, ce feuillet détaché dun autre chapitre, dans le calendrier interpolé du Bonheur. Mais bientôt comme ces phénomènes naturels dont notre confort ou notre santé ne peuvent tirer quun bénéfice accidentel et assez mince jusquau jour où la science sempare deux, et les produisant à volonté, remet en nos mains la possibilité de leur apparition, soustraite à la tutelle et dispensée de lagrément du hasard, de même la production de ces rêves dAtlantique et dItalie cessa dêtre soumise uniquement aux changements des saisons et du temps. Je neus besoin pour les faire renaître que de prononcer ces noms: Balbec, Venise, Florence, dans lintérieur desquels avait fini par saccumuler le désir que mavaient inspiré les lieux quils désignaient. Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand; même par un jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.
Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais limage que javais de ces villes, ce ne fut quen la transformant, quen soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres; ils eurent ainsi pour conséquence de la rendre plus belle, mais aussi plus différente de ce que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient être en réalité, et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination, daggraver la déception future de mes voyages. Ils exaltèrent lidée que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus particuliers, par conséquent plus réels. Je ne me représentais pas alors les villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus ou moins agréables, découpés çà et là dans une même matière, mais chacun deux comme un inconnu, essentiellement différent des autres, dont mon âme avait soif et quelle aurait profit à connaître. Combien ils prirent quelque chose de plus individuel encore, dêtre désignés par des noms, des noms qui nétaient que pour eux, des noms comme en ont les personnes. Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que lon suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants lexemple de ce quest un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personneset des villes quils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnesune image confuse qui tire deux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, léglise, les passants. Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller, depuis que javais lu la Chartreuse, mapparaissant compact, lisse, mauve et doux; si on me parlait dune maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que jhabiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui navait de rapport avec les demeures daucune ville dItalie puisque je limaginais seulement à laide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes. Et quand je pensais à Florence, cétait comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce quelle sappelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs. Quant à Balbec, cétait un de ces noms où comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre doù elle fut tirée, on voit se peindre encore la représentation de quelque usage aboli, de quelque droit féodal, dun état ancien de lieux, dune manière désuète de prononcer qui en avait formé les syllabes hétéroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque chez laubergiste qui me servirait du café au lait à mon arrivée, me menant voir la mer déchaînée devant léglise et auquel je prêtais laspect disputeur, solennel et médiéval dun personnage de fabliau.
Si ma santé saffermissait et que mes parents me permissent, sinon daller séjourner à Balbec, du moins de prendre une fois, pour faire connaissance avec larchitecture et les paysages de la Normandie ou de la Bretagne, ce train dune heure vingt-deux dans lequel jétais monté tant de fois en imagination, jaurais voulu marrêter de préférence dans les villes les plus belles; mais javais beau les comparer, comment choisir plus quentre des êtres individuels, qui ne sont pas interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe; Vitré dont laccent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille duf au gris perle; Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de beurre; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche; Questambert, Pontorson, risibles et naïfs, plumes blanches et becs jaunes éparpillés sur la route de ces lieux fluviatiles et poétiques; Benodet, nom à peine amarré que semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues, Pont-Aven, envolée blanche et rose de laile dune coiffe légère qui se reflète en tremblant dans une eau verdie de canal; Quimperlé, lui, mieux attaché et, depuis le moyen âge, entre les ruisseaux dont il gazouille et semperle en une grisaille pareille à celle que dessinent, à travers les toiles daraignées dune verrière, les rayons de soleil changés en pointes émoussées dargent bruni?
Ces images étaient fausses pour une autre raison
encore; cest quelles étaient forcément
très simplifiées; sans doute ce à quoi
aspirait mon imagination et que mes sens ne percevaient
quincomplètement et sans plaisir dans le
présent, je lavais enfermé dans le refuge des
noms; sans doute, parce que jy avais accumulé du
rêve, ils aimantaient maintenant mes désirs; mais
les noms ne sont pas très vastes; cest tout au plus
si je pouvais y faire entrer deux ou trois des
«curiosités» principales de la ville et elles
sy juxtaposaient sans intermédiaires; dans le nom de
Balbec, comme dans le verre grossissant de ces porte-plume
quon achète aux bains de mer, japercevais des
vagues soulevées autour dune église de style
persan.
Peut-être même la simplification de ces images
fut-elle une des causes de lempire quelles prirent
sur moi. Quand mon père eut décidé, une
année, que nous irions passer les vacances de Pâques
à Florence et à Venise, nayant pas la place
de faire entrer dans le nom de Florence les
éléments qui composent dhabitude les villes,
je fus contraint à faire sortir une cité
surnaturelle de la fécondation, par certains parfums
printaniers, de ce que je croyais être, en son essence, le
génie de Giotto. Tout au pluset parce quon ne
peut pas faire tenir dans un nom beaucoup plus de durée
que despacecomme certains tableaux de Giotto
eux-mêmes qui montrent à deux moments
différents de laction un même personnage, ici
couché dans son lit, là sapprêtant
à monter à cheval, le nom de Florence
était-il divisé en deux compartiments. Dans
lun, sous un dais architectural, je contemplais une fresque
à laquelle était partiellement superposé un
rideau de soleil matinal, poudreux, oblique et progressif; dans
lautre (car ne pensant pas aux noms comme à un
idéal inaccessible mais comme à une ambiance
réelle dans laquelle jirais me plonger, la vie non
vécue encore, la vie intacte et pure que jy
enfermais donnait aux plaisirs les plus matériels, aux
scènes les plus simples, cet attrait quils ont dans
les uvres des primitifs), je traversais
rapidement,pour trouver plus vite le déjeuner qui
mattendait avec des fruits et du vin de Chiantile
Ponte-Vecchio encombré de jonquilles, de narcisses et
danémones. Voilà (bien que je fusse à
Paris) ce que je voyais et non ce qui était autour de moi.
Même à un simple point de vue réaliste, les
pays que nous désirons tiennent à chaque moment
beaucoup plus de place dans notre vie véritable, que le
pays où nous nous trouvons effectivement. Sans doute si
alors javais fait moi-même plus attention à ce
quil y avait dans ma pensée quand je
prononçais les mots «aller à Florence,
à Parme, à Pise, à Venise», je me
serais rendu compte que ce que je voyais nétait
nullement une ville, mais quelque chose daussi
différent de tout ce que je connaissais, daussi
délicieux, que pourrait être pour une
humanité dont la vie se serait toujours
écoulée dans des fins daprès-midi
dhiver, cette merveille inconnue: une matinée de
printemps. Ces images irréelles, fixes, toujours
pareilles, remplissant mes nuits et mes jours,
différencièrent cette époque de ma vie de
celles qui lavaient précédée (et qui
auraient pu se confondre avec elle aux yeux dun observateur
qui ne voit les choses que du dehors, cest-à-dire
qui ne voit rien), comme dans un opéra un motif
mélodique introduit une nouveauté quon ne
pourrait pas soupçonner si on ne faisait que lire le
livret, moins encore si on restait en dehors du
théâtre à compter seulement les quarts
dheure qui sécoulent. Et encore, même
à ce point de vue de simple quantité, dans notre
vie les jours ne sont pas égaux. Pour parcourir les jours,
les natures un peu nerveuses, comme était la mienne,
disposent, comme les voitures automobiles, de
«vitesses» différentes. Il y a des jours
montueux et malaisés quon met un temps infini
à gravir et des jours en pente qui se laissent descendre
à fond de train en chantant. Pendant ce
moisoù je ressassai comme une mélodie, sans
pouvoir men rassasier, ces images de Florence, de Venise et
de Pise desquelles le désir quelles excitaient en
moi gardait quelque chose daussi profondément
individuel que si çavait été un amour,
un amour pour une personneje ne cessai pas de croire
quelles correspondaient à une réalité
indépendante de moi, et elles me firent connaître
une aussi belle espérance que pouvait en nourrir un
chrétien des premiers âges à la veille
dentrer dans le paradis. Aussi sans que je me souciasse de
la contradiction quil y avait à vouloir regarder et
toucher avec les organes des sens, ce qui avait été
élaboré par la rêverie et non perçu
par euxet dautant plus tentant pour eux, plus
différent de ce quils connaissaientcest
ce qui me rappelait la réalité de ces images, qui
enflammait le plus mon désir, parce que
cétait comme une promesse quil serait
contenté. Et, bien que mon exaltation eût pour motif
un désir de jouissances artistiques, les guides
lentretenaient encore plus que les livres
desthétiques et, plus que les guides,
lindicateur des chemins de fer. Ce qui
mémouvait cétait de penser que cette
Florence que je voyais proche mais inaccessible dans mon
imagination, si le trajet qui la séparait de moi, en
moi-même, nétait pas viable, je pourrais
latteindre par un biais, par un détour, en prenant
la «voie de terre». Certes, quand je me
répétais, donnant ainsi tant de valeur à ce
que jallais voir, que Venise était
«lécole de Giorgione, la demeure du Titien, le
plus complet musée de larchitecture domestique au
moyen âge», je me sentais heureux. Je
létais pourtant davantage quand, sorti pour une
course, marchant vite à cause du temps qui, après
quelques jours de printemps précoce était redevenu
un temps dhiver (comme celui que nous trouvions
dhabitude à Combray, la Semaine Sainte),voyant
sur les boulevards les marronniers qui, plongés dans un
air glacial et liquide comme de leau, nen
commençaient pas moins, invités exacts,
déjà en tenue, et qui ne se sont pas laissé
décourager, à arrondir et à ciseler en leurs
blocs congelés, lirrésistible verdure dont la
puissance abortive du froid contrariait mais ne parvenait pas
à réfréner la progressive
poussée, je pensais que déjà le
Ponte-Vecchio était jonché à foison de
jacinthes et danémones et que le soleil du printemps
teignait déjà les flots du Grand Canal dun si
sombre azur et de si nobles émeraudes quen venant se
briser aux pieds des peintures du Titien, ils pouvaient rivaliser
de riche coloris avec elles. Je ne pus plus contenir ma joie
quand mon père, tout en consultant le baromètre et
en déplorant le froid, commença à chercher
quels seraient les meilleurs trains, et quand je compris
quen pénétrant après le
déjeuner dans le laboratoire charbonneux, dans la chambre
magique qui se chargeait dopérer la transmutation
tout autour delle, on pouvait séveiller le
lendemain dans la cité de marbre et dor
«rehaussée de jaspe et pavée
démeraudes». Ainsi elle et la Cité des
lys nétaient pas seulement des tableaux fictifs
quon mettait à volonté devant son
imagination, mais existaient à une certaine distance de
Paris quil fallait absolument franchir si lon voulait
les voir, à une certaine place déterminée de
la terre, et à aucune autre, en un mot étaient bien
réelles. Elles le devinrent encore plus pour moi, quand
mon père en disant: «En somme, vous pourriez rester
à Venise du 20 avril au 29 et arriver à Florence
dès le matin de Pâques», les fit sortir toutes
deux non plus seulement de lEspace abstrait, mais de ce
Temps imaginaire où nous situons non pas un seul voyage
à la fois, mais dautres, simultanés et sans
trop démotion puisquils ne sont que
possibles,ce Temps qui se refabrique si bien quon
peut encore le passer dans une ville après quon
la passé dans une autreet leur consacra de ces
jours particuliers qui sont le certificat
dauthenticité des objets auxquels on les emploie,
car ces jours uniques, ils se consument par lusage, ils ne
reviennent pas, on ne peut plus les vivre ici quand on les a
vécus là; je sentis que cétait vers la
semaine qui commençait le lundi où la blanchisseuse
devait rapporter le gilet blanc que javais couvert
dencre, que se dirigeaient pour sy absorber au sortir
du temps idéal où elles nexistaient pas
encore, les deux Cités Reines dont jallais avoir,
par la plus émouvante des géométries,
à inscrire les dômes et les tours dans le plan de ma
propre vie. Mais je nétais encore quen chemin
vers le dernier degré de lallégresse; je
latteignis enfin (ayant seulement alors la
révélation que sur les rues clapotantes, rougies du
reflet des fresques de Giorgione, ce nétait pas,
comme javais, malgré tant davertissements,
continué à limaginer, les hommes
«majestueux et terribles comme la mer, portant leur armure
aux reflets de bronze sous les plis de leur manteau
sanglant» qui se promèneraient dans Venise la
semaine prochaine, la veille de Pâques, mais que ce
pourrait être moi le personnage minuscule que, dans une
grande photographie de Saint-Marc quon mavait
prêtée, lillustrateur avait
représenté, en chapeau melon, devant les proches),
quand jentendis mon père me dire: «Il doit
faire encore froid sur le Grand Canal, tu ferais bien de mettre
à tout hasard dans ta malle ton pardessus dhiver et
ton gros veston.» A ces mots je mélevai
à une sorte dextase; ce que javais cru
jusque-là impossible, je me sentis vraiment
pénétrer entre ces «rochers
daméthyste pareils à un récif de la
mer des Indes»; par une gymnastique suprême et
au-dessus de mes forces, me dévêtant comme
dune carapace sans objet de lair de ma chambre qui
mentourait, je le remplaçai par des parties
égales dair vénitien, cette atmosphère
marine, indicible et particulière comme celle des
rêves que mon imagination avait enfermée dans le nom
de Venise, je sentis sopérer en moi une miraculeuse
désincarnation; elle se doubla aussitôt de la vague
envie de vomir quon éprouve quand on vient de
prendre un gros mal de gorge, et on dut me mettre au lit avec une
fièvre si tenace, que le docteur déclara quil
fallait renoncer non seulement à me laisser partir
maintenant à Florence et à Venise mais, même
quand je serais entièrement rétabli,
méviter dici au moins un an, tout projet de
voyage et toute cause dagitation.
Et hélas, il défendit aussi dune façon absolue quon me laissât aller au théâtre entendre la Berma; lartiste sublime, à laquelle Bergotte trouvait du génie, maurait en me faisant connaître quelque chose qui était peut-être aussi important et aussi beau, consolé de navoir pas été à Florence et à Venise, de naller pas à Balbec. On devait se contenter de menvoyer chaque jour aux Champs-Elysées, sous la surveillance dune personne qui mempêcherait de me fatiguer et qui fut Françoise, entrée à notre service après la mort de ma tante Léonie. Aller aux Champs-Élysées me fut insupportable. Si seulement Bergotte les eût décrits dans un de ses livres, sans doute jaurais désiré de les connaître, comme toutes les choses dont on avait commencé par mettre le «double» dans mon imagination. Elle les réchauffait, les faisait vivre, leur donnait une personnalité, et je voulais les retrouver dans la réalité; mais dans ce jardin public rien ne se rattachait à mes rêves.
Un jour, comme je mennuyais à notre place
familière, à côté des chevaux de bois,
Françoise mavait emmené en excursionau
delà de la frontière que gardent à
intervalles égaux les petits bastions des marchandes de
sucre dorge, dans ces régions voisines mais
étrangères où les visages sont inconnus,
où passe la voiture aux chèvres; puis elle
était revenue prendre ses affaires sur sa chaise
adossée à un massif de lauriers; en
lattendant je foulais la grande pelouse chétive et
rase, jaunie par le soleil, au bout de laquelle le bassin est
dominé par une statue quand, de lallée,
sadressant à une fillette à cheveux roux qui
jouait au volant devant la vasque, une autre, en train de mettre
son manteau et de serrer sa raquette, lui cria, dune voix
brève: «Adieu, Gilberte, je rentre, noublie
pas que nous venons ce soir chez toi après
dîner.» Ce nom de Gilberte passa près de moi,
évoquant dautant plus lexistence de celle
quil désignait quil ne la nommait pas
seulement comme un absent dont on parle, mais
linterpellait; il passa ainsi près de moi, en action
pour ainsi dire, avec une puissance quaccroissait la courbe
de son jet et lapproche de son but;transportant
à son bord, je le sentais, la connaissance, les notions
quavait de celle à qui il était
adressé, non pas moi, mais lamie qui
lappelait, tout ce que, tandis quelle le
prononçait, elle revoyait ou du moins, possédait en
sa mémoire, de leur intimité quotidienne, des
visites quelles se faisaient lune chez lautre,
de tout cet inconnu encore plus inaccessible et plus douloureux
pour moi dêtre au contraire si familier et si
maniable pour cette fille heureuse qui men frôlait
sans que jy puisse pénétrer et le jetait en
plein air dans un cri;laissant déjà flotter
dans lair lémanation délicieuse
quil avait fait se dégager, en les touchant avec
précision, de quelques points invisibles de la vie de Mlle
Swann, du soir qui allait venir, tel quil serait,
après dîner, chez elle,formant, passager
céleste au milieu des enfants et des bonnes, un petit
nuage dune couleur précieuse, pareil à celui
qui, bombé au-dessus dun beau jardin du Poussin,
reflète minutieusement comme un nuage dopéra,
plein de chevaux et de chars, quelque apparition de la vie des
dieux;jetant enfin, sur cette herbe pelée, à
lendroit où elle était un morceau à la
fois de pelouse flétrie et un moment de
laprès-midi de la blonde joueuse de volant (qui ne
sarrêta de le lancer et de le rattraper que quand une
institutrice à plumet bleu leut appelée), une
petite bande merveilleuse et couleur dhéliotrope
impalpable comme un reflet et superposée comme un tapis
sur lequel je ne pus me lasser de promener mes pas
attardés, nostalgiques et profanateurs, tandis que
Françoise me criait: «Allons, aboutonnez voir votre
paletot et filons» et que je remarquais pour la
première fois avec irritation quelle avait un
langage vulgaire, et hélas, pas de plumet bleu à
son chapeau.
Aussi si le ciel était douteux, dès le matin je
ne cessais de linterroger et je tenais compte de tous les
présages. Si je voyais la dame den face qui,
près de la fenêtre, mettait son chapeau, je me
disais: «Cette dame va sortir; donc il fait un temps
où lon peut sortir: pourquoi Gilberte ne ferait-elle
pas comme cette dame?» Mais le temps sassombrissait,
ma mère disait quil pouvait se lever encore,
quil suffirait pour cela dun rayon de soleil, mais
que plus probablement il pleuvrait; et sil pleuvait
à quoi bon aller aux Champs Élysées? Aussi
depuis le déjeuner mes regards anxieux ne quittaient plus
le ciel incertain et nuageux. Il restait sombre.
Devant la fenêtre, le balcon était gris. Tout
dun coup, sur sa pierre maussade je ne voyais pas une
couleur moins terne, mais je sentais comme un effort vers une
couleur moins terne, la pulsation dun rayon hésitant
qui voudrait libérer sa lumière. Un instant
après, le balcon était pâle et
réfléchissant comme une eau matinale, et mille
reflets de la ferronnerie de son treillage étaient venus
sy poser. Un souffle de vent les dispersait, la pierre
sétait de nouveau assombrie, mais, comme
apprivoisés, ils revenaient; elle recommençait
imperceptiblement à blanchir et par un de ces crescendos
continus comme ceux qui, en musique, à la fin dune
Ouverture, mènent une seule note jusquau fortissimo
suprême en la faisant passer rapidement par tous les
degrés intermédiaires, je la voyais atteindre
à cet or inaltérable et fixe des beaux jours, sur
lequel lombre découpée de lappui
ouvragé de la balustrade se détachait en noir comme
une végétation capricieuse, avec une
ténuité dans la délinéation des
moindres détails qui semblait trahir une conscience
appliquée, une satisfaction dartiste, et avec un tel
relief, un tel velours dans le repos de ses masses sombres et
heureuses quen vérité ces reflets larges et
feuillus qui reposaient sur ce lac de soleil semblaient savoir
quils étaient des gages de calme et de bonheur.
Lierre instantané, flore pariétaire et fugitive! la plus incolore, la plus triste, au gré de beaucoup, de celles qui peuvent ramper sur le mur ou décorer la croisée; pour moi, de toutes la plus chère depuis le jour où elle était apparue sur notre balcon, comme lombre même de la présence de Gilberte qui était peut-être déjà aux Champs-Elysées, et dès que jy arriverais, me dirait: «Commençons tout de suite à jouer aux barres, vous êtes dans mon camp»; fragile, emportée par un souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec lheure; promesse du bonheur immédiat que la journée refuse ou accomplira, et par là du bonheur immédiat par excellence, le bonheur de lamour; plus douce, plus chaude sur la pierre que nest la mousse même; vivace, à qui il suffit dun rayon pour naître et faire éclore de la joie, même au cur de lhiver.
Et jusque dans ces jours où toute autre
végétation a disparu, où le beau cuir vert
qui enveloppe le tronc des vieux arbres est caché sous la
neige, quand celle-ci cessait de tomber, mais que le temps
restait trop couvert pour espérer que Gilberte
sortît, alors tout dun coup, faisant dire à ma
mère: «Tiens voilà justement quil fait
beau, vous pourriez peut-être essayer tout de même
daller aux Champs-Élysées», sur le
manteau de neige qui couvrait le balcon, le soleil apparu
entrelaçait des fils dor et brodait des reflets
noirs. Ce jour-là nous ne trouvions personne ou une seule
fillette prête à partir qui massurait que
Gilberte ne viendrait pas. Les chaises désertées
par lassemblée imposante mais frileuse des
institutrices étaient vides.
Seule, près de la pelouse, était assise une dame
dun certain âge qui venait par tous les temps,
toujours hanarchée dune toilette identique,
magnifique et sombre, et pour faire la connaissance de laquelle
jaurais à cette époque sacrifié, si
léchange mavait été permis, tous
les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte allait
tous les jours la saluer; elle demandait à Gilberte des
nouvelles de «son amour de mère»; et il me
semblait que si je lavais connue, javais
été pour Gilberte quelquun de tout autre,
quelquun qui connaissait les relations de ses parents.
Pendant que ses petits-enfants jouaient plus loin, elle lisait
toujours les Débats quelle appelait «mes vieux
Débats» et, par genre aristocratique, disait en
parlant du sergent de ville ou de la loueuse de chaises:
«Mon vieil ami le sergent de ville», «la
loueuse de chaises et moi qui sommes de vieux amis».
Françoise avait trop froid pour rester immobile, nous
allâmes jusquau pont de la Concorde voir la Seine
prise, dont chacun et même les enfants sapprochaient
sans peur comme dune immense baleine échouée,
sans défense, et quon allait dépecer. Nous
revenions aux Champs-Élysées; je languissais de
douleur entre les chevaux de bois immobiles et la pelouse blanche
prise dans le réseau noir des allées dont on avait
enlevé la neige et sur laquelle la statue avait à
la main un jet de glace ajouté qui semblait
lexplication de son geste.
La vieille dame elle-même ayant plié ses
Débats, demanda lheure à une bonne
denfants qui passait et quelle remercia en lui
disant: «Comme vous êtes aimable!» puis, priant
le cantonnier de dire à ses petits enfants de revenir,
quelle avait froid, ajouta: «Vous serez mille fois
bon. Vous savez que je suis confuse!» Tout à coup
lair se déchira: entre le guignol et le cirque,
à lhorizon embelli, sur le ciel entrouvert, je
venais dapercevoir, comme un signe fabuleux, le plumet bleu
de Mademoiselle. Et déjà Gilberte courait à
toute vitesse dans ma direction, étincelante et rouge sous
un bonnet carré de fourrure, animée par le froid,
le retard et le désir du jeu; un peu avant darriver
à moi, elle se laissa glisser sur la glace et, soit pour
mieux garder son équilibre, soit parce quelle
trouvait cela plus gracieux, ou par affectation du maintien
dune patineuse, cest les bras grands ouverts
quelle avançait en souriant, comme si elle avait
voulu my recevoir. «Brava! Brava! ça
cest très bien, je dirais comme vous que cest
chic, que cest crâne, si je nétais pas
dun autre temps, du temps de lancien régime,
sécria la vieille dame prenant la parole au nom des
Champs-Élysées silencieux pour remercier Gilberte
dêtre venue sans se laisser intimider par le temps.
Vous êtes comme moi, fidèle quand même
à nos vieux Champs-Élysées; nous sommes deux
intrépides. Si je vous disais que je les aime, même
ainsi. Cette neige, vous allez rire de moi, ça me fait
penser à de lhermine!» Et la vieille dame se
mit à rire.
Le premier de ces joursauxquels la neige, image des puissances qui pouvaient me priver de voir Gilberte, donnait la tristesse dun jour de séparation et jusquà laspect dun jour de départ parce quil changeait la figure et empêchait presque lusage du lieu habituel de nos seules entrevues maintenant changé, tout enveloppé de housses, ce jour fit pourtant faire un progrès à mon amour, car il fut comme un premier chagrin quelle eût partagé avec moi. Il ny avait que nous deux de notre bande, et être ainsi le seul qui fût avec elle, cétait non seulement comme un commencement dintimité, mais aussi de sa part,comme si elle ne fût venue rien que pour moi par un temps pareilcela me semblait aussi touchant que si un de ces jours où elle était invitée à une matinée, elle y avait renoncé pour venir me retrouver aux Champs-Élysées; je prenais plus de confiance en la vitalité et en lavenir de notre amitié qui restait vivace au milieu de lengourdissement, de la solitude et de la ruine des choses environnantes; et tandis quelle me mettait des boules de neige dans le cou, je souriais avec attendrissement à ce qui me semblait à la fois une prédilection quelle me marquait en me tolérant comme compagnon de voyage dans ce pays hivernal et nouveau, et une sorte de fidélité quelle me gardait au milieu du malheur. Bientôt lune après lautre, comme des moineaux hésitants, ses amies arrivèrent toutes noires sur la neige. Nous commençâmes à jouer et comme ce jour si tristement commencé devait finir dans la joie, comme je mapprochais, avant de jouer aux barres, de lamie à la voix brève que javais entendue le premier jour crier le nom de Gilberte, elle me dit: «Non, non, on sait bien que vous aimez mieux être dans le camp de Gilberte, dailleurs vous voyez elle vous fait signe.» Elle mappelait en effet pour que je vinsse sur la pelouse de neige, dans son camp, dont le soleil en lui donnant les reflets roses, lusure métallique des brocarts anciens, faisait un camp du drap dor.
Ce jour que javais tant redouté fut au contraire un des seuls où je ne fus pas trop malheureux.
Car, moi qui ne pensais plus quà ne jamais rester un jour sans voir Gilberte (au point quune fois ma grandmère nétant pas rentrée pour lheure du dîner, je ne pus mempêcher de me dire tout de suite que si elle avait été écrasée par une voiture, je ne pourrais pas aller de quelque temps aux Champs-Élysées; on naime plus personne dès quon aime) pourtant ces moments où jétais auprès delle et que depuis la veille javais si impatiemment attendus, pour lesquels javais tremblé, auxquels jaurais sacrifié tout le reste, nétaient nullement des moments heureux; et je le savais bien car cétait les seuls moments de ma vie sur lesquels je concentrasse une attention méticuleuse, acharnée, et elle ne découvrait pas en eux un atome de plaisir.
Tout le temps que jétais loin de Gilberte,
javais besoin de la voir, parce que cherchant sans cesse
à me représenter son image, je finissais par ne
plus y réussir, et par ne plus savoir exactement à
quoi correspondait mon amour. Puis, elle ne mavait encore
jamais dit quelle maimait. Bien au contraire, elle
avait souvent prétendu quelle avait des amis
quelle me préférait, que jétais
un bon camarade avec qui elle jouait volontiers quoique trop
distrait, pas assez au jeu; enfin elle mavait donné
souvent des marques apparentes de froideur qui auraient pu
ébranler ma croyance que jétais pour elle un
être différent des autres, si cette croyance avait
pris sa source dans un amour que Gilberte aurait eu pour moi, et
non pas, comme cela était, dans lamour que
javais pour elle, ce qui la rendait autrement
résistante, puisque cela la faisait dépendre de la
manière même dont jétais obligé,
par une nécessité intérieure, de penser
à Gilberte.
Mais les sentiments que je ressentais pour elle, moi-même
je ne les lui avais pas encore déclarés. Certes,
à toutes les pages de mes cahiers, jécrivais
indéfiniment son nom et son adresse, mais à la vue
de ces vagues lignes que je traçais sans quelle
pensât pour cela à moi, qui lui faisaient prendre
autour de moi tant de place apparente sans quelle fût
mêlée davantage à ma vie, je me sentais
découragé parce quelles ne me parlaient pas
de Gilberte qui ne les verrait même pas, mais de mon propre
désir quelles semblaient me montrer comme quelque
chose de purement personnel, dirréel, de fastidieux
et dimpuissant. Le plus pressé était que nous
nous vissions Gilberte et moi, et que nous puissions nous faire
laveu réciproque de notre amour, qui
jusque-là naurait pour ainsi dire pas
commencé. Sans doute les diverses raisons qui me rendaient
si impatient de la voir auraient été moins
impérieuses pour un homme mûr. Plus tard, il arrive
que devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nous nous
contentions de celui que nous avons à penser à une
femme comme je pensais à Gilberte, sans être
inquiets de savoir si cette image correspond à la
réalité, et aussi de celui de laimer sans
avoir besoin dêtre certain quelle nous aime; ou
encore que nous renoncions au plaisir de lui avouer notre
inclination pour elle, afin dentretenir plus vivace
linclination quelle a pour nous, imitant ces
jardiniers japonais qui pour obtenir une plus belle fleur, en
sacrifient plusieurs autres.
Mais à lépoque où jaimais
Gilberte, je croyais encore que lAmour existait
réellement en dehors de nous; que, en permettant tout au
plus que nous écartions les obstacles, il offrait ses
bonheurs dans un ordre auquel on nétait pas libre de
rien changer; il me semblait que si javais, de mon chef,
substitué à la douceur de laveu la simulation
de lindifférence, je ne me serais pas seulement
privé dune des joies dont javais le plus
rêvé mais que je me serais fabriqué à
ma guise un amour factice et sans valeur, sans communication avec
le vrai, dont jaurais renoncé à suivre les
chemins mystérieux et préexistants.
Mais quand jarrivais aux
Champs-Élysées,et que dabord
jallais pouvoir confronter mon amour pour lui faire subir
les rectifications nécessaires à sa cause vivante,
indépendante de moi, dès que
jétais en présence de cette Gilberte Swann
sur la vue de laquelle javais compté pour
rafraîchir les images que ma mémoire fatiguée
ne retrouvait plus, de cette Gilberte Swann avec qui javais
joué hier, et que venait de me faire saluer et
reconnaître un instinct aveugle comme celui qui dans la
marche nous met un pied devant lautre avant que nous ayons
eu le temps de penser, aussitôt tout se passait comme si
elle et la fillette qui était lobjet de mes
rêves avaient été deux êtres
différents. Par exemple si depuis la veille je portais
dans ma mémoire deux yeux de feu dans des joues pleines et
brillantes, la figure de Gilberte moffrait maintenant avec
insistance quelque chose que précisément je ne
métais pas rappelé, un certain effilement
aigu du nez qui, sassociant instantanément à
dautres traits, prenait limportance de ces
caractères qui en histoire naturelle définissent
une espèce, et la transmuait en une fillette du genre de
celles à museau pointu. Tandis que je
mapprêtais à profiter de cet instant
désiré pour me livrer, sur limage de Gilberte
que javais préparée avant de venir et que je
ne retrouvais plus dans ma tête, à la mise au point
qui me permettrait dans les longues heures où
jétais seul dêtre sûr que
cétait bien elle que je me rappelais, que
cétait bien mon amour pour elle que
jaccroissais peu à peu comme un ouvrage quon
compose, elle me passait une balle; et comme le philosophe
idéaliste dont le corps tient compte du monde
extérieur à la réalité duquel son
intelligence ne croit pas, le même moi qui mavait
fait la saluer avant que je leusse identifiée,
sempressait de me faire saisir la balle quelle me
tendait (comme si elle était une camarade avec qui
jétais venu jouer, et non une âme sur
que jétais venu rejoindre), me faisait lui tenir par
bienséance jusquà lheure où elle
sen allait, mille propos aimables et insignifiants et
mempêchait ainsi, ou de garder le silence pendant
lequel jaurais pu enfin remettre la main sur limage
urgente et égarée, ou de lui dire les paroles qui
pouvaient faire faire à notre amour les progrès
décisifs sur lesquels jétais chaque fois
obligé de ne plus compter que pour
laprès-midi suivante. Il en faisait pourtant
quelques-uns. Un jour que nous étions allés avec
Gilberte jusquà la baraque de notre marchande qui
était particulièrement aimable pour nous,car
cétait chez elle que M. Swann faisait acheter son
pain dépices, et par hygiène, il en
consommait beaucoup, souffrant dun eczéma ethnique
et de la constipation des Prophètes,Gilberte me
montrait en riant deux petits garçons qui étaient
comme le petit coloriste et le petit naturaliste des livres
denfants. Car lun ne voulait pas dun sucre
dorge rouge parce quil préférait le
violet et lautre, les larmes aux yeux, refusait une prune
que voulait lui acheter sa bonne, parce que, finit-il par dire
dune voix passionnée: «Jaime mieux
lautre prune, parce quelle a un ver!»
Jachetai deux billes dun sou. Je regardais avec
admiration, lumineuses et captives dans une sébile
isolée, les billes dagate qui me semblaient
précieuses parce quelles étaient souriantes
et blondes comme des jeunes filles et parce quelles
coûtaient cinquante centimes pièce. Gilberte
à qui on donnait beaucoup plus dargent
quà moi me demanda laquelle je trouvais la plus
belle. Elles avaient la transparence et le fondu de la vie. Je
naurais voulu lui en faire sacrifier aucune. Jaurais
aimé quelle pût les acheter, les
délivrer toutes. Pourtant je lui en désignai une
qui avait la couleur de ses yeux. Gilberte la prit, chercha son
rayon doré, la caressa, paya sa rançon, mais
aussitôt me remit sa captive en me disant: «Tenez,
elle est à vous, je vous la donne, gardez-la comme
souvenir.»
Une autre fois, toujours préoccupé du désir
dentendre la Berma dans une pièce classique, je lui
avais demandé si elle ne possédait pas une brochure
où Bergotte parlait de Racine, et qui ne se trouvait plus
dans le commerce. Elle mavait prié de lui en
rappeler le titre exact, et le soir je lui avais adressé
un petit télégramme en écrivant sur
lenveloppe ce nom de Gilberte Swann que javais tant
de fois tracé sur mes cahiers. Le lendemain elle
mapporta dans un paquet noué de faveurs mauves et
scellé de cire blanche, la brochure quelle avait
fait chercher. «Vous voyez que cest bien ce que vous
mavez demandé, me dit-elle, tirant de son manchon le
télégramme que je lui avais envoyé.»
Mais dans ladresse de ce pneumatique,qui, hier encore
nétait rien, nétait quun petit
bleu que javais écrit, et qui depuis quun
télégraphiste lavait remis au concierge de
Gilberte et quun domestique lavait porté
jusquà sa chambre, était devenu cette chose
sans prix, un des petits bleus quelle avait reçus ce
jour-là,jeus peine à reconnaître
les lignes vaines et solitaires de mon écriture sous les
cercles imprimés quy avait apposés la poste,
sous les inscriptions quy avait ajoutées au crayon
un des facteurs, signes de réalisation effective, cachets
du monde extérieur, violettes ceintures symboliques de la
vie, qui pour la première fois venaient épouser,
maintenir, relever, réjouir mon rêve.
Et il y eut un jour aussi où elle me dit: «Vous
savez, vous pouvez mappeler Gilberte, en tous cas moi, je
vous appellerai par votre nom de baptême. Cest trop
gênant.» Pourtant elle continua encore un moment
à se contenter de me dire «vous» et comme je
le lui faisais remarquer, elle sourit, et composant, construisant
une phrase comme celles qui dans les grammaires
étrangères nont dautre but que de nous
faire employer un mot nouveau, elle la termina par mon petit
nom.
Et me souvenant plus tard de ce que javais senti alors,
jy ai démêlé limpression
davoir été tenu un instant dans sa bouche,
moi-même, nu, sans plus aucune des modalités
sociales qui appartenaient aussi, soit à ses autres
camarades, soit, quand elle disait mon nom de famille, à
mes parents, et dont ses lèvresen leffort
quelle faisait, un peu comme son père, pour
articuler les mots quelle voulait mettre en
valeureurent lair de me dépouiller, de me
dévêtir, comme de sa peau un fruit dont on ne peut
avaler que la pulpe, tandis que son regard, se mettant au
même degré nouveau dintimité que
prenait sa parole, matteignait aussi plus directement, non
sans témoigner la conscience, le plaisir et jusque la
gratitude quil en avait, en se faisant accompagner
dun sourire.
Mais au moment même, je ne pouvais apprécier la valeur de ces plaisirs nouveaux. Ils nétaient pas donnés par la fillette que jaimais, au moi qui laimait, mais par lautre, par celle avec qui je jouais, à cet autre moi qui ne possédait ni le souvenir de la vraie Gilberte, ni le cur indisponible qui seul aurait pu savoir le prix dun bonheur, parce que seul il lavait désiré. Même après être rentré à la maison je ne les goûtais pas, car, chaque jour, la nécessité qui me faisait espérer que le lendemain jaurais la contemplation exacte, calme, heureuse de Gilberte, quelle mavouerait enfin son amour, en mexpliquant pour quelles raisons elle avait dû me le cacher jusquici, cette même nécessité me forçait à tenir le passé pour rien, à ne jamais regarder que devant moi, à considérer les petits avantages quelle mavait donnés non pas en eux-mêmes et comme sils se suffisaient, mais comme des échelons nouveaux où poser le pied, qui allaient me permettre de faire un pas de plus en avant et datteindre enfin le bonheur que je navais pas encore rencontré.
Si elle me donnait parfois de ces marques damitié, elle me faisait aussi de la peine en ayant lair de ne pas avoir de plaisir à me voir, et cela arrivait souvent les jours mêmes sur lesquels javais le plus compté pour réaliser mes espérances. Jétais sûr que Gilberte viendrait aux Champs-Élysées et jéprouvais une allégresse qui me paraissait seulement la vague anticipation dun grand bonheur quand,entrant dès le matin au salon pour embrasser maman déjà toute prête, la tour de ses cheveux noirs entièrement construite, et ses belles mains blanches et potelées sentant encore le savon,javais appris, en voyant une colonne de poussière se tenir debout toute seule au-dessus du piano, et en entendant un orgue de Barbarie jouer sous la fenêtre: «En revenant de la revue», que lhiver recevait jusquau soir la visite inopinée et radieuse dune journée de printemps. Pendant que nous déjeunions, en ouvrant sa croisée, la dame den face avait fait décamper en un clin dil, dà côté de ma chaise,rayant dun seul bond toute la largeur de notre salle à mangerun rayon qui y avait commencé sa sieste et était déjà revenu la continuer linstant daprès. Au collège, à la classe dune heure, le soleil me faisait languir dimpatience et dennui en laissant traîner une lueur dorée jusque sur mon pupitre, comme une invitation à la fête où je ne pourrais arriver avant trois heures, jusquau moment où Françoise venait me chercher à la sortie, et où nous nous acheminions vers les Champs-Élysées par les rues décorées de lumière, encombrées par la foule, et où les balcons, descellés par le soleil et vaporeux, flottaient devant les maisons comme des nuages dor. Hélas! aux Champs-Élysées je ne trouvais pas Gilberte, elle nétait pas encore arrivée. Immobile sur la pelouse nourrie par le soleil invisible qui çà et là faisait flamboyer la pointe dun brin dherbe, et sur laquelle les pigeons qui sy étaient posés avaient lair de sculptures antiques que la pioche du jardinier a ramenées à la surface dun sol auguste, je restais les yeux fixés sur lhorizon, je mattendais à tout moment à voir apparaître limage de Gilberte suivant son institutrice, derrière la statue qui semblait tendre lenfant quelle portait et qui ruisselait de rayons, à la bénédiction du soleil. La vieille lectrice des Débats était assise sur son fauteuil, toujours à la même place, elle interpellait un gardien à qui elle faisait un geste amical de la main en lui criant: «Quel joli temps!» Et la préposée sétant approchée delle pour percevoir le prix du fauteuil, elle faisait mille minauderies en mettant dans louverture de son gant le ticket de dix centimes comme si çavait été un bouquet, pour qui elle cherchait, par amabilité pour le donateur, la place la plus flatteuse possible. Quand elle lavait trouvée, elle faisait exécuter une évolution circulaire à son cou, redressait son boa, et plantait sur la chaisière, en lui montrant le bout de papier jaune qui dépassait sur son poignet, le beau sourire dont une femme, en indiquant son corsage à un jeune homme, lui dit: «Vous reconnaissez vos roses!»
Jemmenais Françoise au-devant de Gilberte
jusquà lArc-de-Triomphe, nous ne la
rencontrions pas, et je revenais vers la pelouse persuadé
quelle ne viendrait plus, quand, devant les chevaux de
bois, la fillette à la voix brève se jetait sur
moi: «Vite, vite, il y a déjà un quart
dheure que Gilberte est arrivée. Elle va repartir
bientôt.
On vous attend pour faire une partie de barres.» Pendant
que je montais lavenue des Champs-Élysées,
Gilberte était venue par la rue Boissy-dAnglas,
Mademoiselle ayant profité du beau temps pour faire des
courses pour elle; et M. Swann allait venir chercher sa
fille.
Aussi cétait ma faute; je naurais pas
dû méloigner de la pelouse; car on ne savait
jamais sûrement par quel côté Gilberte
viendrait, si ce serait plus ou moins tard, et cette attente
finissait par me rendre plus émouvants, non seulement les
Champs-Élysées entiers et toute la durée de
laprès-midi, comme une immense étendue
despace et de temps sur chacun des points et à
chacun des moments de laquelle il était possible
quapparût limage de Gilberte, mais encore cette
image, elle-même, parce que derrière cette image je
sentais se cacher la raison pour laquelle elle
métait décochée en plein cur,
à quatre heures au lieu de deux heures et demie,
surmontée dun chapeau de visite à la place
dun béret de jeu, devant les
«Ambassadeurs» et non entre les deux guignols, je
devinais quelquune de ces occupations où je ne
pouvais suivre Gilberte et qui la forçaient à
sortir ou à rester à la maison, jétais
en contact avec le mystère de sa vie inconnue.
Cétait ce mystère aussi qui me troublait
quand, courant sur lordre de la fillette à la voix
brève pour commencer tout de suite notre partie de barres,
japercevais Gilberte, si vive et brusque avec nous, faisant
une révérence à la dame aux Débats
(qui lui disait: «Quel beau soleil, on dirait du
feu»), lui parlant avec un sourire timide, dun air
compassé qui mévoquait la jeune fille
différente que Gilberte devait être chez ses
parents, avec les amis de ses parents, en visite, dans toute son
autre existence qui méchappait. Mais de cette
existence personne ne me donnait limpression comme M. Swann
qui venait un peu après pour retrouver sa fille.
Cest que lui et Mme Swann,parce que leur fille
habitait chez eux, parce que ses études, ses jeux, ses
amitiés dépendaient deuxcontenaient
pour moi, comme Gilberte, peut-être même plus que
Gilberte, comme il convenait à des lieux tout-puissants
sur elle en qui il aurait eu sa source, un inconnu inaccessible,
un charme douloureux. Tout ce qui les concernait était de
ma part lobjet dune préoccupation si constante
que les jours où, comme ceux-là, M. Swann (que
javais vu si souvent autrefois sans quil
excitât ma curiosité, quand il était
lié avec mes parents) venait chercher Gilberte aux
Champs-Élysées, une fois calmés les
battements de cur quavait excités en moi
lapparition de son chapeau gris et de son manteau à
pèlerine, son aspect mimpressionnait encore comme
celui dun personnage historique sur lequel nous venons de
lire une série douvrages et dont les moindres
particularités nous passionnent. Ses relations avec le
comte de Paris qui, quand jen entendais parler à
Combray, me semblaient indifférentes, prenaient maintenant
pour moi quelque chose de merveilleux, comme si personne
dautre neût jamais connu les Orléans;
elles le faisaient se détacher vivement sur le fond
vulgaire des promeneurs de différentes classes qui
encombraient cette allée des Champs-Elysées, et au
milieu desquels jadmirais quil consentît
à figurer sans réclamer deux
dégards spéciaux, quaucun
dailleurs ne songeait à lui rendre, tant
était profond lincognito dont il était
enveloppé.
Il répondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, même au mien quoiquil fût brouillé avec ma famille, mais sans avoir lair de me connaître. (Cela me rappela quil mavait pourtant vu bien souvent à la campagne; souvenir que javais gardé mais dans lombre, parce que depuis que javais revu Gilberte, pour moi Swann était surtout son père, et non plus le Swann de Combray; comme les idées sur lesquelles jembranchais maintenant son nom étaient différentes des idées dans le réseau desquelles il était autrefois compris et que je nutilisais plus jamais quand javais à penser à lui, il était devenu un personnage nouveau; je le rattachai pourtant par une ligne artificielle secondaire et transversale à notre invité dautrefois; et comme rien navait plus pour moi de prix que dans la mesure où mon amour pouvait en profiter, ce fut avec un mouvement de honte et le regret de ne pouvoir les effacer que je retrouvai les années où, aux yeux de ce même Swann qui était en ce moment devant moi aux Champs-Elysées et à qui heureusement Gilberte navait peut-être pas dit mon nom, je métais si souvent le soir rendu ridicule en envoyant demander à maman de monter dans ma chambre me dire bonsoir, pendant quelle prenait le café avec lui, mon père et mes grands-parents à la table du jardin.) Il disait à Gilberte quil lui permettait de faire une partie, quil pouvait attendre un quart dheure, et sasseyant comme tout le monde sur une chaise de fer payait son ticket de cette main que Philippe VII avait si souvent retenue dans la sienne, tandis que nous commencions à jouer sur la pelouse, faisant envoler les pigeons dont les beaux corps irisés qui ont la forme dun cur et sont comme les lilas du règne des oiseaux, venaient se réfugier comme en des lieux dasile, tel sur le grand vase de pierre à qui son bec en y disparaissant faisait faire le geste et assignait la destination doffrir en abondance les fruits ou les graines quil avait lair dy picorer, tel autre sur le front de la statue, quil semblait surmonter dun de ces objets en émail desquels la polychromie varie dans certaines uvres antiques la monotonie de la pierre et dun attribut qui, quand la déesse le porte, lui vaut une épithète particulière et en fait, comme pour une mortelle un prénom différent, une divinité nouvelle.
Un de ces jours de soleil qui navait pas réalisé mes espérances, je neus pas le courage de cacher ma déception à Gilberte.
Javais justement beaucoup de choses à vous demander, lui dis-je. Je croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitié. Et aussitôt arrivée, vous allez partir! Tâchez de venir demain de bonne heure, que je puisse enfin vous parler.
Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie quelle me répondit:
Demain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas! jai un grand goûter; après-demain non plus, je vais chez une amie pour voir de ses fenêtres larrivée du roi Théodose, ce sera superbe, et le lendemain encore à Michel Strogoff et puis après, cela va être bientôt Noël et les vacances du jour de lAn. Peut-être on va memmener dans le midi. Ce que ce serait chic! quoique cela me fera manquer un arbre de Noël; en tous cas si je reste à Paris, je ne viendrai pas ici car jirai faire des visites avec maman. Adieu, voilà papa qui mappelle.
Je revins avec Françoise par les rues qui étaient encore pavoisées de soleil, comme au soir dune fête qui est finie. Je ne pouvais pas traîner mes jambes.
Ça nest pas étonnant, dit Françoise, ce nest pas un temps de saison, il fait trop chaud. Hélas! mon Dieu, de partout il doit y avoir bien des pauvres malades, cest à croire que là-haut aussi tout se détraque.
Je me redisais en étouffant mes sanglots les mots où Gilberte avait laissé éclater sa joie de ne pas venir de longtemps aux Champs-Élysées. Mais déjà le charme dont, par son simple fonctionnement, se remplissait mon esprit dès quil songeait à elle, la position particulière, unique,fût elle affligeante,où me plaçait inévitablement par rapport à Gilberte, la contrainte interne dun pli mental, avaient commencé à ajouter, même à cette marque dindifférence, quelque chose de romanesque, et au milieu de mes larmes se formait un sourire qui nétait que lébauche timide dun baiser. Et quand vint lheure du courrier, je me dis ce soir-là comme tous les autres: Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me dire enfin quelle na jamais cessé de maimer, et mexpliquera la raison mystérieuse pour laquelle elle a été forcée de me le cacher jusquici, de faire semblant de pouvoir être heureuse sans me voir, la raison pour laquelle elle a pris lapparence de la Gilberte simple camarade.
Tous les soirs je me plaisais à imaginer cette lettre,
je croyais la lire, je men récitais chaque phrase.
Tout dun coup je marrêtais effrayé. Je
comprenais que si je devais recevoir une lettre de Gilberte, ce
ne pourrait pas en tous cas être celle-là puisque
cétait moi qui venais de la composer. Et dès
lors, je mefforçais de détourner ma
pensée des mots que jaurais aimé quelle
mécrivît, par peur en les
énonçant, dexclure justement
ceux-là,les plus chers, les plus
désirés, du champ des réalisations
possibles. Même si par une invraisemblable
coïncidence, ceût été justement la
lettre que javais inventée que de son
côté meût adressée Gilberte, y
reconnaissant mon uvre je neusse pas eu
limpression de recevoir quelque chose qui ne vînt pas
de moi, quelque chose de réel, de nouveau, un bonheur
extérieur à mon esprit, indépendant de ma
volonté, vraiment donné par lamour.
Il disait enfin, lordre nouveau dessiné par louvrière invisible, que si nous pouvons désirer que les actions dune personne qui nous a peinés jusquici naient pas été sincères, il y a dans leur suite une clarté contre quoi notre désir ne peut rien et à laquelle, plutôt quà lui, nous devons demander quelles seront ses actions de demain.
Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait; elles le persuadaient que le lendemain ne serait pas différent de ce quavaient été tous les autres jours; que le sentiment de Gilberte pour moi, trop ancien déjà pour pouvoir changer, cétait lindifférence; que dans mon amitié avec Gilberte, cest moi seul qui aimais. «Cest vrai, répondait mon amour, il ny a plus rien à faire de cette amitié-là, elle ne changera pas.» Alors dès le lendemain (ou attendant une fête sil y en avait une prochaine, un anniversaire, le nouvel an peut-être, un de ces jours qui ne sont pas pareils aux autres, où le temps recommence sur de nouveaux frais en rejetant lhéritage du passé, en nacceptant pas le legs de ses tristesses) je demandais à Gilberte de renoncer à notre amitié ancienne et de jeter les bases dune nouvelle amitié.
Javais toujours à portée de ma main un plan de Paris qui, parce quon pouvait y distinguer la rue où habitaient M. et Mme Swann, me semblait contenir un trésor. Et par plaisir, par une sorte de fidélité chevaleresque aussi, à propos de nimporte quoi, je disais le nom de cette rue, si bien que mon père me demandait, nétant pas comme ma mère et ma grandmère au courant de mon amour:
Mais pourquoi parles-tu tout le temps de cette rue, elle na rien dextraordinaire, elle est très agréable à habiter parce quelle est à deux pas du Bois, mais il y en a dix autres dans le même cas.
Je marrangeais à tout propos à faire
prononcer à mes parents le nom de Swann: certes je me le
répétais mentalement sans cesse: mais javais
besoin aussi dentendre sa sonorité délicieuse
et de me faire jouer cette musique dont la lecture muette ne me
suffisait pas. Ce nom de Swann dailleurs que je connaissais
depuis si longtemps, était maintenant pour moi, ainsi
quil arrive à certains aphasiques à
légard des mots les plus usuels, un nom nouveau. Il
était toujours présent à ma pensée et
pourtant elle ne pouvait pas shabituer à lui.
Je le décomposais, je lépelais, son
orthographe était pour moi une surprise. Et en même
temps que dêtre familier, il avait cessé de me
paraître innocent. Les joies que je prenais à
lentendre, je les croyais si coupables, quil me
semblait quon devinait ma pensée et quon
changeait la conversation si je cherchais à ly
amener. Je me rabattais sur les sujets qui touchaient encore
à Gilberte, je rabâchais sans fin les mêmes
paroles, et javais beau savoir que ce nétait
que des paroles,des paroles prononcées loin
delle, quelle nentendait pas, des paroles sans
vertu qui répétaient ce qui était, mais ne
le pouvaient modifier,pourtant il me semblait
quà force de manier, de brasser ainsi tout ce qui
avoisinait Gilberte jen ferais peut-être sortir
quelque chose dheureux. Je redisais à mes parents
que Gilberte aimait bien son institutrice, comme si cette
proposition énoncée pour la centième fois
allait avoir enfin pour effet de faire brusquement entrer
Gilberte venant à tout jamais vivre avec nous. Je
reprenais léloge de la vieille dame qui lisait les
Débats (javais insinué à mes parents
que cétait une ambassadrice ou peut-être une
altesse) et je continuais à célébrer sa
beauté, sa magnificence, sa noblesse, jusquau jour
où je dis que daprès le nom quavait
prononcé Gilberte elle devait sappeler Mme
Blatin.
Oh! mais je vois ce que cest, sécria
ma mère tandis que je me sentais rougir de honte. A la
garde! A la garde! comme aurait dit ton pauvre grand-père.
Et cest elle que tu trouves belle! Mais elle est horrible
et elle la toujours été. Cest la veuve
dun huissier. Tu ne te rappelles pas quand tu étais
enfant les manèges que je faisais pour
léviter à la leçon de gymnastique
où, sans me connaître, elle voulait venir me parler
sous prétexte de me dire que tu étais «trop
beau pour un garçon». Elle a toujours eu la rage de
connaître du monde et il faut bien quelle soit une
espèce de folle comme jai toujours pensé, si
elle connaît vraiment Mme Swann. Car si elle était
dun milieu fort commun, au moins il ny a jamais rien
eu que je sache à dire sur elle.
Mais il fallait toujours quelle se fasse des relations.
Elle est horrible, affreusement vulgaire, et avec cela faiseuse
dembarras.»
Quant à Swann, pour tâcher de lui ressembler, je passais tout mon temps à table, à me tirer sur le nez et à me frotter les yeux. Mon père disait: «cet enfant est idiot, il deviendra affreux.» Jaurais surtout voulu être aussi chauve que Swann. Il me semblait un être si extraordinaire que je trouvais merveilleux que des personnes que je fréquentais le connussent aussi et que dans les hasards dune journée quelconque on pût être amené à le rencontrer. Et une fois, ma mère, en train de nous raconter comme chaque soir à dîner, les courses quelle avait faites dans laprès-midi, rien quen disant: «A ce propos, devinez qui jai rencontré aux Trois Quartiers, au rayon des parapluies: Swann», fit éclore au milieu de son récit, fort aride pour moi, une fleur mystérieuse. Quelle mélancolique volupté, dapprendre que cet après-midi-là, profilant dans la foule sa forme surnaturelle, Swann avait été acheter un parapluie. Au milieu des événements grands et minimes, également indifférents, celui-là éveillait en moi ces vibrations particulières dont était perpétuellement ému mon amour pour Gilberte. Mon père disait que je ne mintéressais à rien parce que je nécoutais pas quand on parlait des conséquences politiques que pouvait avoir la visite du roi Théodose, en ce moment lhôte de la France et, prétendait-on, son allié. Mais combien en revanche, javais envie de savoir si Swann avait son manteau à pèlerine!
Est-ce que vous vous êtes dit bonjour? demandai-je.
Mais naturellement, répondit ma mère qui avait toujours lair de craindre que si elle eût avoué que nous étions en froid avec Swann, on eût cherché à les réconcilier plus quelle ne souhaitait, à cause de Mme Swann quelle ne voulait pas connaître. «Cest lui qui est venu me saluer, je ne le voyais pas.
Mais alors, vous nêtes pas brouillés?
Brouillés? mais pourquoi veux-tu que nous soyons brouillés», répondit-elle vivement comme si javais attenté à la fiction de ses bons rapports avec Swann et essayé de travailler à un «rapprochement».
Il pourrait ten vouloir de ne plus linviter.
On nest pas obligé dinviter tout le
monde; est-ce quil minvite?
Je ne connais pas sa femme.
Mais il venait bien à Combray.
Eh bien oui! il venait à Combray, et puis à Paris il a autre chose à faire et moi aussi. Mais je tassure que nous navions pas du tout lair de deux personnes brouillées. Nous sommes restés un moment ensemble parce quon ne lui apportait pas son paquet. Il ma demandé de tes nouvelles, il ma dit que tu jouais avec sa fille, ajouta ma mère, mémerveillant du prodige que jexistasse dans lesprit de Swann, bien plus, que ce fût dune façon assez complète, pour que, quand je tremblais damour devant lui aux Champs-Élysées, il sût mon nom, qui était ma mère, et pût amalgamer autour de ma qualité de camarade de sa fille quelques renseignements sur mes grands-parents, leur famille, lendroit que nous habitions, certaines particularités de notre vie dautrefois, peut-être même inconnues de moi. Mais ma mère ne paraissait pas avoir trouvé un charme particulier à ce rayon des Trois Quartiers où elle avait représenté pour Swann, au moment où il lavait vue, une personne définie avec qui il avait des souvenirs communs qui avaient motivé chez lui le mouvement de sapprocher delle, le geste de la saluer.
Ni elle dailleurs ni mon père ne semblaient non plus trouver à parler des grands-parents de Swann, du titre dagent de change honoraire, un plaisir qui passât tous les autres. Mon imagination avait isolé et consacré dans le Paris social une certaine famille comme elle avait fait dans le Paris de pierre pour une certaine maison dont elle avait sculpté la porte cochère et rendu précieuses les fenêtres. Mais ces ornements, jétais seul à les voir. De même que mon père et ma mère trouvaient la maison quhabitait Swann pareille aux autres maisons construites en même temps dans le quartier du Bois, de même la famille de Swann leur semblait du même genre que beaucoup dautres familles dagents de change. Ils la jugeaient plus ou moins favorablement selon le degré où elle avait participé à des mérites communs au reste de lunivers et ne lui trouvaient rien dunique. Ce quau contraire ils y appréciaient, ils le rencontraient à un degré égal, ou plus élevé, ailleurs. Aussi après avoir trouvé la maison bien située, ils parlaient dune autre qui létait mieux, mais qui navait rien à voir avec Gilberte, ou de financiers dun cran supérieur à son grand-père; et sils avaient eu lair un moment dêtre du même avis que moi, cétait par un malentendu qui ne tardait pas à se dissiper. Cest que, pour percevoir dans tout ce qui entourait Gilberte, une qualité inconnue analogue dans le monde des émotions à ce que peut être dans celui des couleurs linfra-rouge, mes parents étaient dépourvus de ce sens supplémentaire et momentané dont mavait doté lamour.
Les jours où Gilberte mavait annoncé quelle ne devait pas venir aux Champs-Elysées, je tâchais de faire des promenades qui me rapprochassent un peu delle. Parfois jemmenais Françoise en pèlerinage devant la maison quhabitaient les Swann. Je lui faisais répéter sans fin ce que, par linstitutrice, elle avait appris relativement à Mme Swann. «Il paraît quelle a bien confiance à des médailles. Jamais elle ne partira en voyage si elle a entendu la chouette, ou bien comme un tic-tac dhorloge dans le mur, ou si elle a vu un chat à minuit, ou si le bois dun meuble, il a craqué. Ah! cest une personne très croyante!» Jétais si amoureux de Gilberte que si sur le chemin japercevais leur vieux maître dhôtel promenant un chien, lémotion mobligeait à marrêter, jattachais sur ses favoris blancs des regards pleins de passion. Françoise me disait:
Quest-ce que vous avez?
Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur porte cochère où un concierge différent de tout concierge, et pénétré jusque dans les galons de sa livrée du même charme douloureux que javais ressenti dans le nom de Gilberte, avait lair de savoir que jétais de ceux à qui une indignité originelle interdirait toujours de pénétrer dans la vie mystérieuse quil était chargé de garder et sur laquelle les fenêtres de lentre-sol paraissaient conscientes dêtre refermées, ressemblant beaucoup moins entre la noble retombée de leurs rideaux de mousseline à nimporte quelles autres fenêtres, quaux regards de Gilberte. Dautres fois nous allions sur les boulevards et je me postais à lentrée de la rue Duphot; on mavait dit quon pouvait souvent y voir passer Swann se rendant chez son dentiste; et mon imagination différenciait tellement le père de Gilberte du reste de lhumanité, sa présence au milieu du monde réel y introduisait tant de merveilleux, que, avant même darriver à la Madeleine, jétais ému à la pensée dapprocher dune rue où pouvait se produire inopinément lapparition surnaturelle.
Mais le plus souvent,quand je ne devais pas voir
Gilbertecomme javais appris que Mme Swann se
promenait presque chaque jour dans lallée «des
Acacias», autour du grand Lac, et dans lallée
de la «Reine Marguerite», je dirigeais
Françoise du côté du bois de Boulogne. Il
était pour moi comme ces jardins zoologiques où
lon voit rassemblés des flores diverses et des
paysages opposés; où, après une colline on
trouve une grotte, un pré, des rochers, une
rivière, une fosse, une colline, un marais, mais où
lon sait quils ne sont là que pour fournir aux
ébats de lhippopotame, des zèbres, des
crocodiles, des lapins russes, des ours et du héron, un
milieu approprié ou un cadre pittoresque; lui, le Bois,
complexe aussi, réunissant des petits mondes divers et
clos,faisant succéder quelque ferme plantée
darbres rouges, de chênes dAmérique,
comme une exploitation agricole dans la Virginie, à une
sapinière au bord du lac, ou à une futaie
doù surgit tout à coup dans sa souple
fourrure, avec les beaux yeux dune bête, quelque
promeneuse rapide,il était le Jardin des femmes;
et,comme lallée de Myrtes de
lEnéide,plantée pour elles
darbres dune seule essence, lallée des
Acacias était fréquentée par les
Beautés célèbres. Comme, de loin, la
culmination du rocher doù elle se jette dans
leau, transporte de joie les enfants qui savent quils
vont voir lotarie, bien avant darriver à
lallée des Acacias, leur parfum qui, irradiant
alentour, faisait sentir de loin lapproche et la
singularité dune puissante et molle
individualité végétale; puis, quand je me
rapprochais, le faîte aperçu de leur frondaison
légère et mièvre, dune
élégance facile, dune coupe coquette et
dun mince tissu, sur laquelle des centaines de fleurs
sétaient abattues comme des colonies ailées
et vibratiles de parasites précieux; enfin
jusquà leur nom féminin,
désuvré et doux, me faisaient battre le
cur mais dun désir mondain, comme ces valses
qui ne nous évoquent plus que le nom des belles
invitées que lhuissier annonce à
lentrée dun bal. On mavait dit que je
verrais dans lallée certaines
élégantes que, bien quelles neussent
pas toutes été épousées, lon
citait habituellement à côté de Mme Swann,
mais le plus souvent sous leur nom de guerre; leur nouveau nom,
quand il y en avait un, nétait quune sorte
dincognito que ceux qui voulaient parler delles
avaient soin de lever pour se faire comprendre. Pensant que le
Beaudans lordre des élégances
fémininesétait régi par des lois
occultes à la connaissance desquelles elles avaient
été initiées, et quelles avaient le
pouvoir de le réaliser, jacceptais davance
comme une révélation lapparition de leur
toilette, de leur attelage, de mille détails au sein
desquels je mettais ma croyance comme une âme
intérieure qui donnait la cohésion dun
chef-duvre à cet ensemble
éphémère et mouvant. Mais cest Mme
Swann que je voulais voir, et jattendais quelle
passât, ému comme si çavait
été Gilberte, dont les parents,
imprégnés comme tout ce qui lentourait, de
son charme, excitaient en moi autant damour quelle,
même un trouble plus douloureux (parce que leur point de
contact avec elle était cette partie intestine de sa vie
qui métait interdite), et enfin (car je sus
bientôt, comme on le verra, quils naimaient pas
que je jouasse avec elle), ce sentiment de
vénération que nous vouons toujours à ceux
qui exercent sans frein la puissance de nous faire du mal.
Ceux même qui ne la connaissaient pas étaient avertis par quelque chose de singulier et dexcessifou peut-être par une radiation télépathique comme celles qui déchaînaient des applaudissements dans la foule ignorante aux moments où la Berma était sublime,que ce devait être quelque personne connue. Ils se demandaient: «Qui est-ce?», interrogeaient quelquefois un passant, ou se promettaient de se rappeler la toilette comme un point de repère pour des amis plus instruits qui les renseigneraient aussitôt. Dautres promeneurs, sarrêtant à demi, disaient:
«Vous savez qui cest? Mme Swann! Cela ne vous dit rien? Odette de Crécy?»
«Odette de Crécy? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes... Mais savez-vous quelle ne doit plus être de la première jeunesse! Je me rappelle que jai couché avec elle le jour de la démission de Mac-Mahon.»
«Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est maintenant Mme Swann, la femme dun monsieur du Jockey, ami du prince de Galles. Elle est du reste encore superbe.»
«Oui, mais si vous laviez connue à ce moment-là, ce quelle était jolie! Elle habitait un petit hôtel très étrange avec des chinoiseries. Je me rappelle que nous étions embêtés par le bruit des crieurs de journaux, elle a fini par me faire lever.»
Sans entendre les réflexions, je percevais autour
delle le murmure indistinct de la
célébrité. Mon cur battait
dimpatience quand je pensais quil allait se passer un
instant encore avant que tous ces gens, au milieu desquels je
remarquais avec désolation que nétait pas un
banquier mulâtre par lequel je me sentais
méprisé, vissent le jeune homme inconnu auquel ils
ne prêtaient aucune attention, saluer (sans la
connaître, à vrai dire, mais je my croyais
autorisé parce que mes parents connaissaient son mari et
que jétais le camarade de sa fille), cette femme
dont la réputation de beauté, dinconduite et
délégance était universelle. Mais
déjà jétais tout près de Mme
Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si
étendu, si prolongé, quelle ne pouvait
sempêcher de sourire. Des gens riaient.
Quant à elle, elle ne mavait jamais vu avec
Gilberte, elle ne savait pas mon nom, mais jétais
pour ellecomme un des gardes du Bois, ou le batelier ou les
canards du lac à qui elle jetait du painun des
personnages secondaires, familiers, anonymes, aussi
dénués de caractères individuels quun
«emploi de théâtre», de ses promenades
au bois. Certains jours où je ne lavais pas vue
allée des Acacias, il marrivait de la rencontrer
dans lallée de la Reine-Marguerite où vont
les femmes qui cherchent à être seules, ou à
avoir lair de chercher à lêtre; elle ne
le restait pas longtemps, bientôt rejointe par quelque ami,
souvent coiffé dun «tube» gris, que je
ne connaissais pas et qui causait longuement avec elle, tandis
que leurs deux voitures suivaient.
Cette complexité du bois de Boulogne qui en fait un
lieu factice et, dans le sens zoologique ou mythologique du mot,
un Jardin, je lai retrouvée cette année comme
je le traversais pour aller à Trianon, un des premiers
matins de ce mois de novembre où, à Paris, dans les
maisons, la proximité et la privation du spectacle de
lautomne qui sachève si vite sans quon y
assiste, donnent une nostalgie, une véritable
fièvre des feuilles mortes qui peut aller
jusquà empêcher de dormir. Dans ma chambre
fermée, elles sinterposaient depuis un mois,
évoquées par mon désir de les voir, entre ma
pensée et nimporte quel objet auquel je
mappliquais, et tourbillonnaient comme ces taches jaunes
qui parfois, quoi que nous regardions, dansent devant nos yeux.
Et ce matin-là, nentendant plus la pluie tomber
comme les jours précédents, voyant le beau temps
sourire aux coins des rideaux fermés comme aux coins
dune bouche close qui laisse échapper le secret de
son bonheur, javais senti que ces feuilles jaunes, je
pourrais les regarder traversées par la lumière,
dans leur suprême beauté; et ne pouvant pas
davantage me tenir daller voir des arbres
quautrefois, quand le vent soufflait trop fort dans ma
cheminée, de partir pour le bord de la mer,
jétais sorti pour aller à Trianon, en passant
par le bois de Boulogne. Cétait lheure et
cétait la saison où le Bois semble
peut-être le plus multiple, non seulement parce quil
est plus subdivisé, mais encore parce quil
lest autrement.
Même dans les parties découvertes où
lon embrasse un grand espace, çà et
là, en face des sombres masses lointaines des arbres qui
navaient pas de feuilles ou qui avaient encore leurs
feuilles de lété, un double rang de
marronniers orangés semblait, comme dans un tableau
à peine commencé, avoir seul encore
été peint par le décorateur qui
naurait pas mis de couleur sur le reste, et tendait son
allée en pleine lumière pour la promenade
épisodique de personnages qui ne seraient ajoutés
que plus tard.
Plus loin, là où toutes leurs feuilles vertes
couvraient les arbres, un seul, petit, trapu,
étêté et têtu, secouait au vent une
vilaine chevelure rouge. Ailleurs encore cétait le
premier éveil de ce mois de mai des feuilles, et celles
dun empelopsis merveilleux et souriant, comme une
épine rose de lhiver, depuis le matin même
étaient tout en fleur. Et le Bois avait laspect
provisoire et factice dune pépinière ou
dun parc, où soit dans un intérêt
botanique, soit pour la préparation dune fête,
on vient dinstaller, au milieu des arbres de sorte commune
qui nont pas encore été
déplantés, deux ou trois espèces
précieuses aux feuillages fantastiques et qui semblent
autour deux réserver du vide, donner de lair,
faire de la clarté.
Ainsi cétait la saison où le Bois de
Boulogne trahit le plus dessences diverses et juxtapose le
plus de parties distinctes en un assemblage composite. Et
cétait aussi lheure. Dans les endroits
où les arbres gardaient encore leurs feuilles, ils
semblaient subir une altération de leur matière
à partir du point où ils étaient
touchés par la lumière du soleil, presque
horizontale le matin comme elle le redeviendrait quelques heures
plus tard au moment où dans le crépuscule
commençant, elle sallume comme une lampe, projette
à distance sur le feuillage un reflet artificiel et chaud,
et fait flamber les suprêmes feuilles dun arbre qui
reste le candélabre incombustible et terne de son
faîte incendié. Ici, elle épaississait comme
des briques, et, comme une jaune maçonnerie persane
à dessins bleus, cimentait grossièrement contre le
ciel les feuilles des marronniers, là au contraire les
détachait de lui, vers qui elles crispaient leurs doigts
dor. A mi-hauteur dun arbre habillé de vigne
vierge, elle greffait et faisait épanouir, impossible
à discerner nettement dans léblouissement, un
immense bouquet comme de fleurs rouges, peut-être une
variété dillet. Les différentes
parties du Bois, mieux confondues lété dans
lépaisseur et la monotonie des verdures se
trouvaient dégagées. Des espaces plus
éclaircis laissaient voir lentrée de presque
toutes, ou bien un feuillage somptueux la désignait comme
une oriflamme. On distinguait, comme sur une carte en couleur,
Armenonville, le Pré Catelan, Madrid, le Champ de courses,
les bords du Lac. Par moments apparaissait quelque construction
inutile, une fausse grotte, un moulin à qui les arbres en
sécartant faisaient place ou quune pelouse
portait en avant sur sa moelleuse plateforme. On sentait que le
Bois nétait pas quun bois, quil
répondait à une destination étrangère
à la vie de ses arbres, lexaltation que
jéprouvais nétait pas causée que
par ladmiration de lautomne, mais par un
désir. Grande source dune joie que lâme
ressent dabord sans en reconnaître la cause, sans
comprendre que rien au dehors ne la motive. Ainsi regardais-je
les arbres avec une tendresse insatisfaite qui les
dépassait et se portait à mon insu vers ce
chef-duvre des belles promeneuses quils
enferment chaque jour pendant quelques heures. Jallais vers
lallée des Acacias. Je traversais des futaies
où la lumière du matin qui leur imposait des
divisions nouvelles, émondait les arbres, mariait ensemble
les tiges diverses et composait des bouquets. Elle attirait
adroitement à elle deux arbres; saidant du ciseau
puissant du rayon et de lombre, elle retranchait à
chacun une moitié de son tronc et de ses branches, et,
tressant ensemble les deux moitiés qui restaient, en
faisait soit un seul pilier dombre, que délimitait
lensoleillement dalentour, soit un seul fantôme
de clarté dont un réseau dombre noire cernait
le factice et tremblant contour. Quand un rayon de soleil dorait
les plus hautes branches, elles semblaient, trempées
dune humidité étincelante, émerger
seules de latmosphère liquide et couleur
démeraude où la futaie tout entière
était plongée comme sous la mer.
Car les arbres continuaient à vivre de leur vie propre et
quand ils navaient plus de feuilles, elle brillait mieux
sur le fourreau de velours vert qui enveloppait leurs troncs ou
dans lémail blanc des sphères de gui qui
étaient semées au faîte des peupliers, rondes
comme le soleil et la lune dans la Création de
Michel-Ange. Mais forcés depuis tant dannées
par une sorte de greffe à vivre en commun avec la femme,
ils mévoquaient la dryade, la belle mondaine rapide
et colorée quau passage ils couvrent de leurs
branches et obligent à ressentir comme eux la puissance de
la saison; ils me rappelaient le temps heureux de ma croyante
jeunesse, quand je venais avidement aux lieux où des
chefs-duvre délégance
féminine se réaliseraient pour quelques instants
entre les feuillages inconscients et complices. Mais la
beauté que faisaient désirer les sapins et les
acacias du bois de Boulogne, plus troublants en cela que les
marronniers et les lilas de Trianon que jallais voir,
nétait pas fixée en dehors de moi dans les
souvenirs dune époque historique, dans des
uvres dart, dans un petit temple à
lamour au pied duquel samoncellent les feuilles
palmées dor. Je rejoignis les bords du Lac,
jallai jusquau Tir aux pigeons. Lidée de
perfection que je portais en moi, je lavais
prêtée alors à la hauteur dune
victoria, à la maigreur de ces chevaux furieux et
légers comme des guêpes, les yeux injectés de
sang comme les cruels chevaux de Diomède, et que
maintenant, pris dun désir de revoir ce que
javais aimé, aussi ardent que celui qui me poussait
bien des années auparavant dans ces mêmes chemins,
je voulais avoir de nouveau sous les yeux au moment où
lénorme cocher de Mme Swann, surveillé par un
petit groom gros comme le poing et aussi enfantin que saint
Georges, essayait de maîtriser leurs ailes dacier qui
se débattaient effarouchées et palpitantes.
Hélas! il ny avait plus que des automobiles
conduites par des mécaniciens moustachus
quaccompagnaient de grands valets de pied. Je voulais tenir
sous les yeux de mon corps pour savoir sils étaient
aussi charmants que les voyaient les yeux de ma mémoire,
de petits chapeaux de femmes si bas quils semblaient une
simple couronne. Tous maintenant étaient immenses,
couverts de fruits et de fleurs et doiseaux variés.
Au lieu des belles robes dans lesquelles Mme Swann avait
lair dune reine, des tuniques gréco-saxonnes
relevaient avec les plis des Tanagra, et quelquefois dans le
style du Directoire, des chiffrons liberty semés de fleurs
comme un papier peint. Sur la tête des messieurs qui
auraient pu se promener avec Mme Swann dans lallée
de la Reine-Marguerite, je ne trouvais pas le chapeau gris
dautrefois, ni même un autre. Ils sortaient
nu-tête. Et toutes ces parties nouvelles du spectacle, je
navais plus de croyance à y introduire pour leur
donner la consistance, lunité, lexistence;
elles passaient éparses devant moi, au hasard, sans
vérité, ne contenant en elles aucune beauté
que mes yeux eussent pu essayer comme autrefois de composer.
Cétaient des femmes quelconques, en
lélégance desquelles je navais aucune
foi et dont les toilettes me semblaient sans importance. Mais
quand disparaît une croyance, il lui survitet de plus
en plus vivace pour masquer le manque de la puissance que nous
avons perdue de donner de la réalité à des
choses nouvellesun attachement fétichiste aux
anciennes quelle avait animées, comme si
cétait en elles et non en nous que le divin
résidait et si notre incrédulité actuelle
avait une cause contingente, la mort des Dieux.
Quelle horreur! me disais-je: peut-on trouver ces automobiles
élégantes comme étaient les anciens
attelages? je suis sans doute déjà trop
vieuxmais je ne suis pas fait pour un monde où les
femmes sentravent dans des robes qui ne sont pas même
en étoffe. A quoi bon venir sous ces arbres, si rien
nest plus de ce qui sassemblait sous ces
délicats feuillages rougissants, si la vulgarité et
la folie ont remplacé ce quils encadraient
dexquis. Quelle horreur! Ma consolation cest de
penser aux femmes que jai connues, aujourdhui
quil ny a plus délégance. Mais
comment des gens qui contemplent ces horribles créatures
sous leurs chapeaux couverts dune volière ou
dun potager, pourraient-ils même sentir ce quil
y avait de charmant à voir Mme Swann coiffée
dune simple capote mauve ou dun petit chapeau que
dépassait une seule fleur diris toute droite.
Aurais-je même pu leur faire comprendre
lémotion que jéprouvais par les matins
dhiver à rencontrer Mme Swann à pied, en
paletot de loutre, coiffée dun simple béret
que dépassaient deux couteaux de plumes de perdrix, mais
autour de laquelle la tiédeur factice de son appartement
était évoquée, rien que par le bouquet de
violettes qui sécrasait à son corsage et dont
le fleurissement vivant et bleu en face du ciel gris, de
lair glacé, des arbres aux branches nues, avait le
même charme de ne prendre la saison et le temps que comme
un cadre, et de vivre dans une atmosphère humaine, dans
latmosphère de cette femme, quavaient dans les
vases et les jardinières de son salon, près du feu
allumé, devant le canapé de soie, les fleurs qui
regardaient par la fenêtre close la neige tomber?
Dailleurs il ne meût pas suffi que les
toilettes fussent les mêmes quen ces
années-là. A cause de la solidarité
quont entre elles les différentes parties dun
souvenir et que notre mémoire maintient
équilibrées dans un assemblage où il ne nous
est pas permis de rien distraire, ni refuser, jaurais voulu
pouvoir aller finir la journée chez une de ces femmes,
devant une tasse de thé, dans un appartement aux murs
peints de couleurs sombres, comme était encore celui de
Mme Swann (lannée daprès celle
où se termine la première partie de ce
récit) et où luiraient les feux orangés, la
rouge combustion, la flamme rose et blanche des
chrysanthèmes dans le crépuscule de novembre
pendant des instants pareils à ceux où (comme on le
verra plus tard) je navais pas su découvrir les
plaisirs que je désirais. Mais maintenant, même ne
me conduisant à rien, ces instants me semblaient avoir eu
eux-mêmes assez de charme. Je voudrais les retrouver tels
que je me les rappelais.
Hélas! il ny avait plus que des appartements Louis
XVI tout blancs, émaillés dhortensias bleus.
Dailleurs, on ne revenait plus à Paris que
très tard. Mme Swann meût répondu
dun château quelle ne rentrerait quen
février, bien après le temps des
chrysanthèmes, si je lui avais demandé de
reconstituer pour moi les éléments de ce souvenir
que je sentais attaché à une année
lointaine, à un millésime vers lequel il ne
métait pas permis de remonter, les
éléments de ce désir devenu lui-même
inaccessible comme le plaisir quil avait jadis vainement
poursuivi. Et il meût fallu aussi que ce fussent les
mêmes femmes, celles dont la toilette
mintéressait parce que, au temps où je
croyais encore, mon imagination les avait individualisées
et les avait pourvues dune légende. Hélas!
dans lavenue des Acaciaslallée de
Myrtesjen revis quelques-unes, vieilles, et qui
nétaient plus que les ombres terribles de ce
quelles avaient été, errant, cherchant
désespérément on ne sait quoi dans les
bosquets virgiliens. Elles avaient fui depuis longtemps que
jétais encore à interroger vainement les
chemins désertés. Le soleil sétait
caché. La nature recommençait à
régner sur le Bois doù sétait
envolée lidée quil était le
Jardin élyséen de la Femme; au-dessus du moulin
factice le vrai ciel était gris; le vent ridait le Grand
Lac de petites vaguelettes, comme un lac; de gros oiseaux
parcouraient rapidement le Bois, comme un bois, et poussant des
cris aigus se posaient lun après lautre sur
les grands chênes qui sous leur couronne druidique et avec
une majesté dodonéenne semblaient proclamer le vide
inhumain de la forêt désaffectée, et
maidaient à mieux comprendre la contradiction que
cest de chercher dans la réalité les tableaux
de la mémoire, auxquels manquerait toujours le charme qui
leur vient de la mémoire même et de
nêtre pas perçus par les sens. La
réalité que javais connue nexistait
plus. Il suffisait que Mme Swann narrivât pas toute
pareille au même moment, pour que lAvenue fût
autre. Les lieux que nous avons connus nappartiennent pas
quau monde de lespace où nous les situons pour
plus de facilité. Ils nétaient quune
mince tranche au milieu dimpressions contiguës qui
formaient notre vie dalors; le souvenir dune certaine
image nest que le regret dun certain instant; et les
maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas,
comme les années.
End of Project Gutenberg's Du cote de chez Swann, Part 3, by Marcel Proust *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DU COTE DE CHEZ SWANN, PART 3 *** This file should be named 8swn310h.htm or 8swn310h.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8swn311h.htm VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8swn310ah.htm HTML conversion by Walter Debeuf of the etext produced by Sue Asscher Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. 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This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: Project Gutenberg Literary Archive Foundation PMB 113 1739 University Ave. Oxford, MS 38655-4109 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN [Employee Identification Number] 64-622154. Donations are tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund-raising will begin in the additional states. We need your donations more than ever! You can get up to date donation information online at: http://www.gutenberg.net/donation.html *** If you can't reach Project Gutenberg, you can always email directly to: Michael S. Hart hart@pobox.com Prof. Hart will answer or forward your message. We would prefer to send you information by email. **The Legal Small Print** (Three Pages) ***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart through the Project Gutenberg Association (the "Project"). Among other things, this means that no one owns a United States copyright on or for this work, so the Project (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth below, apply if you wish to copy and distribute this eBook under the "PROJECT GUTENBERG" trademark. Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market any commercial products without permission. To create these eBooks, the Project expends considerable efforts to identify, transcribe and proofread public domain works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any medium they may be on may contain "Defects". 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