Project Gutenberg's L'esclave religieux et ses avantures, by Antoine Quartier This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: L'esclave religieux et ses avantures Author: Antoine Quartier Release Date: August 25, 2008 [EBook #26432] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ESCLAVE RELIGIEUX *** Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) L'ESCLAVE RELIGIEUX, ET SES AVANTURES. A PARIS, Chez DANIEL HORTEMELS, ruë S. Jacques, au Mécenas. M. DC. XC. _Avec Privilege du Roy._ A MADAME LA MARQUISE DE L'HOPITAL. MADAME, _Je n'aurois pas osé vous dédier la Relation de mon Esclavage, si les témoignages que j'ay receus de vos bontez ne m'en avoient inspiré la hardiesse; J'ay crû aussi que je ne pouvois mieux vous en marquer ma reconnoissance qu'en vous offrant le seul bien dont mon estat me laisse la disposition, & que la peinture des miseres des Captifs devoit estre presentée à une personne qui s'interesse si chrétiennement à leur liberté. C'est icy, MADAME, où vostre solide pieté & vostre humeur bien faisante, me fourniroient une ample matiere d'Eloge, si vostre modestie ne s'opposoit à mon zele; mais quelque silence qu'elle m'inpose, je ne sçaurois oublier que vous estes la digne Epouse d'un mary dont la naissance & le merite, sont également recommandables; Les grands Employs dans lesquels la Maison de l'Hopital a servy la France, la font considerer avec la distinction du monde la plus glorieuse, & le Gouvernement dont le Roy vient d'honnorer Monsieur le Marquis vostre Epoux, est une preuve certaine de son merite; ce qui fait esperer qu'il succédera aux honneurs de ses Ancestres, dont il possede la vertu. Si je ne puis contribuer à sa gloire, souffrez du moins que je fasse des voeux dans l'Auguste Sacrifice de nos Autels, pour sa conservation & pour la vôtre, & que je me dise avec respect,_ _MADAME,_ Vostre tres humble & tres-obeïssant serviteur, F. A. Q. AVERTISSEMENT. Ce n'est ny le desir d'écrire, ny l'ambition de faire connoistre mon nom, qui me fait donner au publicq cét Ouvrage, que j'ay intitulé l'Esclave Religieux, parce que ce fut dans les fers que je formay la resolution de renoncer au monde. Je n'ay point d'autre dessein que d'exciter les Chrétiens au soulagement des Captifs, en exposant à leurs yeux le fidele Tableau de leurs miseres. Je puis dire avec verité, qu'encore que j'aye extrêmement souffert durant huit années d'Esclavage, ma plus grande peine a toûjours esté d'en voir beaucoup d'autres plus malheureux que moy, soit qu'ils n'eussent pas la mesme force pour supporter leurs maux, soit que le Ciel ne leur accordât pas le secours dont il m'a favorisé de temps en temps; puisque ce n'est point parmy les Chrétiens détenus en Barbarie, que le proverbe à lieu, que la consolation d'un malheureux est d'en voir de plus miserables que luy. Comme la porte de la liberté est ouverte à tous ceux qui renoncent à leur Religion, il ne reste dans les fers que ceux lesquels animez de l'esprit de JESUS-CHRIST, demeurent unis & fermes dans les plus cruelles persecutions; ainsi la pesanteur de leurs chaînes leurs devient commune, parce qu'ils se regardent comme des enfans qui souffrent pour la querele d'un mesme pere, & ils assistent les plus foibles pour les empécher de tomber dans l'infidelité. J'admire en France la charité des Chrétiens, qui les fait descendre dans les Cachots les plus obcurs pour assister le plus souvent des inconnus; on les console, on les soulage, on se charge de leurs interests, on solicite leurs procés, on les tire de prison en payant leurs dettes, & on rachepte quelque fois leur ban à quoy la Justice les a condamnez. On ne peut assez loüer ces exercices de charité envers le prochain; mais peut-on s'empécher de se plaindre qu'on oublie ses compatriotes, ses amis, ses parens, ses freres, de jeunes enfans, des filles foibles, des Religieux, des Prestres & des personnes d'un merite extraordinaire. On ne songe pas qu'ils sont à toute heure en danger d'abandonner la Foy, & de succomber sous la rigueur des tourmens qu'ils endurent. On peut dire que ces tourmens ne sont pas moins cruels que ceux des premiers Martyrs, il est vray que les Esclaves peuvent finir leurs souffrances lors qu'ils ont dequoy se racheter, mais ils ne sont pas moins Martyrs que ceux de la primitive Eglise, puisqu'ils souffrent pour le nom & la Foy de Jesus-Christ, & qu'ils peuvent briser leurs chaînes en renonçant au Christianisme; leur martyre est mesme plus long, car les premiers ne souffroient la prison que peu de temps, & souvent on les faisoit mourir aussi-tost qu'ils étoient arrestez, au lieu que les Captifs souffrent toute leur vie; ils n'ont point d'autre lict que la terre, la faim, le soif & la nudité, sont attachez comme des ombres à leur personne, les alimens qu'on leur donne suffisent à peine pour éloigner la mort, & conserver une vie qui devient tous les jours plus malheureuse; Cependant ils sont obligez de travailler sans aucun relâche, le baston & les cordages sont les seuls instrumens qui donnent le signal de ce qu'il faut faire, ces Infidels n'ont point d'égard à l'indisposition, à la foiblesse & à l'impuissance; ils frappent également & sans distinction, lorsqu'on n'a point fait ce qui est commandé, & ordinairement ils commandent plus qu'on ne peut faire, afin d'avoir un pretexte de maltraiter les Captifs, & les obliger à prendre le Turban. Les plus dangereuses persecutions sont les caresses dont ils se servent pour seduire les Esclaves, qu'ils n'ont pû ébranler par les souffrances. Il n'est point de douceur ny de tendresse apparente, qu'ils ne mettent en usage pour les mieux tromper, ils s'appliquent à découvrir leur inclination dominante, & tâchent de les surprendre par leur foible; si le Captif aime les plaisirs, ils employent la bonne chere, & tout ce qu'il y a de plus voluptueux; Si l'interest le touche, & s'il a perdu l'esperance d'estre racheté, on luy promet des grandeurs, on fait semblant de compatir à sa disgrace, on luy témoigne de l'estime & de l'affection, & on luy offre sa liberté; Sur tout les Renegats font gloire de pervertir les Chrétiens, ils se persuadent que les chaînes des Esclaves leur reprochent incessamment leur apostasie, & que leur crime diminuë quand ils le partagent avec plusieurs autres coupables. C'est pourquoy ils n'épargnent ny la violence, ny la cruauté, ny la clemence, ny les festins, ny les presens, ny le temps, ny la peine, pour les forcer à suivre les réveries de l'Alcoran. Ces Infidels sont tout ensemble les Juges & les Boureaux des Captifs qui leur resistent, & jamais ils ne se lassent de continuer leurs souffrances. Ceux au contraire qui par un horrible blaspheme declarent qu'ils veulent embrasser la Loy de Mahomet, sont libres dés le moment. Leurs Patrons leur donnent leurs filles en mariage & leur font obtenir des Employs considerables, ce qui fait que ces Apostats se voyant en peu de temps comblez de richesses & d'honneur, & élevez aux premieres Charges, oublient facillement leur Foy & leur patrie, & deviennent les plus grands persecuteurs des Chrétiens. Ce qui m'a semblé de plus déplorable est d'avoir veu de jeunes garçons & de jeunes filles, estre aussi maltraitez que les autres Esclaves, sans que la foiblesse de l'âge, la delicatesse du sexe, & tout ce que la nature pouvoit inspirer en leur faveur, fussent capables d'attendrir le coeur de ces Tigres. Mais ce qui donne de la consolation est qu'il se trouve tous les jours de jeunes enfans que la grace fortifie de telle maniere, qu'elle les fait chanter les loüanges de Dieu au milieu des plus rudes tourmens. J'ay veu un garçon de quinze ans durant qu'on luy donnoit la bastonnade pour l'obliger à renier, s'écrier, _qu'il est doux de mourir pour Jesus-Christ_. Toute l'Europe Chrétienne est instruite de ce qui se passe dans la Turquie, dans les Royaumes de Tripoly, de Thunis, d'Alger, de Maroc & de Fez, & sur les costes de la Mediteranée, & particulierement la France en a sceu le détail des RR. PP. de la Mercy, qui ont fait plusieurs Redemptions celebres depuis peu d'années, de sorte qu'on peut dire qu'elle entend la voix & les gemissemens de ces Infortunez; Malheurs donc aux Chrétiens qui sont insensibles aux plaintes & aux disgraces de leurs freres. Je m'estimerois heureux si le recit de ma Captivité pouvoit faire impression sur l'esprit de mes Lecteurs, & exciter leur charité pour les Esclaves. Je décris la Ville de Tripoly, l'estat du Royaume & les moeurs des Habitans, & dis quelque chose de Thunis, d'Alger & du grand Caire; Je rapporte les avantures de quelques Chrétiens, parce qu'elles ont de la liaison avec les miennes, & qu'elles en composent une partie. Le Lecteur ne doit point s'étonner s'il en trouve qui approchent du Roman; le païs des Corsaires est le theatre de toutes sortes d'évenemens & de nouveautez, la moindre capture qu'ils font sur les Chrétiens, fournit souvent des matieres merveilleuses & capables de remplir des volumes. Je n'ay rien ajoûté du mien, & j'ay obmis exprés bien des choses qui auroient pû embelir mon Ouvrage. Je ne me flatte point qu'il ait du succés; nous vivons dans un Siecle où de tant de Livres qu'on publie, il y en a peu qui meritent de l'estime. Je me suis rendu justice là dessus, & j'ay jugé que le mien augmenteroit le nombre de ceux qui ne paroissent que comme des enfans plus propres à contribuer à la honte, qu'à l'honneur de leur pere. Des raisons moins puissantes m'auroient empéché d'estre Auteur, si je n'avois consideré que j'ay receu trop de graces de Dieu, pour ne luy pas faire un Sacrifice de loüanges, en rendant publiques les marques de ma reconnoissance, _Dirupisti Domine vincula mea, tibi sacrificabo hostiam laudis_. TABLE DES CHAPITRES. Chap. I. _Voyage de l'Auteur en Italie; Son séjour à Venise; Son Embarquement pour Constantinople; Combat contre quatre Corsaires de Tripoly; Recit de ce qui se passa sur Mer jusqu'à son arrivée à Tripoly, où il est vendu à un Arabe._ page 1. Chap. II. _Description de Tripoly, Moeurs, Commerce & Richesses de ses Habitans, son Gouvernement, ses diverses revolutions; Mehemet Renegat Grec en est fait Bacha, sa bonté pour les Captifs; Adresse d'un Esclave qui luy vole son Turban & ses Souliers; Captivité d'un Evesque, & sa charité._ 18. Chap. III. _Conversion d'un Renegat, son martire; Bon dessein de Mehemet traversé, sa mort funeste, ses qualitez; Osman son cousin est mis en sa place, ses cruautez, Il viole la foy qu'il avoit jurée au Caya son amy, & luy fait couper la teste._ 35. Chap. IV. _Deux sortes d'Esclaves; l'Auteur fait un rude apprentissage de sa captivité; Monsieur Gabaret vient à Tripoly avec quinze Vaisseaux, demande la liberté des Captifs François; Refus du Bacha par la trahison d'un Capitaine Provençal; Un Parisien Captif s'empoisonne; Vingt jeunes Chrétiens sont conduits à Constantinople, & six au Grand Caire; l'Auteur est envoyé en Alexandrie, au retour son Patron luy fait couper de la pierre; Fuite des Captifs qui sont ramenez & punis; Martyre d'un Ethyopien qui estoit du nombre des fugitifs; penible travail de l'Auteur._ 50. Chap. V. _Prise d'un Navire François, un Religieux & deux Armeniens y sont faits Esclaves; On dérobe au Religieux mil Sultanins d'or qu'un des Armeniens luy avoit donnez à garder; Peste à Tripoly; mort d'une femme & d'un fils du Patron de l'Auteur, de quelle maniere on enterre les Turcs: Histoire d'un faux Dervis; la femme de Salem tâche de faire prendre le Turban à l'Auteur; Description de la Maison de Campagne de Salem, il employe l'Auteur à de rudes travaux pour l'obliger à changer de Religion; Sa servante luy fait des plaintes de l'Auteur; Salem luy fait donner de la bastonnade; l'Auteur est en danger de perdre la vie, & est sauvé par la mort de Salem._ 67. Chap. VI. _Le Bacha s'empare des Biens & des Esclaves de Salem; l'Auteur est vendu à Moustafa Renegat Grec; Politique de Moustafa; Perte d'un Navire de Tripoly; Prise d'un Renegat Hollandois; Un Captif Maltois trahit les Chrétiens qui meditoient une seconde fuite, leurs suplices; mort de deux freres Chrétiens: l'Auteur est mal traité par son Patron; Artifices des Turcs pour obliger vingt jeunes Captifs à prendre le Turban; Histoire d'un Juif qui se disoit estre le Messie._ 87. Chap. VII. _La fatigue du travail fait tomber l'Auteur malade, à peine est il guery qu'il est frapé de la peste; Mort épouvantable de Mehemet Caya, neveu du Bacha, qui mit en sa place un autre de ses neveux; Circoncision de deux enfans du Bacha, les réjoüissances qu'on fait à cette ceremonie; Retour de l'Auteur à Tripoly aprés la peste; mort de Moustafa son Patron; l'Auteur devient Captif du Bacha._ 103. Chap. VIII. _Inconstances des actions humaines; Histoire à ce sujet d'un Seigneur Piedmontois, & de Dom Philippes fils du Bacha de Thunis; Le Bacha fait changer le Cimetiere des Juifs; Translation des os dans le nouveau; tromperie faite aux Juifs dans cette Translation par les Captifs Chrétiens; Autre tromperie faite à un Capitaine Flamand par des Esclaves Vénitiens, qui sont découverts._ 116. Chap IX. _Travail precipité où plusieurs Captifs perissent; Les Corsaires font une prise considerable. Different entre le Bacha & le Consul Anglois; Plaisant entretien du Bacha avec les Consuls & les Marchands de diverses Nations; Mariage de la fille du Bacha; l'Auteur est mal-traité, & exposé à de rudes travaux, la necessité l'oblige à dérober les viandes qu'on portoit sur les tombeaux des morts; de quelle maniere les femmes vont prier sur les sepulchres._ 131. Chap. X. _L'Auteur est envoyé dans les campagnes éloignees de Tripoly, où il demeure huit mois à labourer la terre, semer les grains, arracher du jonc & faire la moisson; rencontre qu'il fait d'un Marabous qui avoit demeuré en Espagne, & qui veut luy donner sa fille en mariage; Avantures qui arrivent en ces Pays abandonnez; retour de l'Auteur à Tripoly._ 155. Chap. XI. _L'Auteur au retour de la Campagne est occupé à la construction d'une nouvelle Prison pour les Captifs, dont il refuse d'estre l'écrivain; Revolte des Gibelins Sujets de Tripoly; Regep Bé met ces Rebelles à la raison; Son entrée à Tripoly aprés sa victoire; l'Auteur paye deux écus par mois pour estre exempt du travail; Il fait divers mestiers; Une Barque de Malte sauve deux Captifs pour lesquels elle n'estoit pas venuë; Le Bacha s'en vange sur le Capitaine Augustin Maltois; Avantures d'un Savoyard qui avoit esté fait Captif avec l'Auteur._ 179. Chap. XII. _Les Galeres du Grand Duc de Toscanne font Esclave un Chaoux que le Grand Seigneur envoyoit au Bacha de Tripoly, lequel fut obligé de luy procurer la liberté. Captivité d'un Religieux Augustin, amitié fraternelle; souffrances des Captifs dans un travail extraordinaire, & dans le Bastiment d'une Maison que Soliman Caya fait faire à la Campagne; l'Auteur se vange des Juifs qui luy avoient pris son Bestial; le danger auquel il s'expose proche d'une Mosquée; une Barque arrive de Marseille, le Capitaine luy donne esperance de sa liberté._ 203. Chap. XIII. _De quelle maniere les Mahometans vont en pelerinage à la Meque; Le Capitaine Mirangal presente l'Auteur au Bacha pour convenir de sa rançon; Comment le rachapt des Esclaves Chrétiens se fait en Barbarie; Les desordres que commettent les Turcs pendant leur Ramadan ou Caresme, & les réjoüissances qu'ils font au temps de leur Pasque._ 220. Chap. XIV. _Les avantures d'un Provençal & de sa niéce; celles d'un Majorquin & de sa soeur._ 244. Chap. XV. _L'Auteur régale ses amis Esclaves avant son départ de Tripoly; Plaisanterie d'un Arabe pris de vin; Un Captif Chrétien bastonné, pour n'avoir pas couché dans la Prison; Embarquement de l'Auteur, tempeste, voeu à Saint Joseph arrivé à Marseille, le voeu qu'on avoit fait sur Mer à Saint Joseph est accomply; Origine de la devotion que les Provençaux ont à ce Saint; Histoire de treize Esclaves qui se sauverent de Tripoly; Exortation aux Chrétiens de racheter les Captifs._ 272. FIN. _Extrait du Privilege._ Par Privilege du Roy donné à Versailles le neufiéme jour d'Avril 1688. Signé, LE PETIT. & Scellé; Il est permis à Daniel Hortemels, Marchand Libraire de la Ville de Paris, d'Imprimer ou faire Imprimer, vendre & débiter un Livre Intitulé _l'Esclave Religieux, qui raconte les peines qu'il a souffertes dans Tripoly, pendant huit années de Captivité, ses avantures, avec un fidele Recit de tout ce qui s'est passé de plus remarquable dans ce Royaume, pendant le séjour qu'il a fait en Affrique_, & ce pour le temps de six années à compter du jour qu'il sera achevé; avec deffences à tous Imprimeurs, Libraires & autres, d'Imprimer ou faire Imprimer, vendre & distribuer ledit Livre pendant ledit temps à peine de quinze cent livres d'amande applicable ainsi qu'il est porté par ledit Privilege, de confiscation des Exemplaires contrefaits & de tous dépens, dommages & interests; le tout ainsi qu'il est plus amplement declaré audit Privilege; La Copie ou l'Extrait duquel mis au commencement ou fin dudit Livre, Sa Majesté veut estre tenu pour bien & deuëment signifié, & que foy y soit ajoûtée comme à l'Original. _Registré sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs & Libraires de Paris, le vingt-deuxiéme jour d'Avril 1688. suivant l'Arrest du Parlement du 8. Avril 1653. & celuy du Conseil Privé du Roy du 27. Février 1665. & l'Edit de Sa Majesté donné à Versailles au mois d'Aoust 1686._ Signé, J. B. COIGNARD SYNDIC. Achevé d'Imprimer pour la premiere fois le 22. May 1690. _Les Exemplaires ont esté fournis._ LES VOYAGES ET AVANTURES D'UN ESCLAVE DE TRIPOLY. Chapitre premier. _Voyage de l'Auteur en Italie; Son séjour à Venise; Son Embarquement pour Constantinople; Combat contre quatre Corsaires de Tripoly; Recit de ce qui se passa sur Mer jusqu'à son arrivée à Tripoly, où il est vendu à un Arabe._ Le desir de voyager a esté la passion dominante de ma jeunesse, quand on m'enseignoit au College la Geographie, je m'imaginois que les Villes celebres marquées dans la Carte, estoient autant de lieux enchantez, & que Paris qui fait l'admiration des étrangers, n'estoit rien en comparaison. Je ne pûs resister à la violence de ma curiosité, & je passay en Italie en l'année 1659. Je n'en décriray point les particularitez que tant d'Auteurs ont données au public. Je me rendis au plûtost à Rome, afin d'y voir les Ceremonies de la Semaine Sainte, & l'Entrée de l'Ambassadeur de Portugal qui se fit avec beaucoup de magnificence, sous le Pontificat d'Alexandre VII. Apres avoir veu les ruines venerables des Ouvrages de l'Antiquité, admiré les modernes, & visité les Lieux Saints, je vis Naples, prés de laquelle est le Tombeau de Virgile, & la Grotte de la Sibille Cumée; Je vis aussi le Mont-Vesuve qui estoit tranquile, mais l'abondance des cendres qui l'environnent m'empécherent d'en visiter le sommet d'où sort quelque fois un si grand feu, qu'il donne l'épouvante à dix lieuës à la ronde: De Naples je vins à Lorette pour honorer la Mere de Dieu dans sa propre Maison; on sçait qu'elle a esté aportée de la Terre Sainte par le ministere des Anges dans les Estats du S. Pere en la marche d'Ancone. Avant l'hyver j'arrivay à Venise pour voir le Carnaval, que les Dames souhaiteroient durer plus long-temps, à cause de la liberté qu'elles ont depuis le commencement de l'année, jusqu'au premier Dimanche de Caresme. Pendant qu'on équipoit à Venise un Navire pour Constantinople, où je me proposois d'aller, j'eûs le temps de considerer les beautez de cette Ville qui est l'unique dans le monde, assise au milieu de la Mer, toutes les ruës sont remplies de Canaux, & chaque Habitant a sa Gondole, les Eglises, les Places & les Palais y sont magnifiques, sur tout la Place de Saint Marc, où l'on voit deux Colomnes qui ont servy au Temple de Sainte Sophie de Constantinople. La Ville est environnée de petites Isles agreables, on voit dans les unes des Jardins de Plaisance, dans les autres des Monasteres qui servent de Forteresses spirituelles à la Republique, sans compter les Tours & les Bastions garnis de Canons, pour s'opposer aux insultes des Turcs. Il y a dans l'Arsenal dequoy armer quarante mil hommes, & un nombre infiny d'Ouvriers destinez pour les Ouvrages de la Marine: On y garde quantité d'Etendars, comme des Monumens éternels de la valeur des Generaux de la Republique & des Victoires memorables qu'ils ont remportées sur les Infideles. Si Rome est appellée la Sainte, Naples la Gentille, Florence la Belle, Gennes la Superbe, Venise se peut vanter d'estre la Riche. Je finiray l'éloge de Venise par six Vers Latins d'un Poëte Italien, qui fut recompensé par le Senat de six cens Sequins d'or. Le long séjour que je fis à Venise pour attendre le départ du Vaisseau où je devois m'embarquer, me donna le loisir de voir en l'Eglise de S. Marc, la Pompe funebre du Prince Almeric de la Maison de Modene, qui estoit mort en Candie pour le Service de la Republique, & la Sortie du Bucentaure le jour de l'Ascension, lorsque le Doge va en Ceremonie Epouser la Mer. Ce superbe Bastiment que les Estrangers appellent la Montagne d'or, porte six cent personnes, sans les Rameurs & les Matelots necessaires pour son équipage. Le Doge accompagné de tous les Ambassadeurs & du Senat, monte le Bucentaure, dont les Cordages sont de Soye, les Voiles & les Etendars de Broderie: Estant arrivé au lieu destiné, le Patriarche benit un Anneau, & le met au doigt du Doge qui le jette aussi-tost dans la Mer. Apres la Ceremonie le Bucentaure retourne dans la Ville suivy de dix à douze mil Gondoles, & de plusieurs Galiotes, Brigantins & Galeres qui luy font la Cour comme à leur Souverain. Ces petites Gondoles qu'on appelle ordinairement les Carrosses de Venise, tiennent leur rang prés de leur Prince selon la qualité de ceux qui les montent; Elles sont ornées d'Armes, de Flâmes, de Pavillons, & couvertes de Tapis de Turquie, & semblent à leur retour témoigner par mille Fanfares & Concerts differents, que le Roy de la Mer a eû pour agreable le mariage du Doge avec elle. _Viderat Adriaticis Venetam Neptunus in undis Stare urbem, & toto ponere jura mari Nunc mihi Tarpejas quantumvis Jupiter arces Jactet, & illa sui moenia Martis ait, Si Tiberim pelago praefers en aspice utramque, Illam homines dicas, hanc posuisse Deos._ Le Vaisseau Hollandois sur lequel je m'embarquay pour aller à Constantinople, s'appelloit la Fleur de Lys, il estoit moitié armé en Guerre, & moitié chargé en Marchandises, & portoit des Passagers de Diverses Nations; Une Dame Greque y estoit, & deux petites Filles âgées de huit à dix ans, qu'elle avoit euës d'un Noble Venitien qui l'avoit enlevée pour sa beauté & emmenée à Venise, aprés sa mort elle se retiroit en son Païs. Dés que le Vaisseau fut en estat de se mettre à la voile, nous partismes de la grande rade avec un vent assez favorable qui nous fit arriver en peu de temps à Zante: Nous n'y fismes pas de séjour à cause des tremblemens de terre qui arrivent souvent dans cette isle comme les Habitans nous le firent remarquer par les ruines des Terres voisines de la Ville, & de quelques maisons depuis peu renversées. Un jour que nous nous divertissions aprés le disner, la chambre où nous estions trembla si rudement, que les pierres de la porte se separerent; ce qui nous obligea d'en sortir promptement; & à peine fûmes nous embarquez que la maison abisma. Nous rendismes graces au Ciel de nous avoir preservez de ce peril, & continuâmes nostre route du costé de Candie, où toutes les forces Ottomanes estoient pour le Siege de la Capitale. Il y a bien de la difference entre les Voyages qu'on fait par Terre & ceux qu'on fait sur Mer; dans les premiers la diversité des moeurs & des coûtumes des Peuples, & les beautez singulieres des Païs, font oublier une partie des fatigues que souffre le Voyageur; au lieu que sur Mer on est dans un repos continuel, n'ayant point d'autre occupation qu'à passer le temps, & à faire part de ses avantures à ses Compagnons de Vaisseau. Depuis Venise jusqu'à l'Archipel, on découvre à droite les Terres de la Republique, la Marche d'Ancone, Lorette, & les Provinces de l'Abruze, de la Poüille & de Calabre dans le Royaume de Naples; A gauche, la Dalmatie, la Republique de Raguze, l'Albanie, l'Epire, la Bossine, la Morée & la Candie. L'approche de Candie nous fit tenir sur nos gardes, le bruit du Canon des Turcs venoit jusqu'à nous, & nous avions sujet d'apprehender leur Armée Navalle. Nous commencions à costoyer les Isles de l'Archipel, lors qu'un soir nostre Capitaine dit qu'il s'estimoit heureux d'estre venu d'Hollande à Venise sans danger, nonobstant la quantité de Pirates qui courent la Mediteranée. On le felicita de son bon-heur, & pour en témoigner sa reconnoissance, il fit apporter la Collation & deux bouteilles de Malvoisie. Ce Regal se passa joyeusement, parce qu'il y avoit des personnes de differentes Nations, qui firent un concert assez bizare de leurs langages: Ce qui augmenta le plaisir, Un Prestre Flamand apres avoir bien beu avoüa qu'il alloit exprés en Grece ou en Armenie pour s'y établir, à cause que les Prestres s'y marient, & qu'il avoit dessein d'entrer dans ce Sacrement avant que de mourir. Comme nous estions prests de nous retirer, la Sentinelle qui descendoit du Perroquet, assûra le Capitaine qu'il avoit aperceu de loin quelques voiles. Nous nous retirasmes dans l'esperance que la nuit nous en éloigneroit; mais à la pointe du jour nous vismes quatre Vaisseaux qui n'estoient eloignez de nostre Navire que de dix mille, & qui venoient fondre sur nous à toutes voiles. Leur diligence nous fit juger qu'ils estoient Corsaires; ce qui obligea le Capitaine de donner ses ordres. Il fit faire une Priere publique, exhorta un chacun de garder son poste & de deffendre sa vie & sa liberté contre les ennemis des Chrestiens, & disposa si bien toutes choses, que nous fûmes en estat de combattre. Une Barque Italienne que nous avions trouvée dans le Golphe de Venise deux jours apres nostre départ avoit esté prise par ces Pirates, qui ayant esté par elle avertis de nostre passage, ils mirent toutes les Voiles au vent pour nous joindre avant que nous pussions moüiller l'Ancre aux Isles de l'Archipel, & par cette retraite éviter le Combat; Mais toute la diligence que nous pûmes apporter fut inutile à cause de la pesanteur de nostre Vaisseau qui estoit chargé de marchandises. Le plus hardy des quatre Corsaires nommé Beyrant Rais Renegat Provençal, nous vint salüer de vingt-quatre canonades, mais celles de la Poupe nous firent plus de ravage que toute la bande; Hally Rais Renegat Grec fit en suite sa passade du mesme bord; Morat Renegat Hollandois, qui commandoit un Vaisseau à la Françoise, monté de quarante-huit pieces de Canon, nous maltraita beaucoup, & enfin nous essuyâmes les Canonades des ennemis suivies de mousqueterie, de fléches & de grenades. On se donne quelque tréve dans ces occasions, pour descendre les blessez à fond de calle, & jetter en Mer les corps morts dont profitent les Poissons, qui ne manquent jamais de se rendre prés des Navires au bruit du Canon. Pendant ce temps nostre Capitaine, qui estoit un tres brave homme, parcourut le Vaisseau, & voyant que le flanc de Tribord estoit maltraité, les Canons en partie démontez, & sans secours, il fit armer l'autre bande pour faire paroistre aux ennemis une force égale, bien qu'ils fussent quatre Pirates contre un Vaisseau Marchand. Tandis qu'un des Corsaires nous donna la passade, Beyram Rais vint nous aramber, apres que les acrots furent jettez, nous fismes retraite à la poupe pour surprendre ces Infideles, dont trente entrerent dans nostre Navire le Sabre à la main, le feu de nostre Mousquerie & de deux Periers chargez à Cartouches, fit un tel effet, qu'il ne s'en sauva que six. Un d'eux receut en se retirant un coup de Ponton au travers du corps, & un coup de Sabre sur la teste, ces blessures ne l'empécherent pas de courir apres celuy qui l'avoit blessé, & il tomba roide mort à six pas de là. L'opium que les Turcs mangent avant que de combattre les rend furieux, & les fait aller au combat la teste baissée sans craindre le danger, heurlans comme des bestes feroces, pour donner de la terreur aux Chrestiens. Nostre Capitaine crût que les Barbares n'hazarderoient pas une autre attaque; mais picquez d'une retraite si honteuse, ils tenterent une seconde fois de nous acrocher; nostre Mousqueterie fit tant de feu & si à propos, qu'ils furent encore obligez de se retirer avec une perte considerable. Je fûs blessé en cette occasion d'un coup de fléche dans l'estomac & d'un éclat de bois aux reins, j'aurois esté tué si le baudrier n'avoit paré le coup; un de mes intimes amis fut tué à ma droite d'une mousquetade qu'il receut dans le bas ventre, & à ma gauche un Gentilhomme nommé de Grimonville, natif de Rennes en Bretagne, fut blessé dangereusement au visage, les RR. PP. de la Mercy de la Redemption des Captifs, l'ont rachepté depuis ma sortie de Tripoly de Barbarie. Quoy que je fusse blessé, le Capitaine me donna la Proüe à garder, & durant que les ennemis s'éloignoient un peu afin de tenir conseil, il me pria de voir pourquoy le Canon ne tiroit point. Je descendis dans le fond du Vaisseau où je ne trouvay que des morts & des mourans, les affus des Canons estoient brisez & renversez sur des personnes expirantes, je n'entendois que des plaintes, des cris & des gemissemens, & je voyois par tout des spectacles d'horreur: J'arrivay mesme fort-à-propos pour empécher un Hollandois de mettre le feu aux Poudres, ce desesperé aimoit mieux nous faire perir que de permettre nostre esclavage. Estant remonté, j'entendis le Lieutenant qui proposoit au Capitaine de se sauver dans la Chaloupe, parce que la proüe estoit en feu, la poupe fracassée, & nostre perte inévitable. Comme je leur representois que c'estoit s'exposer à tomber és mains des Grecs de l'Archipel, qui sont sans Religion & sans pitié, une Canonade mit en deux le corps du Capitaine, dont la teste & les épaules furent emportées dans la Mer, & le reste tomba à mes pieds: Jugez si je fus alarmé de ce coup fatal qui nous osta toute esperance. Le Lieutenant entra dans la chambre du Capitaine où je le suivis, un boulet de Canon y avoit mis en pieces son coffre, & dispersé quantité de Sequins d'or, ceux que je pris par le conseil du Lieutenant, penserent me faire perdre la vie. La sortie de la chambre ne fut pas si favorable que l'entrée, le pauvre Lieutenant eût la cuisse droite emportée d'un coup de Canon, & comme je le consolois on arbora un Pavillon blanc à la Poupe, qui estoit le signal que nous nous rendions à discretion: Lorsque les Turcs entroient dans nostre Navire, le Lieutenant m'embrassa, & me dit qu'il aimoit mieux se jetter en Mer, que d'aller finir ses jours en Barbarie, dans l'estat déplorable où il se voyoit reduit: Je le conjuray de ne pas s'abandonner au desespoir, mais si tost que je l'eûs quitté pour songer à moy, il se precipita dans la Mer. Je fus d'abord arresté par 2. Turcs qui se contenterent de me foüiller legerement, & prirent la valeur de 2. écus que j'avois dans mes poches; deux Renegats me foüillerent plus exactement & trouverent ce qu'ils cherchoient; les deux Turcs qui m'avoient arresté les premiers se trouverent là presens, l'un d'eux enragé d'avoir si peu profité de ma dépoüille, me porta un coup de Sabre que j'évitay par la fuite: Les Chrestiens furent derechef visitez, & les Officiers & les Marchands dépoüillez de leurs plus beaux Habits. Nous nous trouvasmes soixante-dix échapez du Combat, parmy lesquels il y avoit trente blessez, & nous y avions perdu plus de cinquante hommes. Estant descendus des premiers dans la principale Chaloupe des ennemis, je fus aperceu par la Dame Grecque, qui avoit à ses costez ses deux filles, elle me pria de luy ayder à descendre & à son aisnée, & donna la jeune à un nouveau Captif, qui en descendant tomba sur le bord de la Chaloupe & se cassa la teste, cela luy fit quitter la fille laquelle chut dans la Mer d'où l'on ne pût la sauver. La mere accablée de douleur par la perte de sa fille, de ses biens & de sa liberté, jetta des cris pitoyables vers le Ciel, & son malheur toucha les Corsaires les plus insensibles. Cette desolée mourut de tristesse dans le Serrail du Bacha de Tripoly apres trois ans de captivité, & pour derniere disgrace, elle veit sa fille qu'elle avoit élevée à Venise dans la veritable Religion embrasser la Mahometane. Nous fûmes conduits vingt Captifs au Vaisseau de Morat Rais Chef d'Escadre, Nous y fûmes à peine arrivez qu'on nous foüilla pour la troisiéme fois, cette derniere me fut plus sensible que les deux autres, les Matelots m'osterent jusqu'au Calleçon, & ne me laisserent que la Chemise. Je demeuray dans la posture d'un Criminel qui va faire amande honorable, & sans le secours d'un Renegat Italien qui me couvrit de vieux haillons, j'aurois souffert plus de misere dans le reste du Voyage: Les Corsaires en retournant à Tripoly firent encore une prise d'un Navire Chrestien qui portoit des Vivres & des Munitions en Candie. Avant que d'attaquer ce Vaisseau qui se deffendit avec beaucoup de vigueur, ils nous enfermerent dans le fonds de Calle, on nous fit souffrir dans ce lieu de tenebres toutes les miseres imaginables, la faim, la soif, les plaintes continuelles des blessez, & une chaleur excessive nous reduisirent presque aux abois. Pendant le Combat qui dura plus de huit heures, nous fismes des veux inutils pour nos freres; car ne pouvans plus resister aux attaques des Infideles, & voyant leur Navire prest à faire naufrage, ils furent contraints de se rendre. Dés qu'il fut au pouvoir des Turcs, ils nous permirent de monter entre les deux Ponts afin de respirer l'air. Je fus obligé de coucher sur des Cordages durant le sejour que nous fismes sur Mer, qui estoit au temps de la Canicule, le matin en me levant la poix & le goudron m'enlevoient des morceaux de chair, ce qui augmenta mes blessures. Nous arrivasmes à la fin du mois de Juillet 1660. à Tripoly, dont Osman Renegat Grec estoit lors Bacha. Les Barbares firent de grandes réjoüissances de deux prises si considerables; ils trouverent dans les Navires plus de quarante mil écus, sans les marchandises estimées davantage, & cent cinquante Chrestiens qui font la richesse du Païs. Tous les nouveaux Captifs furent conduits au Chasteau pour estre presentez au Bacha, devant lequel un Escrivain Chrestien s'informa du nom, de l'âge, du païs, de la Religion, de l'art, & des qualitez de chaque Captif en particulier. La richesse du butin consola le Bacha de la mort des Officiers qui avoient esté tuez dans le Combat, parmy lesquels on comptoit deux Lieutenans, huit Canoniers, trente Turcs, & prés de quarante Renegats, outre les blessez, dont le nombre égaloit celuy des morts. Aprés que le Bacha se fût reservé les plus beaux & les plus jeunes Chrestiens pour son Palais & pour le service de ses Femmes, il nous fit distribüer un habit de toille, une paire de souliers & un Capot. On nous fit retirer le soir dans les prisons où nous trouvâmes plusieurs Captifs qui nous exhorterent à la patience. Le matin les Gardes de la Prison, nous conduisirent au Bazar qui est une Place publique pour y estre vendus; là les Captifs à demy nuds passent en reveuë devant un grand nombre de Turcs, d'Arabes & de Juifs, qui se font un plaisir de faire promener, & d'examiner ceux qu'ils veulent acheter; ils sçavent bien distinguer les personnes de qualité de celles du commun, par les pieds, les mains, & la phisionomie. Le Bacha s'empare du reste des Esclaves, à condition d'en tenir compte aux Levantis, lesquels sont les Soldats de la Mer, qui participent à toutes les prises; Un Arabe nommé Salem Chatel m'achepta cent cinquante écus. Me conduisant en sa maison, il entra dans un Cafegy pour me faire voir à ses amis qui fumoient & buvoient le Café, ils le feliciterent de l'achapt qu'il avoit fait de moy & prierent leur Prophete de me vouloir inspirer leur Religion. Chapitre II. _Description de Tripoly, Moeurs, Commerce & Richesse de ses Habitans, son Gouvernement, ses diverses revolutions; Mehemet Renegat Grec en est fait Bacha; sa bonté pour les Captifs; Adresse d'un Esclave qui luy vole son Turban & ses Souliers; Captivité d'un Evesque, sa Charité._ Avant que de parler des miseres & des avantures de ma captivité, il est à propos de donner au Lecteur la Description de la Ville de Tripoly, qu'on appelle de Barbarie, pour la distinguer de celles de Sirie & de la Romanie, qui portent le mesme nom. Elle est sçituée sur la Mer d'Afrique entre Thunis & Alexandrie d'Egypte, la Ville est assés bien bastie, les Maisons y sont fort basses, & ressemblent à des Monasteres de Filles, de sorte que les Femmes n'y peuvent estre veuës. A l'Orient sur le bord de la Mer est le Chasteau qui commande au Port, & où le Bacha fait sa residence avec ses Femmes. A droite est la Porte de la Ville, qui est unique depuis plus de quarante ans, les Turcs en ayant fait fermer une du costé de Terre, que les Arabes de la campagne ont attaquée plusieurs fois, pour se rendre Maistres de Tripoly. A gauche est l'Arsenal, proche d'une Place appellée la Fosse, où l'on construit les Navires. A l'Occident, il y a une vieille Forteresse qui commande à la Ville, & dont les Murs sont de terre, les Juifs n'en sont pas esloignez, & habitent seuls cette extremité de la Ville, comme Gens infames & méprisables. Le Port est spacieux, & les Vaisseaux y sont en seureté, estant environné de Rochers & deffendu par le Chasteau, & par une autre Forteresse qu'on nomme Mandrix, qui commande à la grande Rade. On compte dans Tripoly dix-huit Mosquées, sans celles de la Campagne, qui sont plus magnifiques, dont les Tours sont plus hautes, & qui sont plus frequentées par les Mahometans, parce que le grand Marabout y fait sa demeure, & que dans la Ville les Renegats vivent sans Religion. Le climat est fort chaud & il y pleut rarement, mais le serain y est si grand pendant la nuit, qu'il fertilise la terre, & la fait porter trois fois l'année. Chaque Jardin à la Campagne & les Terres qui sont aux environs de la Ville ont leurs puits avec leurs bassins pour les arroser dans la necessité. On n'y voit point pendant l'Hyver de Neiges ny de Glace, & les Habitans s'estiment heureux quand il y pleut deux ou trois fois l'année. Les fruits tels que produisent les Païs chauds, y sont en abondance & si excellens, qu'une personne peut en manger dix livres le jour sans estre incommodé; Entr'autres il y vient beaucoup de dattes qui sont fruits de Palmiers, elles durent toute l'année, & sans leur secours, les Esclaves seroient en danger de mourir de faim. Cét Arbre paye de tribut par an au Bacha cinq sols, & chaque puits deux écus, ce qui fait un revenu considerable par la quantité qu'il y en a dans les Campagnes de Tripoly. A sept ou huit lieuës de la Ville le païs est desert, & les Arabes ne logent que sous des Pavillons comme dans l'Egypte & dans les autres païs abandonnez de l'Afrique. Tripoly est habité par toutes sortes de Nations, tous les travaux de la Ville, de la Marine, & des Jardins se font par les Captifs, car les veritables Turcs menent une vie molle & effeminée; les Barbares sont féneans, sans art & sans industrie, se contentent de peu de chose, & ne travaillent que dans la necessité. Toute la science de ces Infideles est de garder la Loy du Prophete, d'avoir autant de Femmes qu'ils en peuvent nourrir, & de cacher leurs tresors dans l'esperance d'en joüir en l'autre monde, comme Mahomet leur a promis dans son Alcoran s'ils observent exactement sa Loy. A l'égard des Renegats, ils sont libertins, & ne s'adonnent qu'à pirater pour avoir dequoy fournir à leurs desordres: Ces Scelerats apres avoir apostasié font une guerre continuelle aux Chrestiens, ils fuyent la compagnie des Turcs, afin de vivre entierement dans le libertinage, se moquent des resveries de l'Alcoran, & méprisent les Arabes. Les Juifs font la pluspart du Commerce, & tiennent toutes les Doüanes du Bacha, qui sçait bien les trouver quand il a besoin d'argent. Outre les Laines & les Cuirs de Barbarie qui sont estimez, en France, le plus grand Commerce de Tripoly est le debit des Marchandises que les Corsaires prennent sur Mer aux Marchands Chrestiens, & celles que les Pelerins de toute l'Afrique apportent de la Meque au retour de leur Pelerinage qu'ils y font tous les ans pour voir le Tombeau de leur Prophete. Les Captifs font la principale Richesse du Païs, & appartiennent presque tous au Bacha: Il est vray que les Capitaines & les Officiers en peuvent avoir pour leur service; mais les Marchands du Païs & les Juifs n'achetent des Esclaves que pour en trafiquer. Ces Infortunez couchent dans trois Prisons differentes; il y en a encore une dans le Chasteau, ou ceux destinez pour le service du Bacha & de ses Femmes sont obligez de se retirer la nuit, & une autre hors de la Ville, qu'on appelle la Galere de Terre de Tripoly, dans laquelle couchent les Chrestiens qui travaillent à la Campagne. Toutes les Charges sont occupées par les Renegats qui commandent aux Travaux de la Marine, de l'Arsenal & des Manufactures; Les Turcs & les Arabes exercent les Offices de Police & de Justice, que le Bacha rend trois fois la semaine en presence de ses Cadis. Dans tout le Royaume de Tripoly il n'y a que quatre Gouverneurs dans les Villes Maritimes de Bengaze & de Derne du costé d'Alexandrie, de Zoara & de Gerbes du costé de Thunis. Pour la Terre, excepté la Province de Gibel païs assés fertile, tout le reste est desert & les Arabes ne logent que sous des Pavillons. Ils sont rebelles au Bacha, & l'on y leve les Contributions les armes à la main. Tripoly estoit gouverné du temps de ma captivité par les Renegats Grecs, comme Thunis par les Renegats Italiens & Insulaires, & Alger par les Andalous & Grenadins sortis d'Espagne. Quoy que l'Estat de Tripoly porte le nom de Royaume, son Gouvernement tient moins de la Monarchie que de la Republique, & le Grand Seigneur en est plûtost le Protecteur que le Souverain. Les Renegats & la Milice y ont toute l'authorité; Ils choisissent leur Bacha, & n'ont point d'autre Maître que celuy qu'ils se donnent eux-mesmes; Ce Bacha gouverne absolument, ne reconnoist le Grand Seigneur qu'en apparence & par politique, & ne défere que quand il veut aux ordres de la Porte: Mais souvent les Auteurs de sa fortune détruisent leur propre ouvrage, & l'immolent à leur interest & à leur fureur; De sorte que l'avarice, la rebellion & la cruauté peuvent estre appellées les veritables Reynes de Tripoly. Les Renegats François & Hollandois montent les meilleurs Vaisseaux de Guerre, comme les plus vaillans & les plus experimentez sur la Mediteranée. Ceux qui sont de Provence sont assés méchans pour y enlever leurs parens & leurs amis pour se vanger de ne les avoir pas rachetez, sans considerer qu'ils ont esté peut-estre dans l'impuissance de le faire. C'est pourquoy on les appelle le fleau des Villes de Marseille, de Laciouta & de Toulon, d'où sont la pluspart des Mariniers détenus Captifs à Tripoly. Ces Barbares sont mesmes dévenus si insolens des prises qu'ils font sur les Chrétiens, que Loüis le Grand nostre Invincible Monarque, leur a fait donner la chasse dans l'Archipel, & les a contraints depuis trois ans de rendre tous les Esclaves François. Ils ont appris à leurs dépens à respecter une Puissance aussi redoutable que la sienne, & qui a fait trembler Alger, Thunis & Maroc. La Ville de Tripoly a eû differens Maistres, & a souffert diverses revolutions; Elle a esté tributaire des Romains; Elle a esté depuis le débris de leur Empire, possedée par les Roys de Maroc, de Fez, & de Thunis: La tyrannie de ces Roys Afriquains l'a fait revolter; elle a eû quelques uns de ses Habitans pour ses Princes; ils en ont esté chassez par les Turcs, & eux par l'Empereur Charles-Quint, qui donna Malte & Tripoly aux Chevaliers de l'Ordre de Saint Jean de Hierusalem, ceux-cy la conserverent jusqu'à ce qu'elle fut reprise par les Turcs, sous la conduite du Bacha Sinan: Quelques années aprés Mustapha General de l'Armée de Soliman assiegea la Ville de Malte; Le Grand Maistre de la Valete & les Chevaliers firent une resistance si vigoureuse, que les Turcs furent obligez de lever le Siege, qui a esté un des plus fameux du dernier Siecle. Mustafa indigné du mauvais succés de son entreprise, alla décharger sa colere sur les Gouverneurs de la Coste de Barbarie, qu'il accusoit de n'avoir pas executé ses Ordres, & d'estre rebeles au Grand Seigneur. Il fit étrangler Occhialy Bacha de Tripoly, & passer par le fil de l'espée ses Partisans, s'empara de leur dépoüille, & établit pour Gouverneurs les Cherifs qui l'avoient servy au Siege de Malte, & y avoient donné des marques de leur zele pour le Prophete: Ils se disent parens de Mahomet, & portent le Turban verd pour se distinguer des Marabous & des autres Officiers de la Mosquée, & sur tout de la populace, qui a pour ces Musulmans beaucoup de veneration & de confiance. Le Gouvernement des Cherifs fut au commencement assez tranquile, ils laisserent en paix les Arabes dans les campagnes voisines de Tripoly, que les Turcs avoient plusieurs fois ravagées, & ne s'occuperent qu'à faire la guerre aux Chrétiens afin d'avoir des Captifs comme ceux de Thunis & d'Alger: Ce dessein que les Renegats leur avoient inspiré, eut une reüssite extraordinaire, les Navires qu'ils avoient armez en courses firent des prises considerables; les Renegats accoururent de toutes parts à Tripoly pour faire fortune; les Peuples qui aiment la nouveauté, passerent les Mers dans l'esperance de s'y enrichir; Les Juifs y établirent le Commerce, & la Ville devint opulente en peu de temps. Les Grecs trouverent le moyen de s'y rendre les plus puissans, parce que les principales Charges estoient possedées par les Renegats de leur Nation. Ceux de l'Isle de Chio acquirent tant de credit & d'authorité, qu'ils formerent un party contre les Cherifs, les égorgerent avec leurs Creatures, & mirent en leur place Mehemet Renegat Grec, qui estoit natif de Chio, & parent des Justiniens d'Italie. Le nouveau Bacha s'assûra des Forteresses de la Ville, establit des Gouverneurs dans les Places Maritimes, & fit Osman Bé son Cousin, General de la Campagne, tous deux avoient esté pris le mesme jour par les Corsaires de Tripoly comme ils alloient estudier en Italie, & tous deux aprés dix ans de captivité, furent violentez de prendre le Turban; Les Cherifs n'ayans jamais voulu les mettre en liberté quelques offres qu'on fît pour leur rançon. Mehemet estoit humain & bien-faisant, les Arabes sous son Gouvernement vécurent en paix à la Campagne, & cesserent les pillages qu'ils faisoient de temps en temps aux environs de Tripoly. Il reforma les abus que les Cherifs avoient tolerez, & sa conduite fut si juste & si sage, qu'il se fit aimer également des Turcs, des Arabes, des Renegats, & des Captifs; Sur tout il prit plaisir à soulager les derniers, & rendre leurs chaisnes moins pesantes; Il permit mesmes aux Chrestiens de celebrer leurs festes, & ordonna que les Prestres fussent respectez, exempts de travaux, & tranquilles dans la fonction de leur ministere. Quand les Captifs se plaignoient de la cruauté de leurs Gardes, le Bacha donnoit ordre à ceux qui les accompagnoient dans le travail, de les traiter plus doucement; Si les Turcs les accusoient de quelques desordres ou de quelques larcins, il faisoit bastonner les coupables pour satisfaire ces Infideles, qui les voyant souffrir constamment demandoient grace pour eux. Si le Criminel meritoit la mort, il obligeoit les accusateurs de payer sa rançon avant que de l'exposer au dernier suplice, & par ce moyen sauvoit la vie à l'accusé; car les Turcs qui sont naturellement avares aimoient mieux abandonner leur vengeance que de faire une telle perte, tellement qu'il estoit le Maistre, le Juge & le Pere des Captifs. Mehemet estoit curieux de sçavoir comme l'on traitoit les Captifs dans les travaux, & les visitoit toutes les semaines dans les lieux où ils estoient le plus exposez à la fureur des Barbares. Un jour il se rendit à l'Arsenal pour voir mettre en Mer un Navire à la Françoise de trente-six piéces de Canon, les machines n'ayant pas réüssi dans le commencement il fut obligé d'y faire plus long séjour qu'il ne croyoit; Cependant le Marabous annonça du haut de la Tour du Chasteau l'heure destinée pour la priere que les Turcs font cinq fois le jour; Quoy qu'il fût proche de son Palais, il ne voulut pas aller à la Mosquée & afin de donner l'exemple aux veritables Turcs qui l'accompagnoient, il se retira sur le bord de la Mer dans des Roches derriere le Chasteau pour se laver selon la coûtume des Musulmans, qui n'entrent jamais en leurs Mosquées qu'ils ne se soient auparavant lavé les pieds, les mains, la teste & une partie du corps, dans la croyance qu'ils se purifient de leurs pechez. Bien que le Bacha n'eût pas grande devotion pour les ceremonies Turques il quitta son Turban & ses Babouches pour se laver plus commodément, & les laissa sur le Rocher; durant qu'il se lavoit, un Captif se mit à la nage de l'autre costé du Chasteau qui les emporta sans qu'aucun Turc s'en apperceût. Mehemet ayant finy sa priere & ne trouvant plus ce qu'il avoit laissé sur le Rocher fut trouver les Turcs pour leur en demander des nouvelles; Aussi-tost ces Infideles ne manquerent pas d'accuser les Chrestiens de ce larcin, & déja les Gardes commançoient à décharger des bastonnades sur plusieurs innocens, lorsque le Bacha leur deffendit d'user de pareilles violences envers les Chrestiens, leur representant qu'il n'y avoit qu'un seul coupable, dont l'action estoit remissible pourveu qu'il avoüât son vol, & de quelle maniere il avoit enlevé son Turban & ses souliers; le Captif qui avoit fait le coup assûré sur la parole & clemence du Bacha vint se prosterner à ses pieds, & Mehemet se fit un plaisir de luy faire raconter sa subtilité. Le Chrestien avoüa ingenuement qu'il estoit venu à la nage de l'autre costé du Chasteau, qu'avec un baston il avoit pris le Turban qu'il avoit mis sur sa teste sans sortir de la Mer, & qu'avec un soulier à chaque main il s'en estoit retourné de la mesme façon qu'il estoit venu; Le Bacha n'en fit que rire, & commanda au Casanadal de luy donner quatre écus pour avoir avoüé son vol, & le nomma Loup-marin, sans sçavoir que veritablement il s'appelloit le Loup, Italien de Nation, qui pouvoit passer pour le plus adroit voleur du Siecle, & que les Juifs ont voulu acheter du Bacha pour le faire mourir, parce qu'il desoloit toute la Sinagogue par ses frequens larcins. Aprés que le Navire eût glissé en Mer & que les autres eurent fait selon la coûtume une décharge de leurs Canons, le Bacha fit distribuer à chaque Captif dix sols, ordonna qu'à l'avenir les travaux cesseroient de bonne heure, afin que les Captifs eussent le temps de se reposer, & recommanda aux Gardes de ne les point maltraiter sans cause legitime à peine d'estre punis eux-mesmes. En ce temps-là les Corsaires de Tripoly prirent une Barque de Genes qui portoit à Majorque un Evêque de l'ancienne famille des Justiniens de Grece, & parent du Bacha qui estoit de celle des Justiniens de Chio. Il ne fut point connu pour ce qu'il estoit, & les Matelots qui avoient esté pris avec luy tinrent la parolle qu'ils luy avoient donnée de ne le point découvrir, & luy executa la promesse qu'il leur avoit faite de les racheter avant luy. Ce Prelat s'estima heureux de passer à Tripoly pour un simple Captif sans naissance & sans qualité, il fut employé aux plus vils travaux, comme à servir les Massons, à porter les immondices de la prison, & à d'autres emplois qui excédoient ses forces; mais les Chrétiens touchez des miseres qu'il souffroit, & voyans qu'il succomberoit bientost sous la pesanteur de ses fers, ils l'obligerent de declarer qu'il estoit Prestre. Sa declaration fut avantageuse aux Captifs, il visitoit les malades détenus dans les cachots, leur administroit les Sacremens, leur distribüoit les aumônes qu'il recevoit des Marchans Chrestiens, consoloit les affligez, & remplissoit tous les devoirs du Sacerdoce avec tant de ferveur & de pieté, qu'il n'estoit pas moins estimé des Infideles que des Chrestiens. Il vit avec douleur que dans la prison où il couchoit il n'y avoit point de Chapelle, son zele luy fit demander permission au Bacha d'en faire bastir une à ses dépens qu'il dedia sous le titre de Saint Antoine, afin que les Captifs pussent en leurs miseres avoir recours à Dieu dans son Sanctuaire. Ce ne fut pas la seule grace que Mehemet luy accorda en faveur des Captifs, il luy octroya encore une place qu'il luy permit de benir & d'en faire un Cimetiere pour les Chrétiens, qui n'avoient pas de lieu certain pour inhumer leurs morts; elle estoit scituée dans les fossez de la Ville du costé de l'Occident, & tres-commode aux Chrestiens, qui n'y estoient point troublez dans leurs ceremonies, ausquelles les Arabes assistent souvent & sans jamais commettre d'insolence. La puissance des hommes a ses limites, mais la charité n'en souffre point; Nostre charitable Evêque avoit consommé tout l'argent qu'on luy avoit envoyé d'Italie à racheter les Matelots qui avoient esté faits Captifs avec luy, & quantité de jeunes Esclaves qui estoient en danger de renier leur Religion; Ses amis avoient épuisé leurs bourses pour entretenir sa charité, ils luy representoient qu'il procuroit tous les jours la liberté à des personnes inconnuës pendant qu'il gemissoit sous le poids de ses fers, qu'il devoit au Bacha plusieurs rançons, & qu'il couroit risque d'estre retenu des Turcs s'il sejournoit plus long-temps à Tripoly. Dans cét estat d'impuissance il s'abandonna aux ordres du Ciel, & apporta tous ses soins pour faire joüir les Esclaves dans leurs chaînes de la liberté des enfans de Dieu. Comme les Turcs employent toutes sortes de moyens & d'artifices pour seduire les Captifs, le zelé Prelat ne cessoit point d'exorter à la perseverance ceux qui chanceloient dans la foy. Il leur disoit que les cachots les plus affreux n'estoient que de foibles idées de ces lieux où les Impenitens estoient enfermez aprés leur mort; qu'ils y trouveroient des maistres dépourveus de toute compassion, & que s'ils estoient assez malheureux pour vouloir obtenir une apparente liberté par un execrable blaspheme, ils tomberoient dans un esclavage éternel, & dont aucune puissance n'estoit capable de les délivrer. Enfin nostre Illustre Captif aprés avoir exercé la fonction de Missionnaire à Tripoly pendant deux années, se fit racheter par le Consul de Venise pour aller consoler les Oüailles de son Diocese, & laissa les Captifs inconsolables de la perte qu'ils faisoient; Le Bacha consentit à son départ & se contenta de sa parole pour les rançons dont il avoit répondu: L'Evêque ne fut pas plustost arrivé en son païs qu'il envoya au Bacha ce qu'il luy devoit avec des presens pour marque de sa reconnoissance. Mehemet ayant appris qu'il avoit eû pour Captif son parent en fut si sensiblement touché que peu s'en fallut qu'il ne fît maltraiter les Gardes de la prison pour ne l'avoir point averty de la verité, leur reprochant qu'ils devoient connoître le merite & la qualité des Chrestiens Captifs qui estoient sous leur conduite; Il luy fit écrire une Lettre par laquelle il luy demandoit pardon des miseres qu'il avoit souffertes, & qu'il n'auroit pas manqué d'empécher s'il l'avoit connu, & luy renvoya l'argent de son rachat avec de tres-riches presens, le priant de demander la liberté des Captifs de son Diocese qui seroient à Tripoly. Chapitre III. _Conversion d'un Renegat, son martire, bon dessein de Mehemet traversé, sa mort funeste, ses qualitez, Osman son cousin est mis en sa place, ses cruautez; Il viole la foy qu'il avoit jurée au Caya son Amy & luy fait couper la teste._ La Charité du Prelat dont je viens de parler n'avoit pas eû seulement pour objet le soulagement & la liberté des Esclaves Chrestiens, elle s'estoit encore estenduë à la conversion des Renegats ausquels il ne cessoit de reprocher les desordres de leur vie scandaleuse: Ce qui luy attira la haine de plusieurs qui luy dresserent des pieges pour le perdre; Mais nonobstant leurs persecutions il en convertit un qui eut la constance de souffrir le martyre. C'estoit un Religieux de la Ville de Perouse dans le Duché de Spolette proche d'Assise en Italie. Le dépit d'avoir esté abandonné par son Ordre & ses Parens le fit tomber dans l'infidelité sous le gouvernement des Cherifs. Les Turcs firent de grandes réjoüissances à sa Circoncision, on luy fit apprendre l'escriture & les langues du Pays en quoy conciste toute la science des Mahométans, & il se rendit si habille qu'il disputa de l'Alcoran avec les Docteurs de la Loy, & que les Cherifs le choisirent pour estre le Marabous de la Mosquée du Chasteau; Estimans qu'il estoit glorieux à leur Religion que cette Charge fût exercée par un Prestre des Chrestiens. Aprés la mort des Cherifs, les Turcs demanderent pour luy un office de Cady à Mehemet, qui en ayant besoin & connoissant son merite mieux qu'eux luy donna une place dans son Conseil. Le Prelat ne fut pas plustost libre qu'il chercha l'occasion d'avoir quelque entretien avec luy afin de le convertir, il jeusna & pria le Pere de Misericorde de favoriser son dessein: Sa priere fut exaucée, le Renegat touché du Ciel le vint trouver de nuit lorsqu'il y pensoit le moins, les Exortations vives & pressantes du Prelat le persuaderent tellement qu'il promit de quitter son libertinage & d'abjurer les réveries de l'Alcoran; de peur d'estre veû des Turcs avec un Chrestien, il prit congé de l'Evesque qui lors espera retirer cette brebis égarée de l'empire du Demon, & passa le reste de la nuit en oraison. Le lendemain à la mesme heure il receut visite de nostre Penitent, qui se prosternant à ses pieds & versant des larmes en abondance le pria de vouloir l'entendre en Confession, ce que le Prelat, reconnoissant en luy une sincere Conversion, fit avec sa charité accoustumée; Il luy ordonna pour expier son crime qui estoit public de se retracter de son infidelité en presence du Bacha & de toute sa Cour, & de détester la Secte de Mahomet en foulant aux pieds le Turban, ce qui est le plus grand affront qu'on puisse faire aux Musulmans. Il luy remonstra qu'il ne devoit point aprehender les suplices qu'on luy feroit souffrir, qu'il ne devoit craindre que Dieu qu'il avoit offensé par son apostasie, & qui seul pouvoit procurer à son ame une éternité bien-heureuse. Nostre Converty se retira dans la resolution d'executer ce qui luy avoit esté ordonné pour son Salut. Il demeura jusqu'au départ du Prelat en sa maison de campagne où il demandoit à Dieu avec ferveur le pardon de ses crimes & la Grace de mourir pour sa gloire. Il differa l'execution de son dessein pendant quelques jours, de crainte que les Turcs n'attribuassent sa Conversion au Prelat qui auroit esté en danger de perdre la vie; Mais de bonheur le Vaisseau sur lequel il s'estoit embarqué estant à la voile, nostre Converty quitta sa retraite & vint au Chasteau avec ses plus beaux habits qu'il ne portoit qu'aux jours de Ceremonie, à peine parut-il dans la Chambre que le Bacha luy demanda ce qui l'avoit empesché depuis quelques jours de venir au Palais, il répondit hardiment que durant ce temps là il avoit fait une retraite où Dieu luy avoit fait connoistre l'estat déplorable dans lequel il estoit depuis qu'il avoit abandonné la veritable Religion, & qu'il n'en reconnoissoit point d'autre que la Chrestienne, pour laquelle il estoit prest d'endurer tous les suplices imaginables, en proferant ces paroles il tira de la manche de son Caffetan un Crucifix, & exorta le Bacha & la compagnie de reconnoistre & d'adorer un Dieu mort en Croix pour les pechez des hommes; Puis jettant son Turban par terre il dit hautement, qu'il renonçoit de tout son coeur à Mahomet. Les Turcs irritez de ce mespris contre l'honneur de leur Prophete voulurent le massacrer sur le champ; Mais le Bacha pour arrester leur colere leur representa qu'il avoit perdu l'esprit: Cependant pour les satisfaire il commanda qu'il fût enchaîné dans la prison des Captifs, esperant qu'il pourroit faire changer de sentiment à nostre Converty, lequel avant que de sortir de sa presence luy jetta quelques Sultannins d'or, & l'asseura que c'estoit le seul argent criminel qui luy restoit, & qu'il avoit destiné pour acheter le bois dont il devoit estre brûlé si Mehemet refusoit d'en faire la dépense. Le Bacha qui l'aimoit ne voulut pas d'abord l'abandonner à la cruauté des Turcs qui accoururent à la prison pour le mettre à mort, si les Gardes ne se fusent opposez à leur violence. Le Divan qui represente la Justice du Grand Seigneur, craignant une sedition populaire, fut le lendemain au Palais pour demander à Mehemet la punition de cét attentat, le Bacha vit bien qu'il ne pouvoit plus le sauver, & ayant esté informé par les Gardes de la prison qu'il avoit passé la nuit en prieres & en exortations aux Captifs, laissa aux Juges la liberté de Juger selon leurs Loix le Coupable qu'on fit sortir de la prison chargé de fers pour estre conduit au Chasteau. Les opprobres qu'on luy fit dans les rües ne furent point capables d'ébranler sa constance, l'augmentation des biens & des honneurs qu'on luy offrit ne purent ny changer son esprit ny toûcher son coeur, le suplice qu'on luy preparoit luy sembloit doux pour son crime: Enfin les Cadis voyans que la populace assemblée devant le Palais demandoit Justice, ils le condamnerent à estre brûlé vif. La Sentence ne fut pas plustot prononcée qu'on le dépoüilla des habits Turcs qu'il portoit, & quon le conduisit au lieu destiné pour son suplice. Il n'y arriva pas sans peine, car ces Barbares le mirent dans un estat pitoyable par une gresle de pierres, de crachats & de bastonnades qu'ils luy déchargerent le long du chemin. Ces confusions n'empescherent point que quand il fut arrivé au lieu il ne continuât ses exortations aux Captifs, il en fit mesme une au Turcs en langue Arabesque, & ne cessa jusqu'au dernier soûpir de prier Dieu pour la conversion de ses Boureaux qui le jetterent au feu dans lequel il fut purifié de son infidelité. Les Chrétiens qui assisterent à sa mort recueillirent quelques ossemens qui n'avoient point été consommez par le feu; des Captifs qui avoient esté presens à son martyre m'ont assuré qu'un Chrestien, son amy, trouva parmy les cendres son coeur aussi vermeil & aussi entier que s'il n'eût point passé par les flâmes. Mehemet eut du déplaisir de la mort du Marabous, les Turcs l'accuserent de luy avoir voulu faire grace & d'estre amy des Chrestiens; En effet le Bacha n'estoit Mahometan que des lévres, & les Semences du Christianisme où il avoit esté élevé, estoient demeurées si vives dans son coeur qu'il avoit fait amitié avec quelques Princes Chrestiens, & formé depuis quelques années le dessein de se retirer dans un païs fidele. Quand il crut estre en estat de l'executer avec succés, il en écrivit à Malte, & pria le Grand Maître d'envoyer à Tripoly quand les Corsaires seroient en Mer, des Brigantins & des Galeres pour embarquer sa famille, ses richesses & la pluspart des Renegats qu'il avoit gagnez & des Captifs. Il offrit mesme de livrer la Ville & le Chasteau aux Chevaliers s'ils amenoient les forces necessaires, ne demandant point d'autre recompense que d'estre honnoré de la grande Croix de l'Ordre. Le Grand Maistre aprés avoir consulté long-temps refusa les offres de Mehemet, son avis fut qu'il y auroit de l'imprudence de se confier dans une entreprise si perilleuse à la foy d'un Renegat. Ce refus donna du chagrin à Mehemet & fut cause de sa perte. Car les Turcs soit qu'ils se doutassent de son dessein, ou qu'ils l'eussent découvert, empoisonnerent Sidy Hally son fils unique âgé de quinze ans. Son pere avoit eu un soin particulier de son éducation & luy avoit donné pour Gouverneur un Captif tres-habile homme; il n'avoit rien de Barbare & quoy qu'on dise ordinairement que l'Afrique ne produit que des Monstres, Sidy Hally faisoit déja paroistre toutes les vertus des honnestes gens de l'Europe; son divertissement aprés ses exercices estoit de visiter les Esclaves dans leurs travaux, & jamais il ne les quittoit sans leur avoir témoigné sa liberalité. Mehemet fut inconsolable de la mort de son fils sur lequel il fondoit toutes ses esperances, il ne luy survécut que deux mois & fut empoisonné avec des fruits par un Captif Calabrois qui exerçoit la Pharmacie dans le Chasteau. Peu de temps avant sa mort il dit en soûpirant, que la demande qu'il avoit faite aux Chrestiens estoit juste & avantageuse, qu'on devoit luy donner un azile & à ceux de sa compagnie, parce qu'il procuroit la liberté à grand nombre de Captifs, enlevoit un tresor qui seroit demeuré chez les Chrestiens, & contribuoit à la conversion & au salut de plusieurs Renegats; Et que lorsqu'il seroit arrivé à Malte, on luy auroit fait connoistre qu'il ne meritoit pas l'honneur d'estre grand Croix, ayant persecuté pendant quarante ans ceux qui la reverent. Mehemet possedoit toutes les qualitez d'un bon Prince, il estoit doux, affable, moderé, juste, peu sensible aux plaisirs que les Turcs aiment, & n'ayant dans son Serail que trois femmes donc deux estoient Greques Chrestiennes; Ses Ennemis l'accuserent d'avoir esté trop attaché à ses interests, d'avoir mis des Impots extraordinaires à la Campagne, d'avoir méprisé la Loy du Prophete, d'avoir eû des intelligences secretes avec les Princes Chrestiens, d'avoir fait jetter en Mer une de ses femmes & d'avoir pardonné à sa compagne qui estoit Chrestienne. On soupçonna la premiere d'avoir donné un rendez-vous à un Turc des plus puissans de la Ville dans un aman-lieu destiné pour les bains où souvent il se pratique des amourettes. Le Turc se nommoit Chabam Goul grand Fermier du Royaume, ses richesses ne purent le sauver, il luy en cousta la vie qu'il finit malheureusement dans le puits de sa maison; l'Eunuque qui accompagnoit les Sultanes fut empalé à la porte du Chasteau pour avoir receu des presens du Turc, & n'avoir pas esté fidelle gardien des femmes du Bacha. Osman qui estoit General de la Campagne & qui avoit fait empoisonner Mehemet son cousin par le Calabrois fut mis en sa place. Ce nouveau Bacha fit étrangler les principaux Renegats qui avoient esté dans la confidence de son predecesseur, avec quelques Chrestiens qu'il aimoit. Il donna des Charges à ses favoris, pour avoir des Officiers fideles pour la garde du Chasteau, comme le Caya qui reside à la porte du Palais & prend connoissance des affaires avant le Bacha, & le Gouverneur de la Marine; Il fit prendre le Turban à ses neveux qui menoient une vie libertine avec les Renegats Grecs, & les honnora de ces deux Charges importantes. Il establit Regepbé son parent General de la Campagne, qui est la premiere dignité du Royaume, mit de nouveaux Gouverneurs dans les Villes Maritimes & changea les Garnisons des Forteresses, afin d'estre Maistre de toutes les Places du Royaume. Tandis qu'Osman estoit occupé à son establissement, deux Corsaires arriverent avec une riche prise; Les principaux Officiers de ces Navires qui avoient esté dans les interests de Mehemet furent affligez de la nouvelle de sa mort. Mais les presens que fit Osman Bacha de cette prise estimée cent mil écus, arresta les Levantis qui vouloient se mettre à la Voile pour prendre party ailleurs; Cela pourtant n'empécha point que beaucoup de Renegats ne desertassent de peur de souffrir les mesmes disgraces que leurs compagnons. Les Arabes de la campagne voisine de Tripoly, regreterent aussi Mehemet & se souleverent contre Osman qui eut bien de la peine à les remettre dans l'obeïssance. Comme la douleur de la mort du Bacha estoit generalle, les Marchands Estrangers & les Captifs faisoient tous les jours des insultes à l'Apoticaire Calabrois qui l'avoit empoisonné, ce qui estant venu à la connoissance d'Osman, l'obligea de luy donner la liberté & de le renvoyer en Italie. Ce perfide s'embarqua de nuit de crainte des Captifs, sans songer que son crime ne demeureroit point impuny & qu'il ne joüiroit pas long-temps de l'argent & des presens qu'il avoit receus d'Osman. Dés qu'il fut arrivé au Royaume de Naples, où l'on avoit fait sçavoir sa perfidie envers Mehemet, l'Amy des Crestiens, & le Pere commun des Captifs, il fut assommé par les femmes qui avoient leurs maris, leurs parens, leurs enfans & leurs Compatriotes Esclaves à Tripoly. Les Usurpateurs sont dans une perpetuelle deffiance, tout leur fait ombrage, ils violent toutes sortes de devoirs pour se maintenir dans le rang qu'ils ont aquis par le crime, & dés qu'une personne leur est devenüe suspecte, c'est une Victime qu'ils ne manquent jamais d'immoler à leurs soupçons. Osman resolut de sacrifier à sa seureté Regep Caya qui avoit suivy le party de Mehemet; Il apprehendoit son credit & son ressentiment, parce qu'il l'avoit dépoüillé de sa Charge qu'il avoit donnée à son neveu. Mais comme ils s'estoient jurez de ne point attenter à la vie l'un de l'autre, Osman pour estre dispensé de son serment alla trouver le Grand Marabous du Royaume qui demeure à la Campagne; Ce Docteur de la Loy luy deffendit de la part du Prophete de faire mourir Regep, & le conjura de ne pas commencer son Gouvernement par un parjure, & d'exiler plustost le Caya que de fausser la parolle qu'il luy avoit donnée. Quoy que la fermeté du Marabous ne plût pas au Bacha, il se contenta de s'emparer de la dépoüille de Regep & de l'envoyer à Thunis avec un seul Eunuque & une vieille Mule pour son service; Le malheur du Caya toucha le peuple qui l'avoit soûhaité pour Maistre & ne fut pas moins sensible aux Captifs qu'il avoit protegez durant sa faveur. Le jour qu'il partit quelques flateurs, dont les Cours des Grands sont toûjours remplies, dirent au Bacha que le simple exil de Regep estoit contre les Regles de la politique, que sa mort estoit necessaire pour la conservation de sa personne & du Royaume, qu'il pourroit se refugier à Constantinople où il ne manqueroit pas d'avertir le grand Visir de ce qui s'estoit passé à Tripoly & des tresors laissez par Mehemet; Et qu'enfin pour lever tous les soupçons que le Bacha pouvoit avoir à cause de son serment, il falloit oster la vie à Regep pendant la nuit, auquel temps l'homme est reputé mort. Ces pernicieux conseils persuaderent Osman de s'en défaire malgré les deffenses du Marabous auquel les Renegats n'ont pas tant de foy que les Turcs naturels; Le l'endemain il envoya quatre Officiers & un Capigy qui est l'Executeur de la Justice du Prince. Ces Ministres ayant suivy à Cheval la route de Regep arriverent de nuit le mesme jour à Tripoly le vieux, & l'y trouverent chez le Gouverneur qui luy donnoit à souper. Le Capigy mit és mains du Gouverneur son Ordre, dont Regep ayant eu avis il se leva de table, assûra les Turcs qu'il estoit prest d'obeïr & demanda seulement la permission de se laver & de faire sa priere dans une Mosquée voisine, ce qu'ayant obtenu & executé le Capigy luy coupa la teste. Aprés l'execution les Turcs ayant voulu obliger l'Eunuque de retourner à la Ville suivant les ordres du Bacha, ce fidele domestique leur dit dans sa douleur, qu'il estoit resolu de ne pas survivre à son Maistre & les pria de luy donner la mort: Ils userent de violence pour le faire mettre en campagne, & voyans qu'il estoit impossible de luy faire abandonner le corps de son Patron, on luy coupa aussi la teste, ce qu'il souffrit constament. Depuis cette action le grand Marabous n'a point entré dans la Ville du vivant d'Osman, il se contentoit de venir aux environs où le Bacha faisoit dresser des Tentes pour le consulter sur les affaires de la Religion. Quand les Capitaines des Navires sont prests d'aller en course, ils vont rendre visite à ce grand Prestre de Mahomet au lieu de sa residence, & recevoir ses oracles sur les évenemens de la Mer; On tient que la pluspart des Marabous se servent de l'Art magique, sur tout lorsqu'il s'agit d'attaquer les Chrestiens. Chapitre IV. _Deux sortes d'Esclaves, l'Autheur fait un rude apprentissage de sa captivité, Monsieur Gabaret vient à Tripoly avec quinze Vaisseaux, demande la liberté des Captifs François, refus du Bacha par la trahison d'un Capitaine Provençal, un Parisien Captif s'empoisonne, vingt jeunes Chrestiens sont conduits à Constantinople, & six au Grand Caire, l'Autheur est envoyé en Alexandrie, au retour son Patron luy fait couper de la pierre, fuite des Captifs qui sont r'amenez & punis, Martyre d'un Ethyopien qui estoit du nombre des fugitifs, penible travail de l'Autheur._ Quoy que l'esclavage passe pour le plus grand des maux, & que la figure d'un homme dans les fers soit le Tableau le plus naturel du peché qui a causé la captivité du genre humain. Il faut pourtant avoüer que les chaînes & les cachots ne font pas la plus grande misere des Captifs, & que pendant que leurs corps sont dans les liens, leurs ames éprouvent quelquefois la rigueur d'un empire plus insuportable que celuy des Barbares. Le long séjour que j'ay fait en Barbarie me permet d'avancer qu'il y a deux sortes d'Esclaves, le Juste & l'Impie. Le premier méne une vie innocente, endure les souffrances avec une soumission respecteuse à la volonté de Dieu, les reçoit comme une matiere de satisfaction & de penitence & espere toûjours en la misericorde Divine. Le second s'abandonne à la débauche & au déreglement, souffre sans amour comme les damnez, vomit incessamment des imprecations & des blasphémes & desespere de sa liberté. Le Juste imite Joseph dans les fers, il se sanctifie dans le cachot, & tâche de gagner le Ciel par sa penitence, & l'Impie le perd par son libertinage, qui souvent luy ouvre la porte à l'Apostasie & le rend esclave du Demon, suivant cét oracle de Jesus-Christ, qui commet le peché est esclave du peché. Ainsi l'on peut dire de l'usage different que les Captifs font des mesmes chaisnes ce que Saint Thomas Daquin dit de ceux qui reçoivent l'Eucharistie _Mors est malis vita bonis_. Il faut encore avoüer que la plus cruelle peine des Captifs est le chagrin qu'ils ont d'avoir abusé de leur liberté, & d'avoir eux-mesmes forgé leurs fers par un pur caprice & une folle curiosité, & que la servitude est plus fâcheuse à une personne de naissance qu'à une de condition accoûtumée dés sa jeunesse à la fatigue; Car un Matelot va sur Mer avec les Corsaires pour le service des Navires, & un Artisan gaigne par son travail dequoy s'exempter de la faim. Cependant le Juste de quelque condition qu'il soit souffre constamment & sans murmurer contre le Ciel, au lieu que l'Impie continuë ses blasphémes & ses crimes & attire sur sa teste la faim, la peste & le desespoir qui sont les fleaux dont la Justice Divine punit de temps en temps les mauvais Chrétiens dans la Barbarie. Aprés ces reflexions il est à propos que je commence la Relation de ce qui m'est arrivé & de ce que j'ay veû pendant prés de huit années de captivité dans Tripoly. Salem Chastel mon premier Maistre exerçoit la charge de grand Prevost, & avoit soin des Esclaves noirs dont le Bacha trafiquoit au Levant, & des biens qui luy appartenoient par la mort des chefs de famille. Il faisoit bastir une maison à la campagne & une Mosquée afin d'y faire ses prieres & de luy servir de Sepulture. Quoy que je ne fusse pas guery de mes blessures on ne laissa pas de me donner un travail aussi penible que si j'eusse esté en parfaite santé; mon Patron pour mon apprentissage me fit vuider les lieux secrets de sa maison & creuser les fondemens de son nouvel Edifice, je fus trois fois employé à ce travail parmy des infections & des ordures capables de me faire mourir. On m'employa en suite à servir des Massons qui estoient Turcs, Arabes & Noirs, & qui parloient leur langue naturelle que je n'entendois point. Je m'imaginay servir à la construction d'une seconde Tour de Babel à cause de la confusion de leur langage. Comme chacun me commandoit, & que je ne pouvois d'abord comprendre ce qu'ils desiroient, ils ne me parloient le plus souvent que par des bastonnades qui m'obligerent d'apprendre en peu de temps leur jargon pour m'en exempter. Heureusement pour moy un Tagarin conducteur de l'ouvrage & qui avoit demeuré longtemps en Espagne, me prit en affection & me protegea contre des Noirs qui pour complaire au Patron & faire les bons valets me faisoient des insultes, parce que j'estois Chrestien. Ces mauvais traitemens de mon apprentissage me firent apprendre en moins d'un an à servir les Massons, tailler les pierres & blanchir les maisons. Dans les travaux l'Esclave n'a par jour que trois petits pains du poids d'une livre qu'on distribuë le soir à l'entrée de la prison, on luy donne à midy pour potage du bled cuit appellé dans le Pays Bourgoul, ou bien de la Basine faite avec de la farine d'orge assaisonnée d'un peu d'huile, ou de boüillon de Chameau, ou de quelqu'autre vielle beste inutile, ce Mets est extrémement grossier & l'on est obligé de le manger avec les doigts. A la fin de l'Automne il arriva de Candie à Tripoly une Barque de Marseille, le Capitaine qui estoit Provençal ne vint que pour avertir le Bacha qu'il avoit laissé au Port de cette Ville quinze Navires de France chargez d'infanterie que le Roy envoyoit pour la secourir, & que Monsieur Gabaret qui commandoit cette Flotte devoit en retournant en France passer à Tripoly pour demander les Captifs François; Mais qu'il n'avoit aucun ordre de Sa Majesté, & que ce n'estoit que pour donner de la terreur; le Bacha fit recompenser ce perfide qui se mit à la voile crainte d'estre surpris des Navires de France. Et voyant qu'il n'avoit point de temps à perdre il commanda de garnir de Canons les Rempars de la Marine, fit fortifier l'entrée du Port où deux Navires furent coulez à fonds, & demanda du secours aux Arabes de la campagne contre les Chrestiens leurs Ennemis communs. O Ciel! quel spectacle de voir les pauvres Captifs tirer des Canons comme des bestes, démaster les Navires, en mettre la proüe contre terre à l'abry du Chasteau de peur qu'ils ne fussent brûlez, & travailler avec tant de precipitation & si peu de relâche que plusieurs succomberent sous le fais, & payerent par avance la bravoure que les François venoient montrer à Tripoly! Dés que l'Escadre de leurs Vaisseaux parut en Mer, nous fûmes enchaînez dans les Prisons, où la faim la soif & la chaleur nous reduisirent presqu'à l'extrémité. Monsieur Gabaret à son arrivée fit moüiller l'Ancre à la grande Rade, où le Bacha l'envoya complimenter par le Gouverneur de la Marine qui conduisit Monsieur le Chevallier de Labat dans sa Chaloupe avec quantité de Noblesse Françoise. Ayant mis pied à Terre ils trouverent depuis la Marine jusqu'au Chasteau les Levantis que le Bacha avoit fait mettre en haye pour leur faire voir ses meilleurs Troupes. Osman donna Audience à Monsieur de Labat qui luy demanda de la part du Roy tous les François qui estoient Captifs dans la Ville & le Royaume de Tripoly. Le Bacha, sans faire connoistre qu'il sçavoit le Mystere, dit qu'il ne pouvoit donner sans argent ou sans échange les Captifs qui luy estoient necessaires tant pour les travaux de la Ville que pour le service de la Mer; & le Chevalier s'estant contenté de luy demander les Marchands, il répondit qu'ils étoient dans la puissance de payer une bonne Rançon. Sur ce refus les François se retirerent & en avertirent Monsieur Gabaret qui donnoit déja ses Ordres pour canoner la Ville, lorsqu'on vit partir du Port deux Barques & un Brigantin chargez de toutes sortes de rafraichissemens que le Bacha luy envoyoit, ils les accepta dans l'esperance que la nuit donneroit conseil à Osman. Le lendemain le Chevalier fit une seconde tentative aussi inutile que la premiere: Pendant qu'il s'entretenoit avec Osman, les Renegats assûrerent les Gentils-Hommes François que plus ils demeureroient devant Tripoly, plus les Esclaves souffriroient dans leurs Cachots, que le Capitaine d'une Barque Françoise avoit averty le Bacha de leur arrivée & qu'ils n'avoient point d'ordre du Roy: Nous eûmes permission de donner avis à Monsieur Gabaret des miseres que nous endurions depuis son arrivée, & qu'il ne pouvoit finir qu'en abandonnant le Pays. Ce General toûché de compassion nous fit écrire une lettre par laquelle il nous exortoit à la patience, & nous assûroit d'un second voyage plus avantageux que le premier. Avant que de se mettre à la Voile il fit saluer à bales, ce qui donna une telle épouvante aux Barbares que plusieurs abandonnerent la Ville. Un Turc & deux Arabes furent tuez de boulets de Canon, les Captifs François en payerent les funerailles à coups de bastons, & on leur reprochoit que leurs Capitaines avoient embarqué des Bestes au lieu de Chrestiens; il est vray que le Bacha leur fit present de Boeufs, de Moutons, de Gazelles & d'Autruches de Barbarie. Monsieur Gabaret estant arrivé en Provence fit chercher le Capitaine de cette Barque nouvellement arrivée du Levant, il avoit débarqué à Marseille où il fût arresté & tiré dans le Port à quatre Galeres. Ainsi fut puny d'un horrible suplice ce traitre qui par un lâche motif d'interest avoit empêché la liberté des Esclaves de sa Nation. Le Bacha craignant le retour des François fit fortifier la Ville Capitale, mit garnison dans les Places frontieres, donna Retraite aux Renegats, & fit construire une Forteresse sur un Rocher qui avance en Mer du costé du Ponant, afin d'assûrer les Navires dans le Port & de commander la grande Rade, où les Vaisseaux passagers sont obligez de moüiller l'Ancre quand ils ne doivent pas faire long séjour à Tripoly. On employa tous les Chrestiens à ces Fortifications durant six mois, les Prestres, les Chevaliers de Malte & les personnes de Qualité n'en furent point dispensez, & le travail fut si rude que beaucoup de Captifs arroserent la Forteresse de leurs sueurs & de leur sang & perirent accablez de miseres. Les Fortifications achevées je retournay à la Campagne chez Salem mon Patron, qui me fit couper la Pierre dans la Carriere avec quatre autres Captifs proche de ceux qui travailloient pour le Bacha, chaque Chrestien estoit obligé de tailler par jour dix pierres de deux pieds de long & d'un pied de large à peine de la bastonnade; on nous gardoit à veuë parce que ce lieu est sur la Mer, esloigné de la Ville de deux lieuës. Il arriva un Navire de France dont le Capitaine causa autant de joye aux Chrétiens que le Provençal avoit causé de douleur; il avoit ordre de Rachepter plusieurs Captifs du nombre desquels estoit un nommé Gonneau Parisien. L'Art d'Horloger qu'il exerçoit le rendoit si necessaire au Bacha qu'il refusa cinq cens Escus pour sa Rançon, & voulut l'obliger à demeurer encore huit années à son service, luy promettant de luy donner la liberté gratuitement. Gonneau chagrin du refus du Bacha luy dit hardiment que dans peu de jours il n'auroit ny Captif ny argent. Estant sorty du Chasteau & ayant receu du Capitaine deux cens Piastres sous pretexte de les faire profiter, il traita la nuit suivante cinq cens Captifs qui logeoient avec luy dans la même Prison proche du Chasteau, rien ne manqua au Régal & jamais Gonneau n'avoit paru de si bonne humeur. Le lendemain avant que d'aller au travail chacun s'empressant de remercier Gonneau, on le trouva mort; Ce malheureux garçon desesperé de la continuation de son Esclavage s'estoit empoisonné, Osman affligé de sa mort dit publiquement qu'il avoit perdu vingt Captifs en la personne du seul Gonneau, il pensa décharger sa colere sur des Officiers Renegats qui avoient mis obstacle à sa liberté à cause qu'il travailloit pour eux aux heures dérobées. Bien que les Bachas de Barbarie ne soient pas dans la dépendance absoluë du Grand Seigneur, & que les Villes Maritimes de Tripoly, de Thunis & d'Alger s'erigent en Republiques, ils ne laissent pas d'envoyer tous les ans une espece de Tribut à Constantinople avec des presens au Grand Visir & aux Principaux Officiers de la Porte pour conserver leur amitié. Les Corsaires de Tripoly avoient depuis peu fait de riches prises, Osman resolut d'y envoyer vingt jeunes Captifs des plus beaux, & cent Negres que mon Patron eut ordre de tenir prests pour embarquer sur le Gal d'Or Navire pris sur les Hollandois. Que de larmes répendirent les Chrestiens qui furent choisis, & qui n'ignoroient pas qu'ils estoient destinez à demeurer toute leur vie dans le Serail sans aucune esperance de liberté! Il y en eut quatre qui pour s'exempter du Voyage userent d'artifice, les uns se firent des playes, & les autres se défigurerent le visage afin de paroistre diformes au Bacha, qui fût insensible à leurs plaintes & les obligea de partir. Salem mon Patron eut encore ordre de faire Equiper une Barque sur laquelle on devoit aussi embarquer cinquante Negres avec trois Hollandois, deux Italiens & un Savoyard, duquel je raconteray cy-aprés les avantures. Le Bacha envoyoit ce present au Visir du Grand Caire qui estoit son amy intime. Mon Patron me fit embarquer sur cette Barque pour avoir soin des Esclaves. Nous partîmes de Tripoly avec un vent favorable qui nous fit arriver en peu de jours au Port d'Alexandrie, où nous laissames les Captifs à un Chef de Caravanne qui devoit les conduire par terre au Grand Caire, & le Gal d'Or qui nous avoit escorté prit la route de Constantinople. Nostre Capitaine avoit ordre de charger la Barque de Ris, de Féves & de Beure, ce qui nous obligea d'aller en Sirie où les Legumes sont en abondance. Je vis de loin la Palestine sans qu'il me fût permis de mettre pied à terre pour voir les Saints lieux où se sont passez les Mysteres de nostre Redemption. Dans cét estat je me consideray comme un Israëlite qui ne pouvoit entrer dans la Terre de Promission que les Infideles possedent de puis tant de Siecles à la confusion des Chrestiens, je me contentay de verser des larmes demandant pardon à Dieu de mes péchez qui m'en deffendoient l'entrée, & le priant de me donner les graces necessaires pour supporter patiemment ma captivité. Aprés avoir chargé la Barque nous partîmes pour Tripoly où nous arrivâmes sans danger. Au retour d'Alexandrie mon Patron jugeant que je n'avois pas beaucoup fatigué dans ce Voyage qui avoit duré quarante jours, me fit de rechef couper la pierre, une Barque armée de Mores & de Chrestiens venoit tous les Vendredys enlever les pierres que les Captifs avoient taillées pendant la semaine, pour les conduire à Tripoly. Des Captifs de condition qui ne pouvoient esperer la liberté qu'en payant de grosses Rançons, resolurent de s'emparer de cette Barque & de se sauver; S'estants munis de quelques provisions, de deux Mousquets & d'un peu de poudre, ils se rendirent avec d'autres Captifs qu'ils avoient gagnez, dans le voisinage de ce travail esloigné de la Ville de deux lieuës. La Barque y estant arrivée ils s'en saisirent, chasserent les Mores, deschaînerent les Captifs qui tailloient la pierre pour le Bacha, les firent embarquer & se mirent à la voile avec le secours des Avirons. Comme Nous estions un peu esloignez des Captifs du Bacha, nous courûmes au bruit vers la Barque pour estre de la partie; mais nostre diligence fut inutile, car heureusement pour nous les Mores qui avoient esté chassez de la Barque nous arresterent aydez des Barbares qui accouroient de toutes parts pour s'opposer à la fuite des Chrestiens. Ces Infideles voyant les Esclaves à la voile déchargerent sur nous leur colere & nous conduisirent à coups de baston jusques dans la Ville. Si-tost que le Bacha eût appris l'entreprise des Captifs, il fit partir ses Barques legeres & ses Brigantins pour les ramener. Les Chrestiens se deffendirent avec tant de vigueur & de courage que les Turcs sembloient presque desesperer de la Victoire, & malgré l'inégalité de la partie ils resisterent pendant quatre heures à douze Barques & Brigantins; enfin ces Vaillans hommes se voyans le vent contraire, sans voile, sans timon & sans autres armes que des pierres & leurs mains, furent obligez de se rendre à la mercy de leurs ennemis. Il y eût trois Chrestiens de tuez & quelques blessez, les Barbares perdirent deux Lieutenans de Navire, quatre Turcs, & six Levantis sans compter les blessez; on ramena ces Fugitifs, & depuis la Marine jusqu'au Chasteau il n'y en eût pas un qui ne commençât son suplice par les pierres, les crachats & les bastonnades. Le Bacha fit recevoir à chaque Captif le châtiment selon qu'il s'estoit deffendu dans le combat, ou qu'il avoit contribué à la fuite. On commença la Tragedie par un Pere Cordelier Italien qui dans le combat animoit les Chrestiens le Crucifix à la main, ce bon Religieux eut la gloire d'estre moulu comme le grain de Froment par une gresle de bastonnades, six autres Captifs en moururent aussi, quatre eurent le nez & les oreilles coupez, les moins coupables receurent deux cent coups de baston, les Gens de qualité n'en furent point exempts & le Bacha les fit enchaîner doublement avec deffenses de sortir des Prisons; j'ay aidé cent fois au Comte Bizare, Vicentin, à porter ses fers, à l'égard de nous autres Captifs de Salem nous en fûmes quittes pour cent bastonnades à la priere de nostre Patron qui remonstra les mauvais traitemens que nous avions receus de ceux qui nous avoient amenez à Tripoly. La Tragedie finit par le Martyre de Marc Etiopien de Nation, qui ayant esté autrefois Captif a Tripoly avoit esté pris par les Venitiens sur un Navire chargé de Negres que le Bacha envoyoit par present à Constantinople. Il s'estoit fait Chrestien à Venise, & estant sur Mer au service de la Republique il avoit été fait Esclave par les Corsaires de Tripoly, où il fut reconnu & employé aux travaux les plus penibles. Les Turcs qui avoient esté témoins de sa valeur dans le Combat luy offrirent sa grace & des Charges s'il vouloit abjurer le Christianisme, ce qu'ayant refusé il receut trois cens bastonnades & fut livré aux Negres qui le bruslerent dans la grande place; Marc souffrit son Martyre avec une constance heroïque & mourut pour la Foy dans une Ville où l'infidelité triomphe. A mon égard je demeuray dans la Prison plus d'un mois avant que d'estre guery de mes blessures, je ne l'estois pas entierement qu'on me mit à tourner la Roüe d'un Cordier qui faisoit les Cables des Navires, & à peine fus-je rétably que mon Patron me fit derechef couper la pierre, j'estois enchaîné avec un Hollandois plus méchant ouvrier que moy, qui quelque fois me faisoit essuyer la bastonnade; j'eus besoin de toute la force de ma jeunesse pour resister à cause des chaleurs qui sont excessives en Barbarie, & de la faim que je souffrois dans ce travail. Chapitre V. _Prise d'un Navire François, un Religieux & deux Armeniens y sont faits Esclaves, on dérobe au Religieux mil Sultanins d'or qu'un des Armeniens luy avoit donnez à garder; Peste à Tripoly, mort d'une femme & d'un fils du Patron de l'Auteur, de quelle maniere on enterre les Turcs: Histoire d'un faux Dervis, la femme de Salem tâche de faire prendre le Turban à l'Auteur; Description de la Maison de Campagne de Salem, il employe l'Auteur à de rudes travaux pour l'obliger à changer de Religion. Sa servante luy fait des plaintes de l'Auteur, Salem luy fait donner de la bastonnade; l'Auteur est en danger de perdre la vie, est sauvé par la mort de Salem._ Les Corsaires de Tripoly prirent un Navire François qui negotioit pour la Ville de Ligourne, un Religieux de Saint François Italien fut fait Esclave avec deux Maronites qui alloient à Rome estudier dans un College fondé par le Pape Urbain huitiéme pour les pauvres Habitans Catholiques de la Terre Sainte. Il y avoit encore deux Armeniens qui se retiroient en France avec de pretieuses Marchandises; Ces Peuples quoy que sujets du Grand Seigneur sont faits Captifs par les Corsaires de Barbarie, lorsqu'ils se retirent en terre Chrétienne avec leurs richesses. Un de ces Armeniens sauva de sa perte mil Sultanins d'or qu'il donna en garde au Religieux qui ne fut point visité par le respect que les Corsaires portent à l'habit de S. François. Cette somme ayant esté dérobée au Pere par un Esclave Italien qui le frequentoit, l'Armenien apprit avec douleur le vol de ses Sultanins qu'il destinoit pour sa liberté. Il differa quelque temps à demander justice au Bacha de peur de mettre en danger le Religieux, le desir neanmoins de la liberté qui est naturel à tous les Hommes, l'obligea d'en porter ses plaintes à Osman qui fît donner la bastonnade à des Italiens qui frequentoient le Pere, & n'épargna rien pour découvrir le voleur; Il resolut mesme d'attaquer le Religieux qu'il menaça de mort si les Captifs ne rendoient les Sultanins, dans la pensée que les Chrestiens qui ont de la veneration pour leurs Prestres ne l'abandonneroient pas à la cruauté des supplices. Le Bacha voyant que ses menaces estoient incapables d'attendrir le coeur du Criminel, il fit donner au Religieux des bastonnades sous les pieds, le lendemain il les fit reïterer sur les reims, & jura que le troisiéme jour il en recevroit autant sur le ventre & seroit brûlé. La veille du martyre du Religieux deux Marabous vinrent de la part du Bacha dans la prison des Captifs pour y faire des sortileges, ces Ministres d'iniquité exorterent d'abord les Chrétiens à ne point laisser perir leur Religieux qui estoit l'unique pour les consoler dans leur captivité; ils visiterent les quatre coins de la prison où ils profererent des paroles, & principallement aux environs de la Chappelle, & se retirerent faisant cent imprecations contre le laron. Aprés que les portes de la prison furent fermées chacun tâcha de consoler le Religieux, qui ne démentit point l'honneur & la pureté de son Caractere, exortant les Captifs à la perseverance, & priant Dieu de donner la liberté à l'autheur de sa mort; Nous fismes tous des voeux au Ciel pour sa délivrance, & plusieurs passerent la nuit en prieres. A peine fut-il jour que les Satelites du Bacha entrerent & se saisirent du Religieux, les Captifs accoururent pour donner le dernier baiser à leur Prestre que le Bacha vouloit sacrifier à son avarice, & déja l'on traînoit cét innocent au suplice, lorsqu'un Captif qui avoit prié toute la nuit dans la Chapelle trouva proche de l'Autel une bourse où les Sultanins estoient; Elle fut mise és mains de Salem mon Patron & portée au Bacha qui la retint pour luy sans se mettre en peine de l'Armenien qu'il laissa dans les fers. Les Marabous firent courir le bruit que leurs prieres avoient fait trouver les Sultanins, comme si les faux Prophetes de Mahomet avoient quelque puissance dans le Temple de Dieu. Osman les ayant fait compter & s'en estant trouvé manquer deux cent il dit en riant que le voleur avoit bien fait de les avoir gardez pour s'en racheter. En effet le Captif Italien qui les avoit pris en paya sa rançon deux ans aprés, ne l'ayant pas voulu faire plûtost de peur d'estre reconnu; Pour le Religieux il mourut depuis de la peste à Tripoly, en assistant les Chrestiens frappez de cette maladie. Le Vaisseau du Gal d'or qui avoit porté le present au Grand Seigneur, fut au retour de Constantinople chargé dans l'Egypte & le Damas de marchandises & de legumes pour la nourriture des Levantis; Mais au lieu d'apporter à Tripoly les alimens pour conserver la vie, il y apporta la peste qui causa la mort à une infinité de Barbares. Cinq Turcs en moururent à l'arrivée du Navire, ce qui donna de la terreur à la Ville: Le Caya craignant d'estre chastié de ses impietez fut d'avis qu'on brûlast le Navire & toutes les marchandises; les Interessez demanderent qu'il fût éloigné de Tripoly, & le Bacha qui en estoit le principal le fit conduire du costé d'Alexandrie dans les deserts de la Barbarie. Dans cette retraite les Turcs ne purent s'empécher de venir de nuit à la nage sur le bord de la Mer pour y faire des provisions & voir leurs parens & leurs amis, ce commerce ne dura pas quinze jours que la Campagne & la Ville furent empestées, & la maladie fit tant de ravage que le Caya fit brûler le Navire & les marchandises. Il ne faut pas s'estonner du désordre que la peste fait chez les Turcs, ils commercent à l'ordinaire, boivent & mangent ensemble, visitent les pestiferez, lavent leurs corps morts, & les portent en terre. L'entestement qu'ils ont de la predestination les en fait mépriser le peril, ils disent que Dieu écrit sur le front de l'homme naissant les biens & les maux qui luy doivent arriver, & de quelle mort il doit mourir sans qu'il puisse en éviter la necessité. Mon Patron voyant sa Maison de Campagne bastie fit travailler à la Mosquée, sans songer qu'il y seroit bientost inhumé. On égorgea dans les fondemens des Moutons qui servirent de nourriture à ses Esclaves; Il nous faisoit donner tous les Vendredis quelques bestes qui ne pouvoient plus suivre le troupeau, où quelque vieux Chameau, pillier d'écurie qui avoit tourné la meule du Moulin pendant vingt années, quoy que la chair n'en fût guere agreable nous ne laissions pas de nous estimer heureux d'avoir une fois la semaine de la viande dont la pluspart de nos freres estoient privez. Salem avoit eu soin de faire assembler les matereaux necessaires pour l'edifice de la Mosquée, c'est pourquoy il eut besoin de tous ses Esclaves. A mon égard je fus tiré de la carriere & employé à preparer la chaux avec le sable, la fatigue & la precipitation de ce travail me donnerent la fiévre; je puis dire qu'elle me fut favorable, puisque les six accés que j'en eûs me donnerent le temps de guerir des blessures que la chaux m'avoit faites aux pieds, aux mains & au visage. La Peste devint si violente dans Tripoly que les Barbares se retirerent sur le rivage de la Mer où ils esperoient trouver un air moins infecté, & plus propre à temperer l'ardeur du Soleil que celuy de la Ville. Ces aveugles ne voyoient pas qu'il leur estoit impossible de se dérober au Soleil de Justice, qui les punit de leurs abominations par ce Fleau frequent dans l'Affrique. La mort d'une femme de mon Patron l'obligea aussi de se retirer à sa Maison de Campagne avec Hally son fils unique, il laissa dans Tripoly ses autres femmes, une grande fille appellée Solima, & des Esclaves Noires pour leur service, ausquelles il envoyoit tous les jours des vivres. Salem fit peu de sejour en sa maison qu'il quitta pour aller dans les Provinces lever les dépoüilles qui appartenoient au Bacha par la mort des Chefs de Famille. Peu de temps aprés son retour la Peste emporta son fils qu'il aimoit tendrement, ses funerailles furent magnifiques, & l'on y distribua tant de charitez que les Captifs s'en ressentirent. Les Personnes du commun sont portées en Terre sur les épaules; Celles de qualité sur la palme de la main, & les Princes sur les extrémitez des doigts, ils ont tous la face découverte, & sont vestus de leurs plus riches Habits; Ceux qui assistent aux funerailles se font honneur de porter le deffunct, les Turcs & les Arabes sont Inhumez sur le costé droit, afin, disent les Musulmans, qu'ils reposent plus doucement jusqu'au jour du Jugement, au lieu qu'on enterre les Juifs la face contre terre, comme si eux-mesmes s'estimoient indignes de voir le veritable Messie qu'ils ont Crucifié. Lorsque ces insensez portent un corps, si quelque Chrestien passe dessous la Bierre, la Loy leur deffend de passer outre & leur commande de reporter le corps du deffunt au logis. Zoes premiere Femme de mon Patron vint visiter la Maison de Campagne accompagnée de ses Parentes, elle pleuroit incessamment sur le Tombeau de son Fils, & ses Compagnes joignoient leurs cris & leurs gemissemens à ses larmes; cela déplut à son Mary qui la r'envoya malgré elle, car les Dames Turques ont plus de liberté aux Champs qu'à la Ville, où elles sont enfermées avec des Eunuques & des Servantes noires, qui sont les plus desagreables objets de la Nature. Mon Maistre me voyant assidu au travail eut tant d'affection pour moy qu'il m'envoyoit porter des provisions à sa Maison de Tripoly, & me donnoit ordre de m'informer de la santé de ses femmes qui demeuroient separément dans le mesme logis. Califa son Eunuqe se contentoit au commancement de me recevoir à la porte sans qu'il me fût permis de passer outre; Mais aprés quelques visites Zoes luy commanda de me faire parler à elle toutes les fois que je viendrois à la Maison. L'Eunuque sçachant que Salem m'estimoit, ne fit point de difficulté de m'en permettre l'entrée, quelques entretiens m'ayant fait connoistre le dessein qu'avoit Zoes de me surprendre, je m'abstins pendant quelques jours de la voir, un soir Califa ne voulut jamais recevoir un panier de fruits que j'apportois, il me dit de le presenter moy-mesme à Zoes, qu'il n'y avoit point de danger, qu'elle estoit en compagnie, qu'il avoit ordre de me faire entrer. Elle me receut bien, s'enquit des coutumes de mon Païs & me pria d'en raconter les galanteries à ses Parentes qui sçavoient un peu la langue Franque. Je leur parlay du bonheur des Dames Françoises qui avoient la liberté de voir le monde & de se divertir au jeu, à la promenade, au bal & à la Comedie, & je déploray le malheur des Afriquaines qui estoient perpetuellement enfermées & exposées à la jalousie & aux caprices de leurs Maris qui les traitoient en Esclaves, outre quelles estoient toûjours dans l'aprehension d'estre repudiées. Comme je voulois prendre congé de Zoes, Solima sa fille qui travailloit dans un coing de la Chambre m'appela, je la trouvay de son long sur un Tapis de Turquie appuyée sur un Carreau de Brocard. Sa Mere prit la parole & me dit que je passois ma jeunesse dans une dure servitude, que mes parens m'avoient abandonné, ou qu'ils estoient dans l'impuissance de me rachepter, qu'il ne tenoit qu'à moy de rompre mes Chaînes, & que Solima meritoit bien que je prisse le Turban. Cette belle fille témoigna par ses soûpirs qu'elle agréoit les offres de sa mere, & se leva pour me monstrer un Diamant de prix qu'elle avoit à la teste, me faisant remarquer sa coiffure, & la propreté de son habit. Il est bien difficile de resister à l'amour & aux carresses d'une jeune & charmante personne; Mais quand elle offre son coeur & sa main à un miserable Captif & qu'elle veut briser ses fers & le combler d'honneurs & de Richesses, il est presque impossible qu'un malheureux qui gemit sous le poids de l'Esclavage renonce aux plaisirs & à sa fortune, & qu'il s'obstine à languir dans la misere; Cependant il est vray que je fus insensible aux charmes de Solima, que les offres de Zoes ne me donnerent pas la moindre pensée contre les devoirs de ma Religion, & que je les quittay sans aucun engagement. Tandis que Zoes employoit l'artifice pour me faire épouser sa Fille, son Mary de concert avec elle m'occupoit aux plus fâcheux travaux, afin aussi de m'y obliger, & de temps en temps il m'en donnoit des attaintes. Un jour que nous terrassions la chambre des bains proche de la Mosquée, le Marabous appella le Peuple du voisinage à la priere, Salem qui assistoit au travail s'estant contenté de se mettre à genoux & de faire sa priere devant les Ouvriers, un Chrestien Flamand luy dit en sa Langue qu'il prioit le Demon, Salem à ma priere luy pardonna sa temerité & l'exempta de la bastonnade. Le soir avant que je me retirasse à la Prison il m'entretint des preceptes de l'Alcoran, me fit l'éloge de la Religion de Mahomet, & me promit toutes sortes d'avantages si je voulois l'embrasser. D'un autre costé Zoes n'oublia aucuns moyens pour me faire consentir à son Alliance, Califa son Eunuque & Zercoma sa Servante me firent souvent de sa part des visites qui furent inutiles. Cette Noire qui n'avoit rien que d'agreable excepté la couleur, m'ayant une fois trouvé seul me déclara qu'elle avoit de la passion pour moy, j'avoüe, me dit-elle, que la Nature m'a donné un Corps noir; Mais en recompense j'ay une ame toute blanche & toute plaine de tendresse pour toy, je me moquay d'elle & de son amour, & mon mépris l'offensa tellement que deslors elle resolut de s'en vanger. Il m'arriva une plaisante rencontre en allant à le Ville porter du fruit au logis du Patron. J'apperceus le Chien de la maison qui aboyoit aprés un Dervis, c'est un Ordre de Religieux reveré parmy les Turcs; m'estant approché j'entendis le Dervis qui faisoit des menaces au Chien en langue Françoise, luy ayant témoigné ma surprise d'entendre parler François un Religieux Turc, mon compliment luy déplut, il me répondit des injures en langue Turquesque, & voulut me fraper de sa Tapouë qui est un marteau d'armes; Je ramassay des pierres pour me défendre, & luy dis que j'appartenois à un Maistre qui connoistroit de nostre different & qui le feroit repentir de sa violence. Le Dervis reconnoissant son imprudence me pria d'excuser son emportement, m'avoüa qu'il estoit François Chrestien, me dit qu'il craignoit de me parler dans le lieu où nous estions, que ce seroit à la premiere occasion & me donna une piastre. Quelques jours aprés je rencontray le faux Dervis dans les ruës, il me fit signe d'entrer dans un cabaret Grec, où collationnant il me dit qu'il estoit Provençal, & son compagnon Genois, qu'ils faisoient les Dervis dans la Turquie & dans l'Afrique, les personnes de qualité dans l'Asie, & les pelerins dans l'Europe, que contrefaisans les Dervis avec leurs habits grotesques ils avoient l'entrée des Palais & mesme des Serails, qu'ils estoient bien venus par tout, respectez de la populace qui les écoutoit comme des Oracles & des Apostres du Prophete, & que dans l'Empire Othoman ils rendoient visite aux Bachas des Provinces qui leur faisoient des presens. Il parloit Turc, Grec, Arabe, Persan, Espagnol, Italien, Allemand, Polonois & Latin. L'habit de Dervis est ridicule, nostre Provençal portoit une veste de peau de Tigre, un gros chapelet à son col qu'il tournoit sans cesse disant par fois tout haut sur chaque grain leur priere ordinaire, _stafre valla_. Il avoit un bonnet garny de croissans verts, & étoit armé d'un marteau d'armes; Il m'avoüa que le plaisir de voyager & l'honneur qu'il recevoit des Grands, luy faisoient oublier les fatigues des longs voyages qu'il avoit faits depuis trente ans, je receus de luy deux écus qui servirent à m'habiller & à ma nourriture. Mon Patron estant obligé de retourner dans les Provinces pour les affaires du Bacha, fit diligenter les ouvriers qui travailloient aux ornemens des chambres de sa maison de Campagne. Pour les encourager il fit tuer quelques animaux à la dedicasse de sa Mosquée, & nous profitâmes du sacrifice, parce qu'il nous donna un jour de repos pour manger les viandes. Il pouvoit se vanter que sa maison estoit une des plus belles des environs de Tripoly; il y avoit cinq Jardins differens, le premier estoit pour les fleurs embelly de Jets d'eau & de palissades de toutes sortes de fruits, avec un puits, un grand bassin entouré de colomnes de marbre, & deux Pavillons aux extremitez. Le second estoit pour les Orangers, & les allées estoient garnies de Citronniers doux. Le troisiéme pour les Grenadiers, avec des berceaux de vignes. Le quatriéme pour les Palmiers, dont le fruit est excellent. Et le cinquiéme pour les Figues & les raisins de Corinthe, de Damas, Pergorestes & autres sans pepins. Proche de la maison estoit la Mosquée, avec les bains necessaires pour se laver selon la coûtume des Turcs, il y avoit encore un aman ou étuve, de laquelle ils se servent en tout temps dans la croyance qu'ils se purifient de leurs péchez. En l'absence de Salem qui estoit allé dans les Provinces pour les affaires d'Osman, Zoes continua ses artifices pour me faire épouser sa fille; Mais je tombay malade & il semble que Dieu voulut m'envoyer cette infirmité pour me preserver d'une plus dangereuse. Je gueris en peu de temps, par les soins & les assistances de l'Eunuque Califa, qui ne me laissa manquer de rien. Zoes informée que j'estois retourné au travail, vint à la maison de plaisance suivie de ses parentes; à leur arrivée je me retiray dans le dernier Jardin, où je fus trouvé par Califa qui m'obligea de presenter à sa maistresse un panier de fruits. Elle m'assûra qu'elle plaignoit mon sort & mon opiniâtreté, que son mary avoit de l'affection pour moy, que si je voulois estre son gendre il avoit assez de credit pour me procurer un employ considerable auprés du Bacha, & m'exempter des perils de la Mer. Sa cousine femme d'un Renegat Provençal, laquelle parloit un peu la langue Franque prit la parole & me dit que je n'estois pas de meilleure condition que tant de Captifs qui lassez de trainer leurs chaînes, avoient preferé le Turban aux rigueurs de la servitude, que la liberté étoit le plus precieux de tous les biens de la vie, & que je ne devois pas mépriser les offres de Zoes, qui attendoit de moy une réponse favorable pour en parler à Salem au retour de son voyage. Je me recommenday lors à Nostre Seigneur, & le priay de proteger un mal-heureux accablé de misere & de chagrin contre ces pernicieuses seductrices. Je répondis à la parente de Zoes que je conserverois toûjours la memoire des bienfaits de mon Patron, que j'estois prest de me sacrifier pour son service, pourveu que Dieu ne fût point offensé, que je la priois de faire cesser les poursuites de sa cousine, que je n'abandonnerois jamais ma Religion, & que je ne trouvois dans la Barbarie aucuns charmes privé des delices de la France & de la compagnie de mes parens, qui sans la peste n'auroient pas manqué de me racheter. Zoes & ses parentes retournerent le mesme jour à la Ville. Le lendemain elle m'envoya l'Eunuque qui m'avertit qu'elle estoit au desespoir de ma resolution, & qu'elle avoit dessein de me faire perir, tant il est dangereux d'irriter une femme qui a de l'autorité & qui est passionnée pour le succés de ce qu'elle a entrepris. Dans le temps que Califa me parloit, il arriva un More de la Campagne, qui l'assûra que Salem devoit revenir le soir, ce qui l'obligea de retourner promptement à Tripoly, pour porter à Zoes les nouvelles du retour de son mary & de ma perseverance. Pendant huit jours Salem témoigna toute la joye possible des ouvrages que les Captifs avoient faits en son absence; mais à mon égard elle fut troublée, car Zercoma enragée du mépris que j'avois fait de sa passion, luy fit des plaintes de ma conduite & m'accusa d'avoir pris trop de liberté dans sa maison. Salem qui estoit peut-estre bien aise de trouver un pretexte de me maltraiter afin de m'obliger à suivre ses sentimens, ou si je persistois dans le refus de son alliance d'en vanger l'injure par ma mort, donna le soir ordre aux Gardes de la prison de ne me point laisser aller le lendemain à la maison de Campagne. Un Garde au retour du travail me déchargea huit à dix bastonnades, me traitant de chien, qui dans vingt-quatre heures ne seroit pas en vie. A peine les Esclaves furent-ils partagez le matin pour aller au travail, que Salem suivy de deux Mores se rendit à la prison, jamais je ne fus plus surpris que quand Abdala le plus cruel des Gardes de la prison m'en tira, pour me conduire devant Salem, aprés avoir répondu à plusieurs demandes & justifié mon innocence, il ne laissa pas de me faire donner cent bastonnades, partie sur le corps & partie sous les pieds qu'il compta sur les grains de son chapelet, & me dit que je devois me preparer à une plus rigoureuse Justice en presence du Bacha, & que je n'avois qu'un jour à me resoudre si je voulois conserver ma vie. Je fus en suite enchaîné avec des Arabes, qui estoient détenus dans la prison pour leurs brigandages, ausquels je servis de risée durant tout le temps que je demeuray avec eux; il est vray que je ne manquay point de consolation de la part des Chrestiens, mais ils estoient dans l'impuissance de me donner du soulagement; il n'y avoit que Dieu seul qui pouvoit arrester la fureur de mon Patron & sauver un innocent opprimé. La nuit me fut encore plus ennuyeuse que le jour, parce que je n'avois pas assez de place pour me coucher, & que je fus contraint de passer une partie de la nuit sur mes chaînes, qui me servirent de matelats. Le matin je crus que c'estoit fait de moy, voyant entrer Abdala qui se contenta de me salüer d'une douzaine de bastonnades; toute la matinée se passa sans recevoir d'autre visite que du Chirurgien qui vint penser mes blessures; je fus le reste du jour dans une perpetuelle inquietude, il me sembloit que les Turcs & les Mores qui entroient dans la prison, estoient autant de boureaux envoyez pour me faire mourir. Ma crainte dura jusqu'au soir, qu'un Esclave qui venoit de la maison de Campagne de Salem, m'assûra qu'il s'y estoit retiré avec sa famille frappée de la peste. Les Gardes de la prison sçachant sa maladie cesserent leurs mauvais traitemens, & Dieu permit qu'en deux jours Salem, Zoes & Zercoma, furent emportez de la peste. Par cette mort je fus délivré des suplices qu'on me preparoit, & le Ciel vengea par trois morts si precipitées l'injuste persecution qu'on faisoit à un Chrestien. Chapitre VI. _Le Bacha s'empare des Biens & des Esclaves de Salem; l'Auteur est vendu à Moustafa Renegat Grec, politique de Moustafa; perte d'un Navire de Tripoly, prise d'un Renegat Hollandois, Un Captif Maltois trahit les Chrestiens qui meditoient une seconde fuite, leurs suplices, mort de deux freres Chrétiens: l'Auteur est maltraité par son Patron; artifices des Turcs pour obliger vingt jeunes Captifs à prendre le Turban; Histoire d'un Juif qui se disoit estre le Messie._ Aprés la mort de Salem le Bacha s'empara de son bien & de ses Esclaves, il reserva ceux qui sçavoient des arts & des mestiers, & fit vendre les autres. Pour moy je tombay entre les mains de Moustafa Renegat Grec, qui m'acheta cent cinquante écus. Il avoit la direction des Forges d'Osman, qui luy avoit fait épouser une femme de feu Mehemet Bacha, le premier travail où mon nouveau Patron m'employa, fut à conduire deux soufflets dans les Forges où l'on travaille aux équipages des Navires. Je ne fus pas long-temps Esclave d'Eole, Moustafa qui commandoit nostre compagnie de Forgerons, me fit armer d'un marteau pour battre sur l'enclume. Jamais travail ne me parut si rude dans le commencement, & l'excessive chaleur que je ressentis en ce lieu, me défigura tellement que je n'estois pas reconnoissable, la faim qui me tourmentoit me fit presque regreter mon premier Patron, & oublier ses dernieres injustices. Salem nourrissoit mieux les Captifs que Moustafa, qui retranchoit la nourriture des Chrestiens pour subvenir à ses desordres & à son ivrognerie. Moustafa passoit pour un politique, & c'estoit un fourbe achevé en matiere de Religion. Avec les Turcs il estoit Musulman, avec les Renegats impie & débauché, & avec les Chrestiens Romain, il recitoit son chappelet en leur presence & ne parloit que de devotion. Il m'a témoigné cent fois que la Barbarie estoit un triste séjour pour luy, & qu'il avoit dessein de se retirer en terre Chrétienne si l'occasion s'en presentoit. Il nous fit mesme deterrer son fils qui estoit mort de la peste depuis un mois à la Campagne, & l'inhumer en secret dans la Ville, afin, disoit-il, que son ame eût part au merite des souffrances des Chrestiens, & aux prieres qui se faisoient dans leurs Chapelles, parce que les Mosquées de Tripoly, avoient esté consacrées au vray Dieu, quand les Chrestiens estoient Maîtres du Royaume. Toutes ces belles apparences n'empéchoient pas Moustafa de nous maltraiter pour mieux faire sa Cour au Bacha, qui haïssoit les Chrestiens. Les Corsaires voyant que la peste augmentoit, & que leurs meilleurs Soldats diminuoient tous les jours, resolurent d'aller en course pour l'éviter. Ces Scelerats plus rebelles que Pharaon se persuadoient que Dieu n'exerceroit pas sa Justice contr'eux aussi severement sur la mer que sur la terre. En quatre jours il nous fallut espalmer les Vaisseaux & faire la provision d'eau qui nous fit beaucoup souffrir à cause de l'entrée & sortie continuelle de la mer. Trois Vaisseaux de nos Corsaires se mirent à la voile, & aprés avoir couru tout l'Archipel sans faire fortune, entrerent dans le Golphe de Venise. Ils y rencontrerent un Navire de la Republique armé en guerre nommé la Justice qui la rendit aux Pirates à leur confusion; sa resistance fut vigoureuse & il les maltraita tellement qu'ils furent contraints de l'abandonner. Morat Rais, ce Renegat Hollandois qui m'avoit fait Esclave, eut honte de quitter la partie & indigné de ce que les deux Capitaines ses compagnons fuyoient le combat, il prit la resolution d'aller attaquer seul le Venitien. Son courage fut cause de sa perte, il le poursuivit trop vivement proche de terre & echoüa le lendemain dans la Calabre prés d'Otrante, sans pouvoir estre secouru des siens qui aprirent trop tard son naufrage. O Ciel quel revers de fortune! les Corsaires qui ordinairement enferment dans le fond de cale avant le combat les Matelots Captifs destinez pour le service du Navire, furent trop heureux d'implorer la misericorde des Chrestiens, quelle joye à ces Esclaves de voir à leurs pieds leurs Maistres briser les fers avec lesquels ils devoient eux mesmes estre enchaisnez. Le vent estoit si impetueux que la plus part des Turcs perirent dans le naufrage du Vaisseau, & pour les Chrestiens il n'y en eut que deux de noyez. Lorsque ceux qui s'estoient sauvez à la nage furent arivez sur le bord de la mer, les Chretiens avec le secours des habitans du Païs qui estoient accourus pour profiter du débris du Navire, arresterent les Turcs qu'ils conduisirent à Naples enchaisnez deux à deux; Le Vice-Roy les fit mettre aux Galeres, à l'exception de Morat qui fut emprisonné dans le Chasteau d'Oeuf. Morat pour se vanger du retardement que ses parens avoient apporté à le retirer de Barbarie s'estoit fait Renegat, avec serment de faire une cruelle guerre à ceux de sa Nation & aux autres Chrestiens; il n'avoit que trop exactement tenu sa parole, & il y avoit dans les prisons de Tripoly plus de cinq cens Chrestiens que Morat avoit pris sur mer, sans compter ceux qu'il avoit perverty dans la débauche. Ainsi par la prise de Morat la mer fût delivrée d'un puissant écumeur, les terres Chrestiennes voisines de la Barbarie d'un insigne voleur, & les Chrestiens d'un cruel ennemy. Si-tost que la nouvelle de sa disgrace fut venuë à Tripoly, le grand Marabous fit faire pour luy des prieres publiques jour & nuit. Le Peuple alloit en procession sur les Ramparts de la Ville & sur le bord de la Mer, & demandoit en vain son retour au Prophete. La reputation qu'avoit aquise Morat d'estre le plus redoutable & le plus determiné Corsaire de Tripoly, empécha le Vice-Roy d'écouter les offres que fit Osman de donner vingt Napolitains pour la rançon de Morat, qui depuis quelques années est mort à Naples dans l'impenitence & l'infidelité. Le Vice-Roy fit distribuer de l'argent aux Chrestiens qui s'estoient sauvez du naufrage, & leur permit de retourner en leur chere Patrie: Avant leur départ la charité les obligea de rendre témoignage des violences que Morat avoit faites à quatre jeunes Hollandois pour les faire Mahometans, on les tira des Galeres, & l'Inquisition informée du fait les condamna à une penitence de trois mois, laquelle accomplie ils abjurerent la Secte de Mahomet & le Calvinisme où ils avoient esté eslevez, & se firent Catholiques à la satisfaction du Peuple de Naples qui obtint la grace de ces nouveaux Convertis. L'absence des Corsaires & des Soldats de la Marine qui font la principalle force du Pays, la continuation de la peste qui ravageoit les familles entieres, & la retraite des Turcs en leurs maisons de campagne pour l'éviter, avoient rendu la Ville de Tripoly presque déserte & dans l'impuissance de résister à ses ennemis. Une conjoncture si favorable fit former aux Esclaves le dessein d'une seconde fuite. Il y avoit parmy les entrepreneurs le Comte Bizare natif de Vicence duquel j'ay déjà parlé, plusieurs personnes de qualité de la République de Venise, le Seigneur Altophe neveu du Duc de la Mirande que le Consul Anglois retiroit chez luy pour son service afin de le r'achepter plus facilement, les Chevaliers de la Barre & Gonneau François, avec quelques Cabaretiers & Matelots qui devoient fournir la plus grande partie des choses nécessaires pour l'expédition. Les Captifs avoient concerté d'enlever deux Brigantins quand les Turcs seroient occupez à faire leurs prieres dans les Mosquées un jour de Vendredy qui est leur Dimanche, l'entreprise estoit en cet estat & la réüssite en estoit infaillible, lorsqu'elle fut découverte par un Maltois qui s'appelloit Benedite ou plûtost Maledite. Ses crimes l'avoient fait fuir de Malte, & dans sa fuite les Corsaires de Tripoly l'avoient fait Esclave avec son fils qui avoit renié & servoit de valet de chambre au Caya; il avoit demandé plusieurs fois d'estre auprés de son fils, mais il estoit si vicieux qu'on avoit differé de luy donner le Turban. La veille de l'execution Benedite desesperé d'avoir perdu son argent au jeu dans un Cabaret Grec commit un Sacrilege envers une Image de la Sainte Vierge, & se détermina la nuit à trahir ses freres. Au point du jour il alla au Chasteau & avertit le Bacha de toute l'affaire qu'on avoit imprudemment communiquée à ce méchant homme: Osman donna ordre incontinant de garder la Marine où estoit le rendez-vous, & fit arrester les entrepreneurs à la sortie de la Prison. Les bastonnades ne leur furent pas épargnées, les personnes de condition en eurent leur part & leurs chaînes furent redoublées, le Patron Honnorat Provençal qui devoit fournir l'Equipage des Brigantins eût le nez & les oreilles couppez, les plus malheureux furent deux freres Grecs qui depuis trente ans d'esclavage avoient preferé le Christianisme aux premiers Emplois du Royaume. Jany l'aisné fut assommé à coups de bastons, Demetré le plus jeune eut le nez & les oreilles couppez, la mort de son frere le toûcha si sensiblement qu'il mourut de douleur deux jours aprés. Osman tout cruel qu'il estoit témoigna du chagrin de la mort des deux freres dont le martyre inspira de la constance aux Captifs les plus timides. Le matin j'eus la curiosité d'aller à la Marine pour m'informer de la disposition de l'affaire, sans sçavoir qu'elle avoit esté découverte, par malheur je fus rencontré dans le chemin par les Gardes qu'on avoit envoyez pour faire retirer aux Prisons les Chrestiens qui seroient dans les ruës. Je fus regalé d'une volée de bastonnades qui de temps en temps redoubloient sur mes épaules à mesure que nous passions par les places, & j'eus de la peine à gagner la Prison pour me mettre à couvert des insultes des Barbares. Le Bacha recompensa le Maltois du Turban & luy donna la conduitte des Ouvriers Captifs qui travailloient à la Marine, sa trahison ne demeura pas long-temps impunie, il mourut de peste deux mois aprés dans la rage & le desespoir. Le lendemain je retournay à mon travail de forgeron où Moustapha me fit ressentir à loisir la sortie du jour precedent, il me fit la guerre durant trois mois, ne me donnant pas la liberté de converser avec les autres Captifs, & me reprochant que j'estois bien-heureux de n'avoir point esté découvert, que j'estois un des plus coupables, & que j'avois un Demon qui m'avoit preservé du suplice. L'arrivée des Corsaires avec la prise d'un Navire qui venoit du Levant chargé de riches marchandises, consola les Turcs de la perte de Morat Rais Chef-d'Escadre de Tripoly qui faisoit penitence à Naples de son apostasie. La haine des Turcs contre les Chrestiens ne se modere point par les fatigues qu'ils leurs font endurer dans les travaux, elle devient mesme fureur contre ceux qu'ils veulent rendre partisans de Mahomet. Voicy un exemple qui confirme cette verité. Le Bacha desirant témoigner son zele envers le Prophete, & augmenter sa Cour de Renegats, entreprit au temps de la Pasque des Turcs, de faire renier vingt jeunes Captifs des plus beaux qui fussent en son Palais. Le sort tomba sur six François, six Hollandois, quatre Anglois & quatre Italiens. Les jeux, les festins & les plaisirs, sont les artifices ordinaires dont les Infideles se servent en de semblables occasions, on les mit entre les mains des plus débauchez Renegats, qui les conduisirent dans un Jardin de plaisance à la Campagne. Ces jeunes hommes se voyant au milieu des divertissemens, se douterent qu'on en vouloit à leur Religion, & declarerent hautement qu'ils perdroient plûtost la vie que d'y renoncer. Le Bacha irrité de leur resistance les eût fait perir sans les Officiers Renegats ses Courtisans, qui l'assûrerent que s'il leur permettoit d'aller au Jardin, il auroit bien-tost la satisfaction de voir les Chrestiens soûmis à ses volontez; ce qu'il accorda volontiers à ces Ministres d'iniquité, lesquels à leur arrivée firent continüer le regal, où le vin, l'eau de vie, & les liqueurs du païs estoient en abondance. Mais toutes leurs adresses n'ayant point réüssy, ils eurent recours à la plus noire des perfidies; ils enyvrerent les Captifs, les habillerent à la Turque durant leur sommeil, & le lendemain les menerent en triomphe au Chasteau. Ces malheureuses victimes eurent la fermeté de se dépoüiller de leurs vestes en presence du Bacha, & de jetter par terre leur Turban. Les menaces que le Bacha leur fit de punir leur desobeïssance & leur mépris par de rudes suplices n'ébranlerent point la constance de quelques uns qui publierent devant toute la Cour qu'ils estoient Chrestiens & qu'ils detestoient Mahomet: Dequoy le Bacha indigné en condamna quatre des plus resolus à la bastonnade & commanda que tous fussent enchaisnez dans la Prison des Captifs. La nuit fut employée à les encourager à la perseverance, & nos prieres furent exaucées pour les quatre ausquels le Bacha fit le jour suivant réiterer les bastonnades avec tant de barbarie qu'ils expirerent dans le suplice. Les autres intimidez de la mort de leur freres reprirent le Turban qu'ils avoient foulé aux pieds & prefererent une vie perissable à l'éternelle. On fit en ce temps-là une agreable tromperie aux Juifs de Tripoly. Un de leur Nation nommé Sabatay parcouroit l'Egypte & se disoit le Messie, les Juifs en estoient tellement persuadez qu'ils fournissoient à sa dépence, l'attendoient dans les lieux où ils estoient establis, & se vantoient qu'ils ne seroient plus le scandale des peuples, que la fin de leur servitude aprochoit, & qu'ils rentreroient dans la possession des Royaumes qu'on leur avoit usurpez depuis tant de Siecles. Il y avoit trois mois que les Juifs de Tripoly attendoient leur pretendu Messie, & qu'ils luy avoient preparé un logis proche de la Sinagogue, lorsqu'Osman Rais Renegat Portugais qui commandoit à la Marine trouva le moyen de se moquer des Juifs à leurs dépens. Ces insensez ne manquoient jamais de se trouver sur le Port à l'arrivée des Vaisseaux du Levant; un jour que les Matelots estoient occupez aux travaux des Navires, on apperceut de loing une Barque qui venoit d'Alexandrie, le Commandant de la Marine fit habiller à la Juifve un Lionnois appellé Barat qui avoit esté Esclave d'un Juif à Thunis plusieurs années & qui parloit en perfection les langues Arabesque & Hebraïque. Ce Chrestien estoit adroit, & joüa si bien son personnage que la Barque passant au milieu des Navires, il se glissa dedans. Osman Rais fit publier à la Marine & dans la Ville que le Messie des Juifs arrivoit, & afin qu'ils n'en doutassent point il fit arborer à la poupe un Pavillon bizare pour signal de sa venuë. Le Brigantin qui avoit esté reconnoistre la Barque disposa si bien les choses que les Matelots aiderent à duper les Juifs qui accoururent de la Ville pour recevoir leur Roy chimerique. Le Capitaine Turc ne voulut pas qu'il mît pied à terre qu'il n'eût auparavant payé pour son passage deux cens écus, que Marsove Juif Receveur des fermes fit compter pendant que les principaux de la Sinagogue l'enleverent pour le conduire en son logis. Il n'y fut pas plustost arrivé que trois Arabes qu'on croyoit de sa compagnie se sauverent parmy la foule du Peuple & le laisserent sans suite. Le Bacha instruit du mystere envoya le soir deux Turcs complimenter le faux Sabatay & feliciter les Juifs du bonheur qu'ils avoient de le posseder. Quoyque Barat fût regalé en Prince par les Juifs, il s'ennuya d'estre enfermé, & craignit l'importunité des Rabins qui luy demandoient des signes de sa Mission & une conference sur les principaux points de la Loy. Il escalada de nuit les murailles de la maison & se retira chez Berant Rais son Patron qui estoit Capitaine de Navire. Tout le monde se moqua des Juifs lesquels pour couvrir la fuite de leur Messie dirent qu'il estoit devenu invisible, ayant ordre de l'Eternel de continuer sa route dans la Barbarie; Ils n'oserent se plaindre qu'il avoit emporté pour cent écus d'argenterie, que Barat fit si bien profiter qu'il paya sa rançon quelques années aprés cette avanture. A l'égard du veritable Sabatay ses voyages dans la Turquie avoient fait tant de bruit que le Grand Seigneur eut la curiosité de le voir & le fit venir à Andrinople où il prenoit le divertissement de la Chasse; le Kaim Kam avant qu'on le mena à l'Empereur luy envoya le premier Medecin de sa Hautesse pour apprendre ses sentimens: Le Medecin qui estoit un Juif renié luy dit qu'il devoit faire paroistre sa puissance par des miracles, sinon qu'on le promeneroit dans la Ville comme un imposteur avec des Flambeaux ardens attachez à ses membres qui le consommeroient peu à peu. Sabatay épouvanté de ce genre de suplice s'abandonna aux larmes, avoüa qu'il estoit fils d'un pauvre Juif de Smirne, & pria le Medecin de luy donner les moyens de se tirer du mauvais pas où l'ambition l'avoit engagé; le Medecin luy répondit qu'il n'y en avoit point d'autre que de se faire Turc, à quoy il consentit; Sa Hautesse informée de son changement ayant ordonné qu'on le fît entrer, Sabatay jetta le Bonnet Juif à terre & le foula aux pieds, en mesme temps un Page luy mit un Turban sur la teste, le dépoüilla de le Veste Juive de Drap noir, & le revestit d'une autre avec laquelle il fut introduit en la presence du Sultan qui le fit Capigy Bachy à cent cinquante écus de pension par mois; ce fut le dénoüement de la comedie, & ce fourbe qui osoit se dire le liberateur des Juifs se fit luy mesme Esclave de Mahomet, il contrefit longtemps le zelé Musulman; Mais le Grand Seigneur averty de l'Atheïsme de Sabatay & de la continuation de ses impostures l'envoya prisonnier au Chasteau de dulcigno dans la Morée où il est mort en 1676. Chapitre VII. _La fatigue du travail fait tomber l'Auteur malade, à peine est-il guery qu'il est frappé de la peste; Mort épouventable de Mehemet Caya, neveu du Bacha, qui mit en sa place un autre de ses neveux; Circoncision de deux enfans du Bacha, les réjoüissances qu'on fait à cette ceremonie: Retour de l'Auteur à Tripoly aprés la peste, mort de Moustafa son Patron, l'Auteur devient Captif du Bacha._ La faim & les peines que j'enduray au service de Moustafa mon Patron, me firent tomber malade, & je serois mort sans l'assistance & les soins d'un Captif Chirurgien du Chasteau, nommé Moreau, d'Antibes en Provence. J'eus encore l'affliction de ne point recevoir de nouvelles de mes parents qui m'avoient donné esperance de ma liberté, par la commodité de Thunis où estoit Esclave le Chevalier de Tonnerre, qu'on devoit bien-tost racheter, à cause que la peste avoit fait cesser le commerce de cette Ville avec Tripoly. Je suis obligé de reconnoistre que ny ma jeunesse ny ma force, n'estoient pas capables de resister aux maux dont j'estois accablé, sans les prieres de tout le peuple de Chably où j'ay pris naissance, Ville assez connuë par l'excellence de son vin. Son vigilant Pasteur avoit la charité de me recommander dans ses Prônes aux prieres publiques, & à tous les Saints Sacrifices qui se celebroient dans son Eglise. Les Venerables Chanoines de Saint Martin, m'ont aussi assisté de leurs prieres; Sur tout je suis obligé à ma mere, qui par ses aumônes, ses prieres & ses larmes, m'a obtenu du Ciel la liberté des enfans de Dieu, comme Sainte Monique obtint celle de Saint Augustin son fils, dont j'ay embrassé la Regle. Lorsque ma santé fut rétablie je fus employé aux reparations d'une maison pestiferée, avec des Noirs qui avoient la maladie, & je n'eus pas continué huit jours ce travail, que je m'en sentis attaqué, ce qui m'obligea de me retirer à la prison pour me reposer le reste du jour. Il me fut impossible de dormir la nuit suivante, les Captifs qui estoient proche de moy entendans mes plaintes, se douterent de mon malheur & me conduisirent prés de la Chapelle, où je passay le reste de la nuit à me preparer à bien mourir. Le matin nous nous trouvâmes deux Hollandois & moy frappez de la maladie, Abdala le plus inhumain des Gardes, eut ordre de nous mener à l'Infirmerie de la Campagne, parce que celle de la Ville estoit remplie. Par bonheur avant que de partir je receus visite du Pere Sarde Cordelier qui m'entendit en Confession, les Hollandois qui étoient Calvinistes s'estans mis en chemin, Abdala entra dans la prison pour m'en faire sortir, & me trouvant à genoux devant le Confesseur, il me déchargea six bastonnades, me traitant de chien, qui estoit indigne de vivre plus long-temps; Le Pere ne m'imposa point d'autre penitence que celle que je venois de recevoir par les mains du cruel Abdala, & eut la bonté de m'aider à charger mon grabat sur mes épaules. Puis m'embrassant il me dit les paroles que le Fils de Dieu dit au Paralitique, _tolle grabatum tuum & ambula in pace_. Le lieu où nous allions estoit éloigné d'un quart de lieuë de Tripoly, je ne vis en chemin que des convois de pestiferez, qu'on portoit en terre; Ces objets m'épouvanterent, & ma crainte augmenta en entrant dans l'Infirmerie où j'aperceus un de mes amis qui expiroit de la peste, laquelle jusques alors avoit eu quelque respect pour les Chrestiens. La premiere nuit que je passay dans ce triste séjour j'eus une si grande soif, que pour me rafraichir la bouche, je fus obligé d'aller boire l'eau de la lampe qui nous éclairoit, parce qu'on ne donne pas aux malades toute la boisson qu'ils soûhaiteroient. Je crus avoir jetté l'huile, mais un quart d'heure aprés je vomis jusques au sang; ce vomissement me sauva la vie, & le Chirurgien y attribua ma guerison. Je regagnay avec bien de la peine mon lit, dont s'estoit emparé un malade furieux que je n'en pus chasser, & lequel y mourut le lendemain. Ceux qui deviennent furieux ou qui boivent trop dans cette maladie, & les personnes grasses ne durent pas long-temps, les deux Hollandois avec qui j'estois venu, moururent à mes costez au bout de vingt-quatre heures. Comme j'estois dans la force de mon âge & d'un temperamment sec, je resistay plus facilement au mal, & je ne fus pas huit jours dans l'Infirmerie qu'on me fit l'incision: Elle me causa une extréme douleur, par l'ignorance & la brutalité du Chirurgien Arabe, qui ne faisoit jamais d'operation qu'il ne fût yvre d'eau de vie. La joye d'estre hors de danger & les visites du Pere Sarde, me firent prendre courage. Ce bon Religieux qui estoit l'unique Prestre à Tripoly, nous visitoit trois fois la semaine, & nous distribüoit les charitez que les Consuls & les Marchands Chrestiens luy confioient pour le soulagement des malades. A peine fus-je guery qu'on me chargea de la conduite de l'Infirmerie qui n'estoit pas un petit travail, car outre le soin que j'avois de la nourriture des malades, pour laquelle l'on ne me donnoit que de la Chévre & le reste infecté de la boucherie, il me falloit encore faire enterrer les morts dans la Campagne, au lieu destiné par le Bacha pour inhumer les Captifs. Quoy que cette terre ne fût pas benite, on peut dire qu'elle fut santifiée lorsqu'on y enterra le Pere Sarde qui mourut de la peste; c'est luy auquel on avoit dérobé les Sultanins du Marchand Armenien. Nous separions dans nostre Cimetiere les Romains d'avec les Heretiques, & enterrions ceux-cy sans prieres la face contre terre, au lieu que les Catholiques regardoient le Ciel, qui devoit estre la recompense de leurs peines. Je me souviens d'une priere que me fit un Esclave de Moustapha, de la Comté d'Avignon qui s'appelloit la Rose, il me pria dans la violence de la fiévre de l'enterrer dans le sable, afin, me disoit-il, qu'estant devenu Momie, je pusse le vendre à des Marchands François, qui le transporteroient en son païs. Il avoit veu à Tripoly les Pelerins venans de la Meque, vendre des Momies qu'ils trouvent dans les Sables d'Egypte, au retour de leur pelerinage; Il me fut impossible d'executer entierement sa derniere volonté, parce que les bestes devorerent son corps avec bien d'autres, qu'on avoit mis dans les terres des environs de Tripoly, qui sont des Sables mouvans que le vent fait changer de place incessamment. A la fin de l'Automne la peste diminua, mais il semble qu'elle ne voulut point quitter le Royaume, sans emmener avec elle quelques personnes de la premiere qualité. Elle fit d'estranges ravages dans le Serrail du Bacha, & emporta cinq de ses femmes & trois de ses enfans. Sidy Hally fils unique de Mehemet Caya, fut emporté en mesme temps, son pere fit distribüer à ses funerailles plus de mil écus en charitez, dont se ressentirent les Captifs. Le Caya n'estoit pas encore consolé de la mort de son fils, qu'il fut attaqué de la maladie; Il se glorifioit que la peste n'osoit l'attaquer au milieu de ses Gardes, & qu'elle respectoit ceux qui gouvernent les peuples. Cependant il fut puny de son orgueil & de ses sacrileges, de mesme que le fut autrefois Baltazar Roy de Babylone, pour avoir prophané dans un festin les Vases sacrez qui avoient servy au Temple de Dieu; car le Caya qui avoit osé prophaner de jeunes Captifs Chrestiens, Vases sacrez du Temple de Jesus-Christ, fut frappé dans une débauche qu'il faisoit à la Campagne, & mourut trois jours aprés d'une maniere épouventable; Pendant sa maladie il ne voulut se servir que de Chrestiens qu'il fit assembler si-tost qu'il fut arrivé à son Palais; il leur dit qu'il avoit confiance en leurs prieres, & qu'ils étoient les seuls qui pouvoient appaiser la colere de Dieu justement irrité contre luy, leur promit la liberté & de se convertir s'il réchapoit. Le second jour il fit venir ses Eunuques & ses Esclaves Noirs, & leur réprocha qu'ils estoient incapables de luy donner du soulagement; le dernier jour de sa maladie il se moqua d'un Marabous qui l'exortoit à mourir en veritable Musulman, & profera souvent en sa presence ces paroles Greques, _Matapani, Matachristo_, appellant Dieu & la Sainte Vierge à son secours, dequoy le Marabous indigné s'écria en Arabe, _Valla loucan mout, mont ut quel stafre valla ya Mahomet_, ha Dieu! quand Mehemet mourra je ne doute pas qu'il ne meure comme un chien, à Dieu ne plaise, grand Prophete: Mehemet se voyant à l'extremité, se fit apporter par son Casanadal ou Tresorier un sac plain d'argent qu'il répandit luy-mesme sur un tapis proche de son lit, puis le regardant avec mépris il cracha dessus, comme ayant esté l'objet de son insatiable avarice & la cause de son infidelité; enfin il devint si furieux qu'il ne put souffrir personne dans sa chambre, & mourut en desesperé. Sa fin malheureuse fit juger que le repentir qu'il avoit témoigné ne provenoit que d'une crainte servile; en effet sa vie avoit esté une perpetuelle suite de dissolutions & d'impietez, & jamais le Christianisme n'eut dans Tripoly un plus grand adversaire que ce Caya, qui n'épargnoit ny artifices ny tourmens, pour augmenter le nombre des Renegats. Il estoit de l'Isle de Chio, d'où il vint à Tripoly, pour participer à la fortune de son oncle, qui luy donna le Turban & la Charge de Caya. Le Bacha ne fut gueres affligé de sa mort, parce qu'il estoit informé de son ingratitude & du dessein qu'il avoit eu de le déposseder; il mit en sa place un autre de ses neveux, qui depuis un an s'estoit retiré à Tripoly. Ce Schismatique ne fit aucun scrupule de se faire Turc, & ne voulut pas faire mentir le proverbe Italien, _Nasche un Greco, Nasche un Turco_, naist un Grec, naist un Turc. Il prit le nom de Soliman, & s'aquita si dignement de son employ, qu'il aquit l'amitié du peuple que le deffunt avoit persecuté dans toutes les occasions; Le Bacha fut satisfait de sa conduite, quoy qu'il n'aprouvât point ses débauches avec le Consul Anglois qu'il visitoit de nuit, pour avoir la liberté de boire du vin. Le Grand Marabous ordonna des prieres publiques en action de graces de ce que la peste estoit cessée; Le Bacha voulut en augmenter la feste & les réjoüissances, par la circoncision de deux de ses enfans & de quelques Renegats destinez pour leur service. Le jour de la ceremonie le rendez-vous de l'assemblée fut sur une hauteur d'où l'on découvre toute la Ville, & à main droite la Mer. Pendant que la Cavalerie & l'Infanterie de Tripoly descendirent de cette hauteur dans une plaine qui a prés d'une lieuë, & qu'en la compagnie de ces deux jeunes victimes qu'on alloit sacrifier à Mahomet, elles se mirent en marche vers la Ville; Les Navires ornez de leurs Paviosades & Etendars, firent une décharge de leurs Canons, qui fut suivie de celle du Chasteau & des Ramparts de Tripoly. On entendoit de tous costez des cris de joye, l'air retentissoit du bruit des Tambours & des fanfares des Trompetes, & de cent pas en cent pas on avoit preparé des divertissemens aux petits Princes. Tantost des Luteurs à demy nuds leur faisoient paroistre leur force & leur subtilité, & tantost ils estoient charmez par des concerts & des danses à la mode du païs. Sur tout on admiroit l'adresse des Arabes & la vitesse de leurs chevaux, ces Cavaliers aprés avoir lancé leurs Lances les attrapoient avant qu'elles tombassent à terre; Ils courent sans scelle, sans bride, sans étriez, à genoux sur le cheval ou debout. A l'entrée de la Ville le Chasteau fit une décharge de son Canon, & l'Infanterie une salve de Mousqueterie. L'on a de coûtume à la circoncision des Renegats, de faire courir des bassins pour recevoir les liberalitez des Turcs, & l'argent qu'on trouve est distribué aux nouveaux circoncis, on les regale le reste du jour afin de leur faire oublier la douleur de ce baptéme de sang, qui est plus sanglant que celuy des Juifs, & le plus rude commandement de la Loy Mahometane; Si quelqu'un apprehende l'operation, on luy donne un breuvage pour l'endormir & pendant le sommeil on le circoncit, j'ay veu des personnes âgées en estre incommodées durant quatre mois. La peste estant finie, les Captifs qui avoient esté employez au service de l'Infirmerie retournerent à la Ville; j'apris qu'il y estoit mort plus de six mil Turcs, outre ceux de la Campagne qui montoient à davantage. Dieu protegea visiblement les Captifs Chrestiens, puisque dans trois prisons differentes où la chaleur & la puanteur estoient seules capables de les étouffer, il n'en mourut que cinq cens, quoy qu'ils fussent obligez de converser, boire & manger avec toutes sortes de Nations & de personnes infectées, & de se trouver dans les occasions les plus perilleuses. Les Turcs avoüerent à leur confusion, qu'il y avoit du prodige, mais il tâcherent de nous persuader que Mahomet nous avoit conservez pour avoir soin d'eux & leur rendre service. La maladie ne fit pas aussi de grands desordres chez les Grecs, les Armeniens & les Marchands Chrestiens, & dans plus de deux cens familles il ne mourut que trente personnes, Babba Basili Caloriri Prestre des Grecs, fut le plus regreté. Moustafa mon Patron m'avoit souvent menacé de me vendre au Levant, si mes parens differoient de me racheter, la peste dont il mourut me délivra de ses fers, pour me faire rentrer dans ceux du Bacha; lequel s'empara de plusieurs Captifs des particuliers, sous pretexte qu'il estoit mort quantité des siens, & qu'il en avoit besoin pour ses travaux. Je ne sçaurois exprimer les richesses & le nombre des Chameaux, des Dromadaires & des autres bestes, dont profita Osman aprés la contagion. Les Gardes de la prison me destinerent pour le travail de la Marine, parce que les Maistres ouvriers demanderent vingt Captifs pour leur fournir le bois necessaire à la fabrique qu'ils faisoient d'un Navire qui devoit estre le Chef d'Escadre de Tripoly; Nous servions de portefais & faisions ce que les chevaux font en France, comme de porter les Balots de marchandises, de tirer des Magasins les bois, & de traîner les Canons avec tous les équipages des Vaisseaux, qu'on veut épargner. Quoy que ce travail fût penible, il ne me parut pas si fâcheux que celuy de forgeron, où Moustafa avoit mis ma patience à l'épreuve. Chapitre VIII. _Inconstance des actions humaines, Histoire à ce sujet d'un Seigneur Piedmontois, & de Dom Philippes fils du Bacha de Tunis, le Bacha fait changer le Cimetiere des Juifs, translation des os dans le nouveau; tromperie faite aux Juifs dans cette translation par les Captifs Chrestiens. Autre tromperie faite à un Capitaine Flamand par des Esclaves Venitiens qui sont découverts._ L'homme joüe sur le Theatre de la vie des personnages si differens, & l'inconstance à tant d'empire sur sa conduite qu'on ne sçauroit asseoir de jugement certain ny sur ses moeurs ny sur sa fortune, tel paroist sur la Scene avec des qualitez & des inclinations vertueuses qui en sort avec la réputation d'un scelerat & d'un perfide, & tel commence son entrée dans le monde par le libertinage qui meurt dans la penitence, de sorte qu'il faut attendre la mort pour donner à un homme le titre de bon ou de meschant, d'heureux ou d'infortuné. Les deux Histoires suivantes qui sont arrivées dans la Barbarie justifieront ces veritez. Un Seigneur Piedmontois qui estoit dans les bonnes graces de son Prince devint tellement jaloux de sa femme qu'il ne pût resister à cette passion violente qui cause tant desordres, aprés l'avoir maltraitée il luy prit ses bijoux & ce qu'elle avoit de plus precieux, il voyagea en plusieurs Royaumes où il ne pût trouver un azile asseuré, ce qui l'obligea dans son desespoir de gagner Ligourne où il se mit sur une Barque qui vint à Tripoly; d'abord il feignit de chercher commodité pour aller à la Terre Sainte, & ne frequenta que les Consuls & les Marchands Chrestiens sans se faire connoistre; Mais ne pouvant goûter avec eux tous les plaisirs qu'il souhaitoit, il visita les Renegats qui reconnoissant son humeur portée à la débauche se promirent de l'enrôler bientost dans leur party, & le regalerent souvent dans des jardins à la campagne. Le Bacha informé qu'il estoit de qualité donna ordre aux Renegats de ne rien espargner pour le rendre Mahometan. Un jour dans l'excez & l'emportement d'une débauche ils le prierent de s'habiller à la Turque, ce qu'ayant fait ils le menerent en cét équipage au Chasteau, où le Bacha le complimenta sur son changement; quelques jours aprés il fut circoncis & nommé Regep. Les Turcs en firent de grandes réjoüissances tandis que le nouveau partisan de leur Prophete commançoit à porter la peine de son crime par la douleur qu'il souffroit, car la circoncision fait bien plus de mal aux personnes âgées qu'aux jeunes. Le Bacha le gratifia de deux écus par jour & de six plats de sa table, luy fit épouser une Russiote, le logea dans le Casteau, & luy donna deux Esclaves pour son service; l'un d'eux estoit Esclavon & luy servoit de truchement auprés de sa femme, laquelle ne parloit que la langue Turque que l'Esclave sçavoit & qu'il expliquoit à son Maistre en Italien. J'ay appris depuis ma sortie de Barbarie que ce pauvre Esclavon a esté écorché vif pour s'estre rendu le chef de trente Captifs qui couchoient au Chasteau & qui avoit entrepris de s'enfuir de nuit. Regep estoit plus Courtisan que Guerrier, il crût que faisant sa cour au Bacha il avanceroit sa fortune; Mais Osman eut peu de consideration pour luy à cause de ses débauches qui scandaliserent les Turcs & consommerent ce qu'il avoit apporté du Piedmont. Ainsi Regep se voyant negligé du Bacha, sans argent & abandonné des Marchands Chrestiens qui luy en refusoient, il resolut de chercher party ailleurs. C'est le sort des Renegats mécontens de changer de Royaume, quoy qu'il y ait quelquefois du danger dans ce changement. Dieu permit sans doute qu'il eust ces chagrins qui le firent repentir de son infidelité & luy inspirerent l'envie de se retirer en terre Chrestienne. Il obtint du Bacha permission d'aller à Thunis sous pretexte qu'il y avoit affaire. Son dessein estoit de parler à Dom Philippes dont l'histoire suit celle de Regep, afin de trouver les moyens de se sauver en Chrestienté. Estant arrivé Thunis il ne pust conferer librement avec Dom Philippes que sa mere tenoit enfermé dans son Palais avec des Marabous qui ne luy preschoient que l'Alcoran auquel il avoit renoncé. Ce qui obligea Regep de retourner à Tripoly, où il fit paroistre une conduite toute opposée à celle qu'il avoit euë auparavant, il ne vécut plus dans le desordre & observa la Loy si exactement qu'il aquit l'estime & la confiance du Bacha. Comme il n'estoit pas propre à commander un Navire en course, Osman le choisit pour Gouverneur de la Ville de Bengase scituée entre Tripoly & Alexandrie, il y ménagea si bien ses interests pendant quatre années qu'il amassa de quoy faire sa retraite dont il avoit toûjours conservé le dessein. Afin de l'executer plus aisément il envoya les meilleurs Soldats de sa Garnison à la campagne pour chasser les Arabes qui ravageoient les environs de la Ville, & durant l'absence de ces Troupes il fit équiper un Brigantin de Captifs & de Noirs dans lequel il s'embarqua avec sa femme ses servantes & ses richesses. Le vent luy fut si favorable qu'il vint prendre terre à Lipary en Sicile aprés huit jours de navigation. Il n'y fut pas plustost arrivé qu'il recompensa les Chrestiens qui l'avoient assisté dans sa fuite, & fit instruire les Noirs qui receurent le Baptesme & leur donna de l'argent avec permission de s'establir où bon leur sembleroit, sa femme & ses servantes se firent aussi Chrétiennes & se voüerent dans un Monastere de Religieuses auquel Regep destina le reste de ce qu'il avoit apporté de Barbarie. Pour luy il prit l'habit chez les Capucins de Lipary, afin d'expier dans un Ordre si austere le crime de son infidelité. L'Histoire de Dom Philippes ne confirme pas moins que celle de Regep l'inconstance des actions humaines. Il est fils d'un Renegat Corse qui merita par sa valeur de gouverner la Ville & le Royaume de Thunis. Parmy ceux que son pere avoit choisis pour l'eslever il y avoit un vieux Captif Espagnol, qui luy inspira de l'affection pour le Christianisme. On luy avoit équipé un Brigantin afin de l'accoustumer à la mer, ses courses ordinaires estoient à la Goulette où souvent il alloit visiter les Navires Chrétiens qui y venoient moüiller l'Ancre. Les Capitaines se faisoient honneur de recevoir dans leur bord le fils du Bacha de Thunis, & le regaloient le mieux qu'il leur étoit possible. Les manieres civiles des Chrestiens & les conseils du Captif Espagnol firent prendre la resolution à Dom Philippes d'abandonner l'Afrique & de s'enfuir en Espagne. L'entreprise fut executée avec tant de bonheur que Dom Philipes ayant receu d'un Capitaine de Navire Chrétien les provisions necessaires pour son voyage, s'embarqua sur son Brigantin avec sa suite qui luy estoit fidele, & arriva en deux jours à Cartagene dans le Royaume de Valence en Espagne. Le Gouverneur fit avertir sa Majesté Catholique de la qualité du fugitif, & receut ordre de le faire conduire à Madrid, où toute la Cour admira le courage & le zele de ce jeune Afriquain qui avoit quitté Pays, parens, richesses & dignitez pour embrasser la Religion Chrestienne. Philippes IV. qui regnoit lors en Espagne luy donna son Nom au Baptesme & le fit mettre à l'Academie; aprés avoir appris parfaitement ses Exercices le Roy luy permit d'aller en Italie. Il fut bien receu du Pape, aux pieds duquel il renouvela les voeux de son Baptesme, & ayant sejourné quelque temps dans Naples le Vice-Roy luy fit épouser une personne de condition. Il y avoit huit ans que Dom Philippes estoit marié lorsqu'il obtint permission du Vice-Roy de retourner à Madrid pour y faire sa Cour & remercier le Roy de ses bien-faits & de la pension qu'il luy avoit assignée sur le Royaume de Naples; comme les Pirates de Barbarie ravageoient lors la Mediteranée il resolut d'aller par terre pour éviter les perils de la mer, & voir le reste de l'Italie & la France. Pendant que Dom Philippes voyageoit dans l'Europe son pere mourut à Thunis, la mere passionnée pour le retour de son fils & n'ayant point de ses nouvelles eut recours à l'art magique dont les Afriquains se servent sans scrupule dans les affaires desesperées. Les Magiciens qu'elle consulta luy dirent qu'il avoit quitté le Turban & qu'il voyageoit dans l'Europe Chrestienne. Un Navire Hollandois estoit lors à la Goulette, Elle fit venir le Capitaine & luy promit une grande recompense s'il pouvoit ramener son fils. L'interest qui est la passion dominante de la Nation Hollandoise aveugla tellement ce perfide qu'il convint avec la mere, & laissa dans Thunis deux personnes de son Equipage pour seureté de sa parole. Le Capitaine se mit à la voile & ayant appris en Italie que Dom Philippes estoit en Espagne il vint aborder au Port de Cartagene. Il feignit de venir d'Hollande dans le dessein d'aller trafiquer au Levant; on le pria d'attendre une personne de qualité qui devoit arriver de Madrid dans peu de jours pour passer en Italie. Le Hollandois qui avoit sceu adroitement que c'estoit celuy qu'il cherchoit receut la priere de bonne grace & attendit avec joye l'arrivée de Dom Philippes qui s'embarqua sur son Vaisseau. Durant le voyage l'Afriquain qui avoit quelque connoissance de la Navigation ayant témoigné sa surprise de ce qu'on tenoit des routes contraires à la Mediterannée, le Capitaine luy dit que leur maniere de Naviger sur l'Occean estoit differente de celle des Italiens sur les mers du Levant. Un jour il s'esleva une si furieuse tempeste qu'on fut obligé de s'esloigner des Isles de Majorque & de Minorque, le jour suivant & la nuit le vent fut si favorable que le Navire se trouva sur les costes de Barbarie. Dom Philippes estonné de se voir si prés de son Pays pria le Capitaine de s'en esloigner l'assûrant qu'il y avoit du danger pour sa personne. Sur son refus il pleure, il gemit, il luy conte ses avantures & déplore sa destinée; Mais ce Tigre se moque de ses larmes & luy donne des Gardes pour empêcher son desespoir. Le Navire arrive à la Goulette & Dom Philippes est conduit à Thunis où sa mere l'a tenu enfermé pendant plusieurs années en la compagnie de Marabous qui jour & nuit luy preschoient l'Alcoran. C'est pour cette raison que Regep ne put avoir audiance de luy. La mere pour recompense fit empoisonner le Capitaine, tant il est vray que la trahison est de tous les crimes celuy qui demeure le moins impuny. Chose estrange! Dom Philippes qui avoit supporté si long-temps les duretez de sa mere reprens le Turban & est devenu le plus grand ennemy des Chrestiens & le plus cruel aux Captifs qui soit dans toute la Barbarie. Son changement fait voir qu'il n'y à rien d'assûré dans les plus fermes resolutions des hommes. Proche de la porte de Tripoly il y a un petit Cimetiere où l'on n'enterre que des Cherifs qui se disent parens de Mahomet & des Marabous. Les Turcs au lever du Soleil vont en ce lieu faire leurs prieres, le Cimetiere des Juifs en estoit peu esloigné; les Turcs representerent au Bacha qu'ils estoient interrompus par les Juifs dans leurs prieres, qu'il n'estoit pas juste qu'ils fussent troublez par leurs ceremonies, que les Juifs estoient indignes de les regarder durant qu'ils honoroient leur Prophete, & qu'on ne manquoit pas de terrain dans les environs de la Ville pour les inhumer. Osman ordonna qu'il fût changé du Levant au Ponant quoy que ces malheureux offrissent une somme considerable pour l'empescher. Les Juifs jaloux de conserver les os de leurs Ancestres demanderent au Bacha la permission de les faire transporter dans le nouveau Cimetiere, & le prierent de commander des Esclaves pour achever plus viste le travail. Cent cinquante Chrétiens creuserent & renverserent en quatre jours de temps trois arpens de terre pour en tirer les ossemens que les Juifs avoient soin de partager en deux tas. On trouva dans les Tombeaux des plus riches familles des Anneaux & des Medailles que les Juifs acheterent au double à cause de la veneration qu'ils ont pour les morts. Ce travail fut un perpetuel divertissement, parce qu'il estoit taxé aux Captifs dix écus pour chacune charge d'ossemens. Vingt Esclaves furent destinez pour faire deux fosses dans la nouvelle Place afin d'y enterrer les os des Tribus de Ruben & de Manassé que les Juifs de Tripoly reverent. On fit la translation des os le jour du Sabat afin que les Juifs ne s'y trouvassent pas & qu'ils ne reconnussent point l'adresse des Captifs qui avoient meslé des os de divers animaux parmy ceux des Juifs. Le jour suivant comme les Cacans qui sont leurs Prestres les inhumoient, ils en trouverent quantité de Chameau, ce qui leur fit croire qu'on se moquoit d'eux & que les Chrestiens l'avoient fait pour augmenter leur salaire. Les Juifs touchez de cét affront en firent porter une charge proche la porte du Chasteau pour la monstrer au Bacha qui n'en fit que rire & leur demanda la difference de ces os d'avec ceux de leurs parens, & s'ils croyoient que les Chrestiens en eussent fait le meslange. Marsoure qui estoit le plus puissant d'entre eux, & qui faisoit plus de bruit, fit réponce qu'il n'y avoit qu'eux qui fussent capables de leur faire cette injure. Osman qui estoit de bonne humeur ce jour là & qui vouloit divertir à leurs dépens les Consuls & les Marchands Chrestiens qui estoient au Palais, dit à Marsoure, tu ne sçais peut-estre pas que mes Esclaves ont appris par inspiration que les os de ces animaux dont vous autres vous plaignez, sont ceux qui porterent le bagage de vos parens dans les deserts aprés la sortie d'Egypte, & ainsi vous devez les respecter & avoir de la joye qu'ils soient mis avec les vostres, les Juifs se retirerent en colere & pour se vanger des Chrestiens ils porterent de nuit ces os dans leur Cimetiere. Ils sont plus haïs que les Chrétiens dans l'Empire Ottoman & les Bachas les maltraitent s'ils ne payent de temps en temps les sommes d'argent qu'ils exigent d'eux. Il arriva une Barque de Genes, le Capitaine qui s'apelloit Henric Flamand de nation, & qui s'estoit étably dans cette Ville, vint à Tripoly pour acheter un Navire nouvellement pris par les Pirates, quoy qu'il fût armé de vingt-quatre pieces de Canon, & prest à estre mis à la voile, le Bacha luy donna pour vingt mil livres avec ses équipages, parce qu'il n'étoit pas propre pour la Course. Henric n'ayant pas assez de Matelots pour son Navire, fut contraint de faire plus long séjour à Tripoly. Pendant ce temps quelques Captifs Venitiens qui avoient déja tenté deux fois de s'enfuir, s'insinuerent si bien dans ses bonnes graces, qu'il ne put se passer d'eux dans ses divertissemens. Comme les Esclaves meditent sans cesse les moyens de rompre leurs fers, il n'y a point d'artifices dont il ne se servent pour obtenir leur liberté. Les Venitiens ayant receu quelque argent du Consul de leur Republique, qui avoit ordre de les assister dans leur captivité, engagerent le Capitaine dans plusieurs débauches, afin de venir plus facilement à bout de leur dessein, & userent d'un plaisant stratageme. Ils remplirent de terre un vase qui contenoit six seaux d'eau, à l'embouchure duquel ils mirent cent Piastres, & le donnerent à garder à un Captif qui avoit soin d'un Jardin à la Campagne. Un jour ayant convié Henric de voir les Maisons de plaisance des environs de la Ville; Ils le menerent dans le Jardin où l'on avoit caché le vase, aprés l'avoir regalé, ils l'assûrerent qu'il y avoit un tresor dont il seroit le maistre, à condition de n'y point toucher tant qu'il seroit à Tripoly, & de racheter six Italiens; ces conditions furent acceptées par le Capitaine auquel on monstra le vase, qui fut porté chez luy le mesme jour. Le Capitaine racheta six Italiens qui luy coûterent plus de 20000. liv. & ne voulut point toucher au vase pour satisfaire à sa parole. Les nouveaux affranchis qui logeoient en sa maison & mangeoient à sa table, le sollicitoient tous les jours de se mettre à la voile, de crainte qu'il ne rendît visite au vase, pour payer les rançons qu'il devoit au Bacha. En effet, Henric ne recevant aucunes nouvelles d'Italie, & se voyant dans l'impuissance de payer ses dettes & de sortir de Barbarie, eut recours au pretendu tresor & découvrit la tromperie qu'on luy avoit faite. Il en porta ses plaintes à Soliman Caya son amy, qui ne pût s'empécher de rire de la fourberie Italienne. Il parla en sa faveur au Bacha son oncle, lequel aprés avoir raillé le Capitaine de sa credulité, fit donner la bastonnade aux Captifs & les renvoya dans les prisons, avec ordre aux Gardes de les employer aux travaux les plus penibles. Chapitre IX. _Travail precipité où plusieurs Captifs perissent; Les Corsaires font une prise considerable. Different entre le Bacha & le Consul Anglois; Plaisant entretien du Bacha avec les Consuls & les Marchands de diverses Nations; mariage de la fille du Bacha, l'Auteur est maltraité, & exposé à de rudes travaux, la necessité l'oblige à derober les viandes qu'on portoit sur les tombeaux des morts, de quelle maniere les femmes vont prier sur les sepulchres._ Les Captifs sembloient avoir joüy de quelque douceur depuis la peste à cause du grand nombre de personnes qu'elle avoit emporté: Lorsque cette douceur fut troublée par la cheute de vingt-cinq toises de murailles de la Ville, proche de la Mer du costé de l'Occident. Jamais les Barbares ne firent paroistre plus de precipitation que dans ce travail, parce que c'estoit dans le temps que l'Armée Navale de France, se disposoit pour aller à Gigery en Afrique, sous la conduite de Monsieur le Duc de Beaufort; ce qui donnoit l'épouvante à toute la Mediteranée, & à toutes les Villes Maritimes de la Barbarie. Osman Bacha crût qu'elle venoit fondre à Tripoly, & qu'il falloit reparer promptement cette bréche que la fortune avoit déja preparée à la Flote Françoise. Helas! quelle épreuve ne fit-on pas de la patience des Chrétiens dans un si rude travail! on leur faisoit payer par avance à coups de baston, la valeur que les François alloient témoigner dans l'Afrique. Il n'y eut personne exempt de cette reparation, qu'on ne croyoit pas pouvoir estre parachevée assez-tost; Les murs n'estoient pas élevez à dix toises de terre qu'un furieux orage ruina tout ce qu'on avoit fait, ce qui augmenta la rage des Barbares, qui s'imaginerent que les Chrestiens empéchoient par leurs sortileges l'accomplissement de l'ouvrage; on vit derechef les gens de qualité & les Prestres, chargez de terre & de pierre trainer avec peine leurs chaînes, & peu s'en fallut que dans les derniers fondemens le desespoir des Turcs ne leur fît sacrifier avec les animaux quelques Esclaves François pour se vanger d'eux; superstition qu'ils observent quelquefois dans les édifices des Palais, des Mosquées & des Forteresses. Le travail n'estoit rien en comparaison de la faim & de la soif que nous souffrîmes pendant quatre mois. Je fus employé sur la fin de l'ouvrage à preparer la terre & le sable; comme je chargeois un aprés midy les animaux, dans une profonde fosse, une partie de la butte abisma & ensevelit trois Captifs, j'eusse aussi perdu la vie sans le mulet que je devois charger qui para le coup. La muraille ayant esté achevée, les Captifs retournerent à leurs travaux ordinaires, avec esperance d'estre bien-tost visitez par nostre Armée, qui fut obligée d'abandonner Gigery, comme le lieu le moins propre de toute la Barbarie pour y faire un établissement, à cause que la chaleur y est insupportable & la peste presque continuelle. En ce temps les Corsaires de Tripoly arriverent avec une prise estimée cent mil écus d'un Navire Venitien, qui alloit à la Foire de Messine plus marchande que celle de Beaucaire en Languedoc. Depuis que la peste avoit cessé à Tripoly, les Marchands Chrestiens estoient venus de l'Europe pour acheter les marchandises prises sur Mer, que le Bacha fit vendre publiquement afin d'en tenir compte aux Corsaires. En la premiere vente Osman fit exposer plusieurs tableaux de devotion que les Turcs méprisent, la Loy leur deffendant d'avoir des portraits; Et voyant que les Marchands Chrestiens ne s'empressoient pas de les acheter, il commanda d'allumer un grand feu pour les brûler, accusant les Consuls de lâcheté de laisser leurs Saints dans l'esclavage; ces paroles obligerent les Chrestiens à les acheter, & sans doute ils n'apporterent ce retardement que pour les avoir à meilleur marché, quoy qu'ils en eussent offert deux mil écus. Le Consul Anglois ne se trouva pas à la premiere vente, parce qu'il n'avoit nulle devotion aux Mysteres de nostre Religion, qui estoient representez dans ces peintures; il se disoit de la famille des Cromvels, & s'estoit retiré à Tripoly pour sauver sa teste: il eut la temerité de se trouver le lendemain au Chasteau à la seconde vente en sortant de débauche, Soliman Caya son amy qui gardoit la porte, reconnoissant à son compliment qu'il avoit beu, luy donna deux Turcs pour l'accompagner sous les bras suivant la coûtume, jusqu'en la presence du Bacha, qui dans l'entretien s'apperceut que le Consul avoit beu d'autres liqueurs que celles commandées par le Prophete; Et voyant que les Turcs s'en railloient il luy dit, _Seignor Consule per que non restar à casa tova quando ti estar sacran?_ Monsieur le Consul pourquoy ne demeurez-vous pas en vostre logis quand vous estes pris de vin? vous m'auriez infiniment obligé d'y rester, de crainte que les Turcs qui m'environnent ne soient scandalisez de vostre procedé. Je crois pieusement qu'il vous est permis de boire, mais non pas de vous enyvrer; Le Consul qui n'estoit pas d'humeur à souffrir, piqué de ces paroles, & le vin luy faisant oublier son devoir, répondit hardiment au Bacha, _Saper Sultan que gente comme mi bever vin, & bestie comme ti bever aqua_. Sache Sultan que les hommes comme moy boivent le vin, & que les bestes comme toy boivent l'eau. Le Bacha en colere d'estre maltraité dans son Palais par un Chrestien, tira sur le champ de sa couteliere un Damas pour luy percer le ventre; mais le coup fut arresté par les Officiers Renegats qui participoient aux débauches du Consul, & qui le firent retirer du Chasteau, de peur que les Turcs ne vengeassent l'injure faite par un Chrestien à leur Bacha, que les prieres des Marchands appaiserent un peu. Le reste du jour fut employé à demander grace pour le Consul, laquelle Soliman Caya ne put obtenir que moyennant trois mil Piastres, que l'Anglois aprés avoir cuvé son vin paya volontiers, s'estimant heureux d'en estre quitte à si bon marché. Le jour suivant comme l'on exposoit en vente les plus riches marchandises, le Consul eut ordre de se rendre au Palais avec les autres Marchands, estant arrivé à la premiere porte il y demeura quelque temps pour remercier le Caya du service qu'il luy avoit rendu; il est vray que Soliman le visitoit de nuit pour avoir la liberté de boire du vin, qui ne luy estoit pas permis au Chasteau. Pendant qu'il arrestoit le Consul, le Bacha s'entretenoit avec les Marchands de diverses Nations, il leur dit qu'il estoit dans le dernier étonnement d'estre obligé de croire qu'il n'y avoit qu'un Paradis pour tant de peuples de differentes Religions, qui tous y tendoient par des routes bien contraires; Et voulant se divertir il s'adressa premierement à Marsoue le plus puissant des Juifs, & luy demanda s'il pretendoit avoir part au Paradis. Ce Prince de la Sinagogue luy répondit que Dieu avoit honoré la Judée d'un grand nombre de Patriarches & de Prophetes, qui leur en devoient procurer l'entrée, aprés avoir observé en ce monde la loy que leurs peres avoient receuë du tout Puissant, & que pour marque certaine le Messie devoit naistre parmy eux. Le Bacha luy repliqua que le Messie estoit venu il y avoit plusieurs Siecles, & reconnu par tout l'Univers; mais qu'eux pour ne l'avoir point voulu reconnoistre lorsqu'il vivoit parmy eux, & l'avoir fait mourir d'une mort honteuse, ils avoient esté abandonnez par l'Eternel, & reduits à estre esclaves par toute la terre, & le mépris des peuples: Jugez si cette replique fut capable d'imposer silence au Docteur de la Sinagogue. Le Bacha pria en suite un Turc de luy dire s'il esperoit d'avoir place en Paradis; Sultan, répondit le Mahometan, ce qui me fait croire que ma Religion est bonne, est qu'une infinité de Chrestiens abandonnent la leur pour embrasser celle de Mahomet qui est tout puissant dans le Paradis; vous m'avoüerez que Dieu protege les Nations qui le servent selon ses Commandemens, & nostre prosperité fait connoistre que le Prophete est maistre du Ciel, comme nous le sommes de la Terre. Il est vray, dit le Bacha, que depuis cinquante ans que je suis à Tripoly le Royaume s'est bien peuplé, & que des Chrestiens des quatre parties du monde, ont pris le Turban dans l'esperance de se sauver, ce qui fait voir que Dieu & Mahomet nous favorisent, & qu'ils nous logeront en Paradis. Il fit la mesme priere à Dom George Marchand Grec de l'Isle de Chio, qui s'estoit retiré à Tripoly depuis quelques années, pour s'exempter des avanies que l'Aga de cette Isle luy faisoit de temps en temps, à cause qu'il trafiquoit dans tout le Levant. Ce Schismatique voulut persuader au Bacha que l'Eglise Greque avoit l'honneur d'estre l'aisnée de l'Eglise Romaine, qui luy avoit obligation des Ouvrages de la pluspart des Saints Peres, & qu'elle avoit toûjours triomphé de ses ennemis & demeuré dans sa pureté. Le Bacha qui estoit Grec Renegat, & sçavoit la malheureuse destinée de ceux de sa Nation, luy dit qu'à la verité il restoit aux Grecs un peu de Religion; mais qu'ils avoient imité Esaü, qui avoit vendu à son frere sa primogeniture pour peu de chose; que les Guerres continuelles qu'ils avoient entrepris & leurs impietez avoient attiré sur eux la colere de Dieu, qui les avoit dépoüillez pour jamais du grand Empire d'Orient, & que pour punition de leurs crimes la Justice Divine les avoit reduits à estre esclaves dans leur propre patrie. Osman voulut donner le divertissement entier à la compagnie, car il demanda aussi à un Renegat Italien s'il pretendoit avoir place dans le Paradis, cét apostat ne manqua pas de dire oüy, l'assûrant que depuis qu'il estoit en Barbarie, il avoit esté inspiré de Mahomet de se faire Turc, dans la croyance de se sauver plus facilement dans la loy du Prophete que dans celle des Chrestiens. Le Bacha luy dit que ce n'estoit qu'un pur libertinage qui obligeoit les Captifs de se faire Mahometans, afin de rompre leurs fers & de s'exempter des peines de la captivité, qu'on luy faisoit tous les jours des plaintes de leurs desordres, & que Mahomet auroit bien de la peine à leur obtenir l'entrée du Paradis. Cet Impie repliqua que Dieu se garderoit bien de refuser aucune grace à leur Prophete, de peur qu'il n'y eût combat entre luy & le Prophete des Chrestiens, ce qui causeroit du divorce dans le Paradis. Le Seigneur Bajoque Consul de Venise, ayant esté prié comme les autres de dire son sentiment, il le fit en ces termes, Sultan vous avez esté Chrestien, vous sçavez la sainteté de nostre Religion, qui est reconnuë par tout le monde, & que dans les plus cruelles persecutions elle a toûjours esté victorieuse; Combien d'Illustres personnages dont nous honnorons la memoire, ont paru dans tous les Siécles, avant & depuis la naissance de Jesus-Christ? Combien de Martyrs ont répandu leur sang, pour en soûtenir la verité? Combien d'Apostres & de Saints sont nos intercesseurs envers Dieu, pour nous ayder à obtenir l'entrée du Ciel? Jugez je vous prie, si nous ne devons pas esperer d'y avoir meilleure part que tous les autres, puisqu'il est vray, & je ne crains point de vous le dire, qu'il n'y a qu'un Paradis, dont l'heritage appartient à ceux qui suivent l'Eglise Romaine. A ces paroles le Bacha ne pût s'empécher de répondre au Seigneur Bajoque, qu'il en disoit trop. Il avoüa que la Religion Chrestienne estoit plus estimée que les autres, & envisageant les Marchands, il leur dit qu'ils avoient beaucoup dégeneré de leur premiere fidelité, & qu'on ne trouvoit plus parmy eux, la sincerité qu'ils avoient autrefois dans leur commerce. Les Turcs commençoient à murmurer de ce que le Seigneur Bajoque avoit avancé, quand Soliman entra dans la Salle avec ses Gardes pour presenter au Bacha le Consul Anglois: Un chacun demeura dans le silence pour entendre son compliment. Il demanda pardon à Osman de son imprudence, avoüant que le vin luy avoit fait perdre le respect; le Bacha luy dit qu'il devoit rendre grace à l'assemblée de ce qu'il avoit évité sa Justice, sur quoy l'Anglois ne pût s'empécher de répondre qu'il devoit premierement remercier sa bourse qui l'avoit desarmé, & que par malheur il estoit dans un Païs où l'on ne reconnoissoit pas le merite des beuveurs de vin, ce qui donna occasion de rire à toute la compagnie. Le Bacha voyant qu'il estoit plus raisonable que le jour précedent luy fit le détail de l'entretien qu'on avoit eû en son absence, & luy demenda pareillement son avis, un chacun fut curieux d'entendre raisonner Monsieur le Consul, qui dit d'une maniere galante au Bacha, Sultan est-tu à sçavoir que nous sommes ces Puritains d'Angleterre qui se sont separez des Papistes & de plusieurs autres Religions contraires à la nostre? sçais-tu que nostre Roy nous gouverne tant pour le temporel que pour le spirituel sans que nous ayons besoin d'aller à Rome chercher des Indulgences, & que la parfaite union qui regne dans nostre Royaume nous rend les Maistres de la Mer, & fait que tout les Politiques admirent nostre Gouvernement? Je demeure d'accord, repliqua le Bacha au Consul, que la Politique d'Angleterre est admirable; Mais permets moy de te dire que la Religion Romaine dont vous vous estes separez est plus ancienne que celle que vous professez, & qu'elle est en plus grande estime; car un chacun m'a fait voir la Sainteté & la pureté de la sienne & tous m'ont assûré qu'ils ont des Protecteurs dans le Paradis pour leur en faciliter l'entrée, au-lieu que chez vous on ne reconnoist qu'un Luter, qu'un Calvin & qu'un Beze Apostats de la Religion Catholique; quel credit ont-ils dans le Paradis, eux qui sont condamnez aux flâmes de l'Enfer pour une éternité? C'est ainsi que le Bacha finit l'entretien à la confusion du Consul, qui se retira du Chasteau tout en colere, & avoüa depuis que l'affront qu'il avoit receu en presence de tant de monde luy avoit esté plus sensible que l'argent qu'il avoit débourcé pour obtenir sa grace; de dépit il ne voulut plus se trouver à aucune assemblée ny à vente de Marchandises, quoy qu'il y eût un guain considerable à esperer. Il sçavoit sans doute se recompenser d'une autre façon sans qu'il y parût, car ayant esté averty par le Capitaine de Vaisseau nouvellement fait Esclave qu'il y avoit une balle de coton empoisonnée, laquelle r'enfermoit la valeur de quarente mil livres en soye, perles & diamans, il fit acheter sous main tout ce qui se trouva de coton dans les Magazins du Bacha. Cette maniere d'empoisonner qui se pratique dans le commerce pour s'exempter de la Doüane, n'est pas tant à craindre que celle qui cause la mort, exposant ceux qui s'en servent à d'horribles suplices au lieu que l'autre enrichit les hommes; De sorte que par cette adresse le Consul sceut se recompenser de sa perte & dissiper le chagrin que le Bacha luy avoit causé. Quoy que la peste eût fait du ravage dans le Serrail du Bacha, il luy restoit encore une fille âgée de dix-huit ans laquelle fut recherchée en mariage par le fils d'un Renegat Italien qui estoit la seconde personne de Thunis. Ce jeune homme qui s'appelloit Ibrahim vint par terre à Tripoly accompagné de cent Cavalliers pour son escorte, sans compter les Eunuques & les Esclaves. Osman luy fit faire une superbe entrée, & commanda de le regaler avec toute la magnificence possible à la mode du Païs. Ibrahim avoit de l'esprit, & tant de force & d'adresse qu'il gagna la pluspart des prix que le Bacha proposa pour le divertir. Un jeune Turc nommé Aly de la suite d'Ibrahim devint amoureux de Themis que Soliman Caya neveu d'Osman avoit aimée avant son apostasie. Cette Dame passoit pour une des belles Courtisanes de la Ville, elle receut avec joye cét étranger qui estoit le mieux fait & le plus galand de la suite d'Ibrahim. L'Amour qui est aussi ingenieux dans ces Climats barbares que dans nostre Europe ne manqua pas d'artifice pour faciliter à Themis les moyens de voir ce nouvel Amant, & de cacher leurs entreveuës à ceux de la Ville. Elle luy donna plusieurs rendez-vous en des amans, qui sont proprement des Estuves destinées pour prendre le bain; Aly se trouvoit sous l'habit de femme moyennant les presens qu'il faisoit aux Officiers qui sont pour le service de celles qui frequentent ces lieux, où il arrive bien des avantures amoureuses, quoy que l'entrée en soit deffenduë aux Turcs qui ont leurs bains separez; Mais comme ces lieux estoient suspects, qu'Aly n'y avoit pas une entiere liberté, & qu'il craignoit d'y estre surpris, ce qui pouvoit luy attirer quelque disgrace, l'Amour inventa d'autres moyens en faveur de nos amans. Un jour que le Bacha traitoit Ibrahim à la campagne en un Jardin où les principaux Officiers avoient esté conviez, Aly quitta le divertissement au milieu du Festin pour se rendre à la Ville, il trouva dans le chemin un Negre que lui envoyoit Themis pour l'avertir du rendez-vous, où il se rendit en diligence: Quelques Turcs du Regal s'apercevans qu'Aly avoit quitté la compagnie le suivirent pour estre de la partie, & ne l'ayant point trouvé chez Themis, ils se douterent bien du lieu où cette femme étoit, y étant arrivez ils la trouverent toute mélancolique avec une servante qui avoit caché Aly dans une grande Cuve de cuivre destinée pour le bain, & qui voulut persuader aux Turcs que Themis estoit dans un chagrin mortel de ce que toute la campagne estoit dans la joye pendant que la Ville estoit deserte; sur quoy ils firent cent galanteries pour divertir Themis qui faisoit la malade. Par malheur la Monstre d'Aly vint à sonner comme il estoit dans la Cuve, cela obligea les Turcs de commander à la suivante d'allumer du feu pour la chauffer, témoignans avoir dessein de se laver. Aly qui estoit dedans crût que c'estoit tout de bon, & craignant d'y avoir trop chaud il en sortit, demandant par grace à ses amis de le laisser en paix joüir des doux entretiens de sa chere Themis. Les Turcs aprés avoir esté quelque temps avec eux retournerent au Jardin, où ils apprirent à la compagnie le sujet de l'absence d'Ibrahim, qui fut agreablement raillé parce qu'il se vantoit d'estre heureux en ses amours. Quand toutes les choses furent preparées pour la Ceremonie du Mariage, le Bacha donna ordre de faire passer en parade par la Ville tout ce qu'il donnoit à son Gendre, ce n'estoit que rejoüissance depuis le Chasteau jusqu'au Palais d'Ibrahim, & tout le Cortege estoit accompagné de Trompettes & d'Instrumens de Musique. La Cavalcade commença par les Esclaves Noirs & par les Eunuqes qui conduisoient les Chameaux & les Dromadaires chargez de bagage; en suitte alloient les Chevaux magnifiquement équipez & conduits par des Esclaves Chrétiens, les Turcs portoient les habits que le Bacha donnoit à Ibrahim avec les Coutelieres, dont les guaînes étoient garnies de Diamans, & les Armes pour son service; les principaux Officiers portoient en des Corbeilles & des Bassins de vermeil les Vestemens que la Fille devoit porter le jour de son Mariage, on y voyoit deux Caffetans ou Robes Turques enrichies de Perles & de Diamans, & deux paires de Babouches ou Souliers estimez dix mil Piastres, & quantité de Bijoux; le Bacha fit donner un Caffetan avec les armes & l'Equipage des Chevaux à tous ceux qui accompagnoient Ibrahim. Le lendemain le Divan, les Capitaines de Navire & les Officiers du Bacha furent en ceremonie au Palais d'Ibrahim pour le conduire au Chasteau où se devoit consommer le Mariage. Les Sultanes firent aussi des réjoüissances dans leur Serail avec plusieurs Dames de la Ville pour divertir la fille d'Osman, laquelle ne pouvoit se resoudre à quitter Tripoly. A la fin du souper deux vieilles Matrônes entrerent au son des Instrumens dans la Salle où les hommes estoient assemblez, & convierent Ibrahim de les suivre dans la chambre de son Epouse; Mais la feste fut troublée lorsque l'Epoux s'en excusa, disant que son pere luy avoit deffendu sous peine d'encourir sa disgrace, parce qu'il desiroit que le Mariage fût consommé à Thunis. Ce refus surprit la compagnie, & le Bacha fut si touché de voir sortir son Gendre du Chasteau sans remplir ses souhaits, qu'il resolut, s'il ne changeoit d'avis, de le renvoyer comme il estoit venu. Il est bon de sçavoir qu'en ces occasions le Marié est enlevé aprés le Festin par ces Matrônes qui le conduisent dans la chambre de sa Femme, aprés quelque temps elles reviennent trouver l'assemblée avec des cris & des acclamations suivies de leur Musique, & font des prieres à Mahomet de donner prosperité & lignée aux nouveaux Mariez. Le jour suivant le Bacha voyant que son Gendre estoit dans la mesme resolution que le soir precedent, usa d'artifice: Il le convia de prendre le divertissement dans un Jardin, où il se trouva peu de personnes de sa suite. Les Turcs inventerent dans ce lieu toutes sortes de plaisirs pour luy faire oublier les deffenses de son pere, & à peine Ibrahim fut retiré dans sa chambre qu'on y fit entrer sa femme habillée en Turc, pendant que les Eunuques du Bacha regaloient les siens, de crainte qu'elle ne fût reconnuë par ces vilains Gardes du Corps, qui dans la débauche beuvoient d'autres liqueurs que celles qui sont permises par l'Alcoran. Ibrahim receut son Epouse avec toute la joye imaginable, & témoigna le lendemain qu'il avoit de l'obligation à ceux qui luy avoient fait une si agreable surprise. La femme se retira du matin de peur d'estre veuë des Eunuques qui n'avoient pas encore cuvé leur vin, & se rendit au Chasteau pour assûrer le Bacha que sa volonté avoit esté accomplie. Osman défraya son Gendre & sa suite jusqu'à son départ & luy donna sa meilleure Cavallerie pour l'accompagner jusqu'aux confins du Royaume de Tripoly, & pour le deffendre contre les Arabes, qui dans ces Provinces font une guerre continuelle aux Turcs. Il est vray que ceux-cy sont sans misericorde envers les Arabes qu'ils appellent Caïns, parcequ'ils sont vagabons & logent sous des Tantes comme faisoit Caïn aprés son fratricide. Toutes ces Réjoüissances ne diminuerent point les travaux des Captifs, le Turc qui nous commandoit devint plus inhumain qu'auparavant, parce qu'un ouvrage qu'il avoit entrepris pour la Marine n'avoit pas réussi par son extrême avarice, qui luy faisoit retrancher une partie des ouvriers qu'il occupoit à sa maison de campagne. Cela le rendoit si furieux qu'il déchargeoit quelquefois sa colere sur les premiers Captifs qui se trouvoient devant luy. Un Vendredy jour de Dimanche pour les Mahometans il me rencontra par la Ville comme il venoit de la Mosquée faire son Salem. Et à peine fus-je retourné au travail qu'il me donna trente bastonnades, me reprochant que je ne devois pas me promener durant qu'il estoit à loüer Dieu, quoy qu'il n'eût pas grande devotion à Mahomet estant Renegat Grec. Je fus plus de quinze jours sans pouvoir marcher, ce qui n'empécha pas qu'il ne me fît tourner la roüe d'un Cordier jusques à ce que je fusse entierement guery. Le Bacha entretient ordinairement à deux lieuës de Tripoly deux cens Captifs qui sont destinez aux travaux de la campagne, comme pour tailler la pierre dans la carriere, faire la chaux, labourer la terre, cultiver les Jardins, & sur tout faire des cordages de jonc pour ancrer les Navires au Port durant l'Hyver. Le Bacha y envoya cinquante Captifs au lieu de ceux qui estoient morts de la peste, je fus du nombre des exilez dans ce triste sejour qu'on appelle la galere de Tripoly; où les Chrestiens sont exposez à toutes sortes de miseres & esloignez de tout secours humain, ne pouvans aller à la Ville sans donner quinze sols aux Gardes de cette prison. Les Esclaves qui sont dans Tripoly souffrent bien moins que ceux qui sont dans la galere à cause que les Marchands libres assistent les malades, & les prises que font les Pirates avec les travaux aux heures dérobées leur donnent de l'employ & du profit. J'avois fait des voeux au Ciel pour estre délivré de la tyrannie du Barbare qui me commandoit au travail de la Marine; Mais helas! je tombay entre les mains du plus cruel ennemy des Chrestiens qu'il y eust dans toute l'Afrique. Comme j'abandonnois les travaux des cordages remplis de poix & de goudran qui m'avoient tout défiguré, Mehemet garde de cette prison me dit en raillant qu'il vouloit me blanchir; il avoit raison, car il m'occupa pendant l'Esté au travail des fours à chaux. La faim que j'y enduray fut si grande que pour m'en exempter je fus obligé d'avoir recours au pain & à la viande que les femmes Turques portent aux morts dans la croyance qu'ils mangent. Je n'estois pas beaucoup esloigné d'un Cimetiere où l'on avoit inhumé les plus puissans de la Ville qui estoient morts de la peste; j'y allois de nuit habillé à la Moresque afin de n'estre pas reconnu, & la seule visite du Vendredy me fournissoit la provision de quatre jours. Un soir j'y menay un Captif qui conduisoit les Chameaux lesquels apportoient le bois pour chaufer les fours, c'estoit par bonheur pendant la semaine qu'on celebroit la nativité du Prophete, dans laquelle les Musulmans regalent les morts mieux qu'à l'ordinaire, je trouvay plusieurs plats plains de viande & de fruits qui servirent a traiter mon amy. Le lendemain s'en retournant de nuit à la campagne il entra dans le mesme Cimetiere à dessein d'y faire sa provision pour son voyage, aprés avoir long-temps cherché dans les lieux où l'on enfermoit les viandes il fut contraint de se retirer parce que le jour venoit, & estant fâché de n'avoir pas fait grand butin il eut la temerité de mettre de l'ordure dans un plat qu'il trouva vuide à la teste du sepulcre d'un Marabous. Les Turcs s'en estant apperceus porterent leurs plaintes au Bacha qui s'emporta contre cette irreverence & leur commenda de faire garde pour en découvrir l'autheur. L'avis que j'eus de ces ordres me fit quitter le Cimetiere & me contenter des fruits que le Pays produit en abondance. Encore que les femmes des Turcs soient dans une retraite perpetuelle, & qu'il ne leur soit pas permis d'entrer dans les Mosquées pour y faire leur salem qu'elles font en leurs maisons aux heures accoûtumées, elles ne laissent pas d'avoir la liberté d'aller une fois la sepmaine visiter les Sepulcres de leurs parens. Estant arrivées au Cimetiere elles font un cercle au tour des Tombeaux, & aprés avoir versé des larmes & poussé des cris au Ciel, elles se plaignent de ce qu'ils les ont abandonnez, & les conjurent de les entretenir de l'autre Monde & de leur faire part de l'estat où ils se trouvent, enfin aprés leur avoir rendu compte de ce qui se passe dans la famille elles les prient de recevoir les mets qu'elles ont apporté, dont elles mangent une partie & enferment le reste dans un lieu fait exprés à la teste du Tombeau. Les femmes des Marabous allument une lampe pour les éclairer la nuit dans la pensée qu'ils en ont besoin pour reciter les Pseaumes de l'Alcoran. Les femmes des Arabes dansent autour du sepulcre au son d'un Tambour de Basque, heurlans comme des bestes sauvages, & s'égratignant le visage jusqu'à ce que la douleur & la foiblesse les fassent tomber à terre, dans cette posture elles font leurs plaintes aux morts, leur font part de toutes leurs affaires domestiques, & jamais n'abandonnent le tombeau qu'elles n'y laissent du pain & des fruits. Il ne faut donc pas s'estonner si les Vendredis les Sepulcres sont chargez de fleurs & de viande, où non-seulement les pauvres viennent se nourir, mais encore les chiens & les oyseaux y sont bien receus, car les Turcs tiennent que l'aumône qu'on fait aux bestes n'est pas moins agreable à Dieu que celle qu'on fait aux hommes à cause, disent-ils, que les bestes ne possedent rien. Chapitre X. _L'Autheur est envoyé dans les campagnes esloignées de Tripoly où il demeure huit mois à labourer la terre, semer les grains, arracher du jonc & faire la moisson; rencontre qu'il fait d'un Marabous qui avoit demeuré en Espagne & qui veut luy donner sa fille en mariage; Avantures qui arrivent en ce Pays abandonnez; retour de l'Autheur à Tripoly._ Tous les ans à la fin de l'Automne le Bacha envoye cent Captifs dans les campagnes esloignées de Tripoly, du costé d'Alexandrie, proche la petite Riviere de Mesrata, pour labourer des plaines plus fertiles que celles des environs de la Ville où il ne se trouve que des sables mouvans. Aprés que les Captifs ont fait la semence, ils sont occupez pendant l'Hyver & jusqu'à la moisson à arracher du jonc à force de bras pour en faire des cordages qui servent au Navires durant qu'ils demeurent au Port; Le temps de la recolte estant venu ils amassent les grains qu'on transporte à Tripoly. Je fus à mon ordinaire du nombre des malheureux destinez à ce fâcheux travail qui dure huit mois. Avant nostre départ on nous permit d'aller à la Ville dire adieu à nos amis, les Marchands Chrestiens qui n'ignorent pas les miseres que souffrent les Captifs dans ce voyage, ne manquent pas de les assister de biscuit & de quelqu'autre nourriture; un Chirurgien de ma connoissance me donna quelques Onguents & eut encore la charité de m'instruire de la maniere de m'en servir, m'asseurant que les Arabes auroient recours à moy dans la necessité & que je ferois quelque profit avec eux; il fut Prophete, car j'exerçay la Chirurgie sans payer de Maistrise, & en peu de temps je passay pour habile homme. Nous partîmes de Tripoly sur la fin du mois de Decembre avec deux cens Chameaux qui portoient les grains que nous devions semer & nos provisions qui ne consistoient qu'en biscuit, huile, oignon & sel; à la sortie de la Ville il se trouva un peuple infiny qui fut curieux de nous voir mettre en Campagne en forme de caravanne qui va à la Méque. Aprés huit jours de marche nous arrivâmes au rendez-vous, n'ayans trouvé en chemin qu'un puits pour abreuver nos animaux & nous pourvoir d'eau pour le reste du voyage. Nous eûmes une fausse allarme que nous donnerent des Arabes qui alloient chercher des paturages pour leurs bestiaux; ils sont obligez de changer de logemens trois ou quatre fois l'année, & de choisir des Campagnes fertiles où il y ait des Puits qui sont rares dans ces Deserts. Ils ne logent que sous des Pavillons, & lorsqu'ils décampent un Chameau porte la femme, les enfans, un Moulin à bras & tout leur équipage. Le premier jour de nostre arrivée nous fûmes occupez à dresser nos Pavillons & à faire un rempart de terre avec de grands fossez, afin de nous mettre à couvert non-seulement des Arabes, mais encore des Lions qui nous donnerent plusieurs allarmes durant le sejour que nous y fismes. Le lendemain nous commençâmes à labourer la terre avec cinquante Chameaux, pendant que les autres Captifs étoient employez à tailler les buissons faire les fossez & à semer les grains, ce qui fut expedié en vingt jours. C'est une chose surprenante de voir qu'une terre deserte, qui n'est cultivée qu'à la negligence, produise si abondamment. Il ne faut pas neanmoins s'en estonner, Dieu benit le travail des Captifs qui l'ont arrousée de leurs sueurs, mélées des larmes que ces Barbares leur font verser, en exigeant d'eux des choses au dessus de leurs forces. A la fin de la semence, nous fûmes regalez d'un Chameau, qui par hazard s'estoit rompu la jambe dans le bassin où l'on abreuvoit les bestes. Ce fut un regal pour nous, car depuis nôtre départ nous n'avions mangé que des Couleuvres, des Lezards, & des Crocodiles; la faim nous fit trouver la chair du Chameau excellente, parce que la nourriture qu'on distribuoit n'estoit pas capable de nous donner la vigueur necessaire pour resister à la violence du travail; Tous les matins avant que d'y aller on donnoit à chaque Captif une livre de biscuit, à midy au retour un potage, fait de gros bled, assaisonné d'un peu d'huile, avec du piment d'Espagne, ou bien de la basine faite avec de la farine d'orge; le soir nous n'avions que des racines ou bien des animaux immondes que nous trouvions. Les Arabes du voisinage campez comme nous sous des Pavillons, venoient trois fois la semaine faire leur provision d'eau, & apportoient du laict, des dattes, des quartiers d'Autruche, & des petits pains d'orge, que nous troquions avec eux pour des épingles, des ciseaux, des rubans, & d'autres bagatelles que nous avions apportez & que nous vendions au centuple, à cause que ces choses sont rares dans le païs. Les Turcs qui nous gardoient n'étoient pas fâchez de ce petit commerce, ils obligeoient quelquefois les Arabes à laisser leurs vivres, quand les Captifs ne pouvoient pas les acheter, pour recompense de la peine qu'ils avoient à remplir les bassins d'eau, & mesme les faisoient contribüer pour l'entretien des Pavillons. Les animaux sont deux ou trois jours sans boire, & j'ay veu des Chevaux ne se nourrir dans leurs courses que de laict; on trouve peu d'eau dans la Barbarie, c'est pourquoy les Bachas sont obligez d'entretenir à leur dépens dans leurs Provinces, des puits avec des bassins pour la commodité des pelerins qui vont à la Meque visiter le tombeau de Mahomet; Il seroit impossible sans cela de traverser ces deserts, puisqu'il n'y a ny Villes ny Villages, & que le nombre des pelerins est si grand, qu'ils sont obligez de porter avec eux, des vivres pour huit à dix jours. Un Captif nommé Genty, natif de la Ville de Salins en Franche-Comté, qui depuis sa liberté s'est rendu Capucin dans sa patrie, ne manquoit pas de faire la priere le matin & le soir; Cét homme craignant Dieu, & imitant Tobie dans sa captivité, éxortoit ses freres à mener une vie innocente, & à se conformer à la volonté de Dieu, qui nous protegeoit visiblement dans ces lieux abandonnez, comme il avoit fait autrefois le Peuple d'Israel, en des Provinces voisines de celles où nous gemissions. Quatre Turcs gardoient le Camp, parce qu'il y avoit souvent des Chrestiens malades, & six battoient sans cesse la Campagne, pour prendre garde à la conduite des Captifs. On n'eût pas plûtost semé les grains qu'il fallut cueillir du Jonc, mais avant que de commencer, les Gardes nous deffendirent sous de grandes peines, de nous éloigner de nos Pavillons de plus de trois à quatre milles. Ce n'est pas qu'il ne soit presque impossible de s'enfüir; car du costé de la Mer d'où nous estions éloignez de vingt lieuës, si les Arabes trouvent des Captifs fugitifs, ils les ramenent à Tripoly, afin de recevoir trente Piastres que le Bacha donne de recompense; & le moindre châtiment que reçoit le Chrestien, est d'avoir le nez & les oreilles coupez, avec la bastonnade; Si quelque desesperé tente de s'enfüir par terre, les Arabes le tuent pour profiter de sa dépoüille; c'est ce qui est arrivé de mon temps à plusieurs, dont on n'a pû apprendre aucunes nouvelles. Je me mis en la compagnie de deux François qui avoient des jambes aussi bonnes que les miennes pour cueillir ensemble le jonc, aprés avoir parcouru divers endroits pendant quelque temps, nous en trouvâmes en des lieux marécageux proche la petite Riviere de Mesrata, il y en avoit une si grande quantité, que nous en cueillîmes durant trois mois. La faim nous obligeoit de retourner au Camp à midy, chargez de six paquets de jonc, & autant le soir, qui estoit le travail journalier que nous avions à faire pour nous sauver de la bastonnade; plusieurs Captifs demeuroient souvent en chemin accablez de fatigue & de la pesanteur de leur fardeau. Pour moy aprés avoir guery quelques Arabes de maladies & de petites blessures, j'eus la liberté d'entrer dans leurs Tentes, où je me reposois & mangeois avec eux, en consideration des cures que j'avois faites, & qui me firent passer pour habille Chirurgien. Mais aprés avoir fait des guerisons corporelles, je tâchay d'en faire de spirituelles; & comme il n'est pas permis de disputer de la foy avec les Mahometans, je cherchay les occasions favorables pour baptiser les petits enfans en des maladies desesperées à l'insceu de leur famille; Cela me réüssit, & j'en baptisay quatre qui moururent aprés leur baptéme, je croy que c'est par leur intercession que j'ay obtenu de Dieu, la perseverance & la force de resister aux maux que je souffris dans ce malheureux voyage, où succomberent des personnes plus robustes que moy. Je rencontray dans les Pavillons des Arabes, un Marabous appellé Isouf, âgé de soixante-dix ans, qui s'y estoit retiré depuis quelques années; Il parloit Latin, Espagnol, Turc, Arabe, & la langue Franque, qui est commune dans les Villes Maritimes à cause du commerce. Il me dit qu'il estoit fils d'un Tagarin, & né dans l'Andalousie, où l'inquisition avoit fait brûler son pere pour l'avoir reconnu Mahometan, que pour éviter un pareil suplice il s'estoit retiré en Afrique, que d'abord il s'estoit estably à Thunis, où les Turcs qui ne le croyoient pas veritable Musulman à cause qu'il estoit né en Espagne, l'avoient extrémement persecuté; & qu'estant sorty de Thunis pour aller à la Meque, il s'étoit au retour habitué dans ces deserts pour y exercer la fonction de Marabous. Il ajoûta que sa femme estoit morte, qu'elle luy avoit laissé deux filles, que la premiere estoit veuve d'un Renegat Italien qui avoit esté tué sur Mer en piratant, & que la derniere n'estoit âgée que de vingt ans. Isouf aprés quelques visites, eut tant de confiance en moy qu'il me les fit voir contre la coûtume du païs; Alima la plus jeune qui passoit pour la plus belle des Pavillons, avoit les mains & une partie du visage remplies de vermillon & de cicatrices à leur mode, ce qui la rendoit fort laide; elle ne fit point scrupule de lever son voile, quoy qu'il leur soit deffendu de se montrer aux Chrétiens, & comme elle parloit un peu la langue Franque, elle se fit un plaisir d'entretenir mon compagnon qui se railloit d'elle, pendant que son pere me faisoit part de ses avantures; Genty s'ennuyant en la compagnie d'Alima, me fit signe de m'aprocher pour finir leur entretien. Le Marabous ayant sceu que j'avois fait quelques operations dans le voisinage, me pria d'aller avec luy chez un de ses amis, qu'une Autruche avoit blessé à la cuisse lorsqu'il la poursuivoit à la chasse; ces animaux se sentant pressez sont si adroits, qu'ils lancent des pierres avec leurs ergots, d'une maniere qu'il n'y a point de fléche ny de balle de Mousquet qui aillent plus juste; Je gueris en peu de jours le malade de sa playe, ce qui me donna du credit parmy les Arabes, qui me convioient souvent à manger avec eux; mais les ragouts qu'ils me presentoient & que la faim me pressoit de manger, m'estoient peu agreables, parce qu'ils sont mal propres, & que le repas finy, les conviez se lavent les mains dans le mesme plat de bois où les viandes ont esté servies, & que le maistre en presente l'eau à boire à la compagnie qui l'estime une boisson delicieuse. Au temps du carnaval le Marabous chercha l'occasion de me traiter chez luy, & pour en venir à bout plus facilement, il convia un de nos Gardes qui fut bien aise d'estre de la partie. L'Arabe que j'avois guery s'y rendit avec un de ses amis, de sorte que nous fûmes six à manger contre terre sur des peaux de Lion. On nous servit de la basine, du courcousou, un bacalaverd qui est un espece de tourte garnie de sauterelles, & un quartier d'Autruche roty. Sur la fin du repas nostre Garde s'ennuyant de ce que le Marabous nous parloit en un langage qui luy étoit inconnu, prit congé de la compagnie & alla rendre visite aux filles d'Isouf, lequel nous conjura de nous bien divertir; mais quel plaisir parmy des Barbares & en des lieux où nous endurions tout ce que l'esclavage à de plus sensible, outre que nous n'avions point de vin & que nous ne buvions que du sorbec fait avec du miel sauvage. Le Marabous pour témoigner la joye qu'il avoit de nous posseder, leva cent fois les yeux au Ciel, priant Dieu & son Prophete de nous donner la liberté; il avoüa qu'il avoit esté en sa jeunesse élevé dans un Convent à Seville, où sans doute il se seroit voüé, sans le suplice qu'on fit souffrir à son pere en cette Ville, qu'il avoit de la veneration pour la Religion Chrétienne, & qu'afin de ne point voir les miseres que les Captifs souffrent dans les Villes Maritimes, il s'estoit retiré dans ces deserts. Ayant esté lors averty que nostre Garde s'en estoit allé, il fit venir dans le Pavillon où nous estions ses deux filles, qui ce jour là s'estoient parées. Alima la plus jeune nous presenta son maramas, c'est à dire son mouchoir, plain de dattes & de sauterelles nouvellement cuittes, & nous assûra en langue Franque avoir eu grande envie depuis nostre arrivée de joüir de la conversation des Chrestiens, dont sa soeur luy avoit dit tous les biens imaginables. Pendant que ces deux Bohémiennes disoient la bonne avanture à mon compagnon, leur pere me prit en particulier pour me parler avec plus de liberté, il me rendit compte des Chévres, des Moutons, des Chameaux & des Dromadaires qui luy appartenoient, me fit voir son équipage & ses Pavillons, & aprés m'avoir assûré de son amitié & de l'estime qu'il avoit conceuë pour moy, il offrit de me racheter du Bacha, si je voulois luy promettre de prendre le Turban & d'épouser Alima sa fille. Je le remerciay de ses offres, & luy dis que rien au monde n'estoit capable de me faire commettre infidelité, & que j'esperois de retourner bien-tost en mon païs. Le discours d'Isouf m'obligea d'aller aussi-tost retrouver Genty, lequel jugeant à mon visage que j'avois du mécontentement, & se doutant du sujet de nostre entretien, ne pût s'empécher de faire des reproches à Isouf. Alima de son costé m'ayant joint, me dit que mes parens m'avoient abandonné ou bien qu'ils estoient dans l'impuissance de me racheter, qu'il ne tenoit qu'à moy de rompre mes fers, que je ne devois point douter de son amitié, ny refuser les offres de son pere; Je ne luy fis point d'autre réponse sinon qu'il se faisoit tard, & que nous estions obligez de nous retirer de bonne heure de peur d'estre maltraitez, & pris congé de son pere le remerciant de sa bonne chere, mais d'une façon à luy faire connoistre que j'estois mal satisfait de ses discours & de ceux de sa fille. Les Turcs exemptent ordinairement les Captifs de travailler pendant les jours de Noël & de Pasques, afin qu'ils puissent celebrer ces festes en repos. Comme le travail nous avoit extrémement fatiguez, ils nous accorderent deux jours à Noël pour nous délasser, & nous firent present d'un vieux Chameau, qui ne pouvoit plus rendre de service. Deux jours devant la feste, quelques Captifs déroberent aux Arabes des Pavillons voisins, un Mouton & une Chévre, qu'ils cacherent dans le ventre du Chameau qu'on avoit preparé pour nous; Ces Infideles vinrent s'en plaindre & chercherent dans tous nos Pavillons, mais leurs plaintes & leurs recherches furent inutiles, & quoy qu'ils soient les plus grands voleurs du monde & qu'ils fassent profession de larcin, ils ne s'aviserent jamais de regarder dans le ventre du Chameau qui estoit le dépositaire du vol qu'on leur avoit fait. Les deux jours de repos qu'on donna aux Captifs leur firent oublier une partie de leurs miseres, les Catholiques s'efforcerent de celebrer la feste le mieux qu'ils pûrent, bien qu'ils fussent privez des Sacremens, & chaque Chrestien en particulier offrit à Dieu ses souffrances en satisfaction de ses pechez, le priant de luy accorder les graces necessaires pour souffrir avec patience les maux qui l'accabloient dans ces païs sauvages. Comme nous avions mangé de la viande le jour de la Nativité, nous tâchâmes d'avoir du poisson pour la feste des Rois qui arrivoit un Samedy, la veille aprés avoir arraché du jonc proche la Riviere de Mesrata, je m'occupay pendant quelque temps avec mes compagnons à pécher du poisson qui est rare dans cette Riviere, où nous ne pûmes prendre que des petites Anguilles & des Couleuvres, & faute d'armes nous manquâmes à prendre un Crocodille qui blessa un Esclave à la cuisse pour l'avoir poursuivy de trop prés. La fatigue que nous avions euë nous ayant obligé de nous reposer sur le rivage, nous apperceûmes deux Lions qui poursuivoient quatre Autruches leurs ennemis mortels, qui par bonheur ayant le vent favorable se sauverent. Il faut avoüer que dans cette rencontre Dieu nous marqua une protection singuliere, car ces bestes feroces & furieuses d'avoir manqué leur proye, s'arresterent quelque temps proche de nous & se retirerent sans nous avoir fait la moindre insulte. La même veille des Rois trois Captifs retournant de leur travail, dévaliserent un Arabe qui portoit la moitié d'un Crocodile qu'il avoit tué à la chasse, c'estoit la partie de la queuë laquelle pesoit quinze à vingt livres. Les Chrestiens ne furent pas plutost arrivez aux Tentes, qu'ils cacherent leur larcin sous les cendres, prés de la marmite qui boüilloit; L'Arabe vint faire du bruit au Camp, & demanda la restitution de sa chasse aux Turcs qui luy permirent de chercher par tout, mais ses plaintes & ses peines furent aussi inutiles qu'avoient esté celles de ses compatriotes. Le lendemain nous fîmes festin en poisson, nous avions des Couleuvres d'une grandeur prodigieuse, des Anguilles, des Leynods & la moitié du Crocodile, dont nous fîmes une compote qui fut trouvée excellente, il se peut faire que la faim nous la fit trouver meilleure qu'elle n'estoit. La force de ma jeunesse & la resignation que j'avois aux ordres de la Providence m'avoient fait resister jusqu'alors à la peine du travail qui avoit déja mis plusieurs Captifs aux abois; Mais dans le mois de Mars où les chaleurs commencent à estre excessives dans les lieux où nous estions, je tombay malade avec vingt Captifs. Nous fûmes tous attaquez d'une douleur violente dans le costé & d'une fiévre maligne dont huit moururent en peu de jours, quelques uns furent gueris pour avoir souffert les operations des Arabes, qui appliquent des boutons de feu sur la partie douloureuse, les autres se rétablirent par le repos & je fus de ce nombre. Pendant ma convalescence qui estoit au temps du Ramadan que les Mahometans ne mangent que la nuit, le Marabous m'envoyoit tous les soirs quelque plat de sa table. Un jour il me vint visiter avec l'Arabe que j'avois guery de sa blessure, lequel m'apporta un quartier d'Autruche avec des Sauterelles par rareté: Parce que c'estoit au commencement du Printemps que ces petites bestes multiplient & cherchent des Campagnes fertiles, il y en a une si grande quantité que l'air en est remply, & qu'elles empeschent quelquefois de voir le Soleil, elles ravagent les Provinces entieres quand elles changent de climat, & malheur aux campagnes où elles s'abaissent, on est souvent obligé de mettre des gardes armez dans les plaines afin de s'opposer par le feu de leurs armes à ce qu'elles prennent terre, ou du moins il faut infecter l'air par une fumée empoisonnée. Les Arabes de la campagne en font si grand commerce dans les Villes Maritimes de la Barbarie qu'ils en profitent considerablement, & il est certain qu'elles sont estimées dans la nouveauté comme les petits poids verds à Paris; Les Barbares s'en nourrissent à la campagne plus de quatre mois l'année, & se font un plaisir d'en manger comme l'on fait en France des Cailles & des Ortolans. Le revenu des Sauterelles à Tripoly vaut mieux que celuy des Cailles aux Habitans de l'Isle de Capra dans le Royaume de Naples, où le principal revenu de l'Evesque consiste en ces Oyseaux qui tous les ans viennent prendre terre en cette Isle, & c'est pour cette raison qu'on l'appelle l'Evesque de la Caille. A peine le travail du jonc fut achevé qu'il fallut le charger sur des Chameaux qui le portoient sur le bord de la Mer où les Barques de Tripoly, venoient le prendre pour le conduire à la Ville. Nous fûmes occupez pendant vingt jours à ce travail en des terres incultes où nous n'avions d'autre compagnie que celle des Bestes feroces, qui nous donnerent souvent des attaques dont Dieu nous preserva. Nostre nourriture estoit un peu de Biscuit avec des Racines & des oeufs d'Autruches que ces oiseaux abandonnoient dans les Sables & que le Soleil fait éclore sans leur secours. Ce travail ne fut pas plustost finy que nous commençâmes la Moisson. C'estoit un spectacle digne de pitié de voir des gens attenuez par de longues & continuelles fatigues moissonner durant une chaleur insuportable; quelle soif ne souffrîmes nous point! puisque plusieurs Arabes en moururent pour n'avoir pas voulu transgresser la loy de Mahomet qui leur deffend de manger & de boire le jour pendant leur Caresme. Nous ne laissions pas de nous consoler & de nous animer les uns & les autres dans l'esperance de quitter bien tost ces Deserts pour retourner à Tripoly, où la pesanteur de nos fers seroit moins fâcheuse. A mesure que l'on sioit les Bleds, les Animaux les fouloient aux pieds au milieu de la campagne afin de les transporter à la Ville avec la Paille qui sert de nourriture aux Bestes, n'y ayant point de Foin ny de Pasturage aux environs de Tripoly. Le Marabous ayant sceu que nous devions bien-tost partir, vint me prier de l'aller visiter en son Pavillon pour la derniere fois; Je priay nos Gardes de m'en donner la permission, & je feignis qu'il y avoit quelque Arabe malade qui avoit besoin de moy. Aprés le travail du matin, je me rendis chez luy avec Genty, qui fut bien-aise d'avoir une occasion favorable pour dire adieu au Marabous, qu'il entretint durant la plus grande partie du repas, Ce Captif qui estoit extrémement zelé pour sa Religion, luy reprocha son égarement, & la vie miserable qu'il menoit dans ces deserts, il plaignit son sort, & le blâma d'avoir quitté l'Espagne, & l'avantage qu'il avoit d'embrasser une Religion dans laquelle il se seroit sanctifié. Encore qu'Isouf fut mécontent des remontrances de mon compagnon, il ne pût s'empécher à la fin du repas de me témoigner qu'il m'avoit exprés convié pour me faire les mesmes propositions qu'il m'avoit faites auparavant, que je devois estre persuadé de son amitié puisqu'il promettoit de procurer ma liberté, qu'estant abandonné de mes parens il m'estoit permis de changer de Religion pour me vanger d'eux, & que si je voulois épouser sa fille, il se retireroit à Tripoly avec tout son bien, où il me feroit avoir un employ considerable. Je luy representay que la peste ayant rompu le commerce avec les Chrestiens, ma liberté avoit esté seulement retardée, mais qu'il étoit témoin que j'avois toûjours eû confiance en Dieu, qui ne m'avoit point abandonné dans les disgraces qui m'estoient arrivées en ces deserts, & qu'il ne me conseilleroit pas de preferer la Barbarie au païs des Chrestiens, qu'il avoit quitté dans un âge où il ne connoissoit pas ce qui luy estoit avantageux, & que depuis il en avoit eu du regret. Durant nostre entretien j'entendis sa fille Alima supplier son Prophete d'exaucer ses voeux, & d'empécher mon départ; comme je craignois qu'elle ne vint verser des larmes dans le Pavillon où j'estois, je remerciay Isouf, & pris congé de luy. Avant que de partir Genty luy fit encore des reproches de son infidelité, & le pria pour la derniere fois de faire reflexion qu'il n'y avoit point de salut pour luy, s'il n'abjuroit le Mahometisme dont il connoissoit la fausseté. Le lendemain comme nous chargions les Chevaux pour partir, je vis arriver Isouf qui venoit exprés pour me dire adieu; ses discours me furent plus agreables que ceux du jour precédent; Il me demanda pardon du chagrin qu'il m'avoit causé, & me fit present d'un panier de dattes, de sauterelles, & de quelques pains d'orge pour m'ayder à traverser les lieux steriles où nous devions passer; Il m'embrassa cent fois, me souhaitant un heureux voyage & la liberté. Alors je le remerciay de tout mon coeur de tant de bontez qu'il avoit eu pour moy, & l'assuray que je n'oublierois jamais les services qu'il m'avoit rendus; En effet je serois un ingrat si j'en perdois la memoire, & j'ay souvent fait des voeux au Ciel pour la conversion de ce pauvre Marabous, qui étoit charitable & vivoit morallement bien. Sur les quatre heures aprés midy nous partîmes en presence des Arabes des Pavillons voisins, qui regreterent nostre départ, parce que nous les avions preservez des insultes de ceux qui ravageoient la campagne. C'est la coûtume de Barbarie de cheminer de nuit, afin de se reposer dans les grandes chaleurs du jour; Ce ne fut pas sans de grandes peines que nous arrivâmes à Tripoly en si mauvais équipage, que nous donnâmes mesme de la compassion aux Turcs. Heureusement pour nous le Bacha retournant de la Ville, nous vit proche du Chasteau, si maltraitez du voyage qu'il commanda de nous donner à chacun une chemise, un callesson de toille, une paire de souliers, & trente sols. Les Captifs accoururent pour nous embrasser, & nous témoigner la joye qu'ils avoient de nostre retour. Ces malheureux compagnons de nostre esclavage voyant nos visages si défigurez, que nous ressemblions plûtost à des squelettes animées qu'à des hommes vivans, furent sensiblement touchez de nos miseres, & se consolerent de ce que leurs chaînes avoient esté moins pesantes que les nostres; Le souvenir des maux que nous avions endurez nous imposoit tellement silence, que semblables à Job, visité par ses amis, il nous fut impossible de proferer aucunes paroles, & de leur rendre raison de ce qu'ils nous demandoient, tant nostre douleur estoit violente. Il y a bien de la difference du séjour de Tripoly à celuy des lieux d'où nous venions. Les Captifs qui habitent dans la Ville, reçoivent de la consolation & de l'assistance de plusieurs Chrestiens lesquels y trafiquent, & les Marchands députent une personne qui visite les Navires passagers, & y queste des charitez pour le soulagement des malades; au lieu que les Captifs qui sont envoyez dans les deserts, n'ont point d'autre compagnie que celle des Arabes & des bestes, telles que produit l'Afrique. Nos freres aprés avoir travaillé le jour, ont une retraite paisible & assurée dans leurs cachots pour se reposer la nuit, & manger en repos si peu qu'on leur donne; au lieu que les autres aprés la fatigue du jour n'ont que des Serpens, des Lezards, & des Crocodiles pour nourriture, & sont obligez de combatre la nuit pour s'exempter de la gueule des Lions, qui nous donnerent plus de cent attaques dans nostre Camp, & nous tuerent plusieurs animaux. Enfin ceux de la Ville peuvent dans leurs afflictions se prosterner aux pieds des Autels, & implorer le secours du Pere de misericorde, qui protege visiblement tant d'infortunez qui souffrent pour sa gloire, au lieu que parmy les Barbares, il n'y a ny Autel ny Temple, tout y manquant hormis l'infidelité. Combien de fois accablé de travail & de chagrin, ay-je poussé des soupirs vers le Ciel, sur le bord de la petite Riviere de Mesrata, à l'exemple du Peuple Juif dans sa captivité sur les rivages de l'Eufrate, regretant sa chere patrie, & se voyant dans l'impuissance de chanter les Cantiques de Sion, dans une terre étrangere. Chapitre XI. _L'Auteur au retour de la Campagne est occupé à la construction d'une nouvelle prison pour les Captifs, dont il refuse d'estre l'écrivain; Revolte des Gibelins sujets de Tripoly; Regep Bé met ces Rebelles à la raison; Son entrée à Tripoly aprés sa victoire; l'Auteur paye deux écus par mois pour être exempt du travail; Il fait divers mestiers; Une Barque de Malte sauve deux Captifs pour lesquels elle n'estoit pas venuë; Le Bacha s'en vange sur le Capitaine Augustin Maltois; Avantures d'un Savoyard qui avoit esté fait Captif avec l'Auteur._ Pendant nostre absence les Corsaires de Tripoly firent plusieurs prises, ce qui augmenta tellement le nombre des Esclaves, que le Bacha fut obligé de faire bastir une nouvelle prison, à la construction de laquelle je fus employé aprés mon retour. Le travail fut beaucoup precipité selon la coûtume des Turcs, & il fut achevé en trois mois de temps; il est vray que les murailles estoient de terre, mais elles estoient cimentées par les dehors. On y logea d'abord quatre cent Captifs de toutes Nations, & les Gardes m'en voulurent faire l'écrivain; je refusay cét employ, parce que le Chrestien qui l'exerce ne peut esperer la liberté, & les Gardes l'obligent à découvrir les fautes des autres Chrestiens. Baba Manoly Grec, pere de Regep Bé General de la Campagne, y fit faire une Chapelle qui fut dediée à Dieu, sous l'invocation de Saint Michel, par le Papas des Grecs. Baba Manoly estoit de l'Isle de Chio, & cousin du Bacha; Il s'estoit retiré à Tripoly pour profiter de la fortune de son fils qui estoit des premiers de la Ville. Regep entretenoit un frere qui s'appelloit Jacomin, & qui estoit aussi Turc que luy, bien qu'il ne portast pas le Turban. Leur pere frequentoit les Sacremens avec les Catholiques Romains, jeunoit regulierement comme eux, assistoit à leurs ceremonies, leur rendoit tous les offices imaginables, & les estimoit plus que ceux de sa Nation, quoy qu'il en fût le protecteur. Les Turcs le souffroient parmy eux à cause de l'autorité de son fils, & Osman le consideroit non-seulement parce qu'il estoit son cousin, mais encore parce qu'il attiroit chez luy ses parens qui venoient à Tripoly dans le dessein de s'y establir; Regep & Jacomin ses enfans estoient de veritables Ministres d'iniquité, & se servoient de toutes sortes de moyens pour faire renier leurs parens, afin de fortifier le party d'Osman, qui craignoit une revolte des Renegats François & Italiens. En ce temps-là, deux jeunes Grecs de l'Isle de Chio, qui sortoient de l'Accademie de Gennes, eurent la curiosité s'en retournant en Grece de passer à Tripoly, pour voir le Bacha qui estoit leur oncle. Il les receut avec bien de la joye, les fit loger chez Baba Manoly, & commanda aux Renegats Grecs de ne rien épargner pour les divertir & pour les faire demeurer à Tripoly. Le Capitaine qui les devoit rendre à Chio, se plaignit de ce qu'on retenoit des passagers de qualité qui luy estoient recommandez par la Republique de Gennes, & quoy qu'il assûrast qu'il en devoit répondre au peril de sa vie, on ne l'écoûta point; & mesme le Gouverneur de la Marine luy commanda de se mettre au plûtost à la Voile s'il ne vouloit encourir la disgrace du Bacha, qui ne manqueroit pas de s'emparer de son Navire & de le faire Esclave avec tous les Chrestiens. A peine fut-il party que l'on enferma les deux Grecs dans un Jardin à la Campagne, où Osman Caya leur cousin leur fit gouter tous les plaisirs qu'il put inventer pour leur faire oublier leur païs, mais au milieu du divertissement ils ne purent s'empécher de verser des larmes, quand ils aprirent que le Vaisseau n'estoit plus au Port, & peu s'en fallut que le plus jeune par desespoir ne se precipitast dans un puits. Neanmoins aprés une longue resistance, ces infortunez se voyant entre les mains de parens impitoyables, & dans l'impuissance de retourner en Grece, furent contraints de prendre le Turban, & le Bacha les honnora des plus importantes Charges de la Ville. Les Gibelins peuples Arabes, sujets de Tripoly, ayant receu plusieurs mauvais traitemens des Turcs se revolterent contr'eux, Osman envoya Regep Bé, General de la Campagne, pour reduire ces Rebelles qui se promettoient de venir jusques aux portes de la Ville, & qui s'estoient déja fortifiez dans leurs montagnes avec d'autres mécontens du Royaume. Afin que l'Armée de Regep fût capable de donner de la terreur aux Gibelins, le Bacha y joignit les Levantis, c'est à dire les Soldats de la Mer. Le General se mit en campagne portant l'épouvante par tout où il passoit, mais les aproche de Gibel ne luy furent pas si favorables, les Rebelles taillerent en piéces les deux meilleures Compagnies de son Armée, qui estoient composées des troupes de la Mer, & sortirent victorieux de diverses attaques, de sorte que les Turcs furent contraints de se retirer avec une perte assez considerables. Regep voyant que les Ennemis se deffendoient vigoureusement, depécha un Courier pour donner avis à Osman de ce qui s'estoit passé, & le pria de luy envoyer quelques piéces de Canon. Osman apprit avec chagrin la déroute des siens, il ne croyoit pas que les Arabes deussent faire teste à son Armée, & craignant que les Soldats de la Mer ne quittassent la partie, il envoya sur des Chameaux quatre petites Coulevrines pour épouvanter les Gibelins, qui dans leur païs n'avoient jamais veu d'artillerie, & commanda cent Captifs Chrestiens pour la conduire, lesquels trouverent l'invention de la pointer sur des montagnes, où l'on voyoit quelques débris de Forteresses; Pendant que l'Infanterie Turque attiroit les Rebelles au combat, l'Artillerie fit si grand feu qu'elle donna de la terreur aux Gibelins. Les Chrestiens se signalerent en cette occasion, faisant joüer l'Artillerie si à propos, & se mélant avec tant d'ordre & de valeur dans les attaques les plus perilleuses, qu'ils se rendirent plus redoutables aux Gibelins que les Levantis, & les obligerent d'abandonner leurs Forts. Le lendemain Regep apprit par des Transfuges que les Rebelles se retiroient, & que les Chefs avoient pris la fuite; ainsi les Turcs se voyant maistres du Champ de bataille, les poursuivirent si vivement qu'ils en passerent plusieurs par le fil de l'épée, & firent des prisonniers qui promirent le soir à Regep de luy livrer les deux principaux Chefs. Regep les ayant en son pouvoir fit enchaîner vingt Arabes des plus seditieux qu'il fit conduire à la Ville, & aprés s'estre emparé des richesses & des bestiaux des vaincus, il alla du costé de Bengase, de Derne, & de Mesrata, pour lever la garamme ou la taille des fruits, & se saisir en mesme temps des biens de ceux qui estoient morts de la peste, laquelle estoit cessée il y avoit plus de deux ans. J'ay déja dit que suivant la coûtume de Barbarie, les Bachas aprés la mort des Chefs de famille prennent leur dépoülle, & font telle part qu'ils veulent aux heritiers, sans qu'il soit permis de se plaindre du partage, quelque injuste qu'il soit; Et c'est pourquoy les Barbares enterrent leur argent & tuent l'Esclave dont ils se sont servis pour faire la fosse, de crainte qu'il ne revéle le tresor au Bacha, dans l'esperance qu'ils en joüiront en l'autre monde, selon les promesses de leur Prophete. Regep à la fin de l'Automne retourna victorieux à Tripoly. Le jour qu'il y fit son entrée, l'Infanterie parut le matin sur une hauteur proche d'une Mosquée, où tous les Marabous de la Ville s'estoient assemblez pour donner leur benediction à cette Armée triomphante. La marche commençoit par les Soldats qui conduisoient les animaux qu'on avoit pris aux Gibelins, c'estoit des Chévres, des Moutons, des Boeufs, des Lions, des Gazelles & des Autruches; en suite une partie de la Cavallerie conduisoit les Chameaux & les Dromadaires chargez du butin des Ennemis; l'autre accompagnoit le bagage avec les Chevaux Barbes, les plus beaux qu'on avoit pû trouver dans la Province de Gibel; Regep au milieu d'un gros Escadron finissoit la marche, il estoit environné des Officiers, & derriere luy estoient les deux Chefs des Rebelles, avec les vingt Arabes prisonniers enchaînez deux à deux, qui augmentoient la gloire du Vainqueur; Il ne fut pas plûtost arrivé dans la plaine proche de la Mer, qu'il fut salué par le Divan & par les Capitaines des Navires, & complimenté par Osman Gouverneur de la Marine; On fit alors une décharge de Canons du Chasteau, qui fut suivie de ceux des Vaisseaux, & Regep fut diverty jusque à la Ville par des courses de Chevaux, & par des tireurs de Lances; Le Bacha vint le recevoir à la porte du Palais, & aprés luy avoir témoigné la joye qu'il avoit de son glorieux retour, il l'honora de sa Campanisse ou manteau garny de perles & de diamans, & luy fit d'autres presens tres-riches, en reconnoissance des obligations qu'il luy avoit d'avoir delivré la Capitale, des courses continuelles des Arabes, qui avoient tâché plusieurs fois de s'en rendre les Maistres. Le lendemain le Bacha fit distribuer aux Soldats le butin des Rebelles, on en fit part aux Captifs Chrestiens, qui avoient beaucoup contribué à la victoire. Quelque temps aprés ces réjoüissances, le Bacha voyant que les Arabes prisonniers ne pouvoient se racheter, leur fit couper les bras & les jambres hors la Ville, avec deffenses de leur donner à manger; quoy que les Turcs soient de mesme Religion que les Arabes, ils ont moins de pitié d'eux, que des Chrestiens. A l'égard des deux Chefs de la sedition, ils demeurerent enchaînez dans la prison du Chasteau, jusques à ce que le Bacha eût receu une grande somme d'argent pour leur liberté; mais au lieu de tenir la parole qu'il leur en avoit donnée, il les fit étrangler de nuit, & jetter leurs corps dans la Mer. Cela fait bien connoistre que le Bacha de Tripoly n'avoit ny foy ny humanité. Depuis mon retour de la Campagne, je logeay dans la nouvelle prison dont j'avois refusé d'estre l'écrivain, les Gardes pour se vanger de mon refus me mirent au travail de la Marine, qui est un des plus penibles des Captifs, aprés celuy de la moisson dans les deserts. J'y aurois sans doute succombé sans le secours de Baba Manoly, qui me donna le moyen de m'en retirer; il avoit sceu que j'avois pris soin d'allumer une lampe dans la Chappelle du nouveau Cachot, & de faire la priere tous les soirs aprés la retraite des Chrestiens, afin de les exciter à quelque devotion, parce que nous n'avions point de Prestres, & que par consequent nous estions privez de la consolation des Sacremens; Ce bon homme me prit en affection, & me donna quatre écus pour faire quelque petit trafic & m'exempter du travail, en payant deux Piastres par mois aux Gardes de la prison. Plus de cent Captifs trafiquent dans la Ville de cette maniere, les uns sont pour le service des Marchands Chrestiens, les autres sont Cordonniers, Tailleurs d'habits, Barbiers, & la plus grande partie fait Cabaret; Il est vray que tous sont obligez de travailler quand on frete les Navires pour aller en course. Mon premier métier fut de blanchir le linge des Marchands Chrestiens, avec lesquels je gagnay quatre écus en deux mois. Ce petit gain & quelque autre fortune me firent entreprendre de donner à manger, non-seulement aux Chrestiens, mais encore aux Levantis & aux Renegats. Je fis la cuisine à la Françoise, ce qui m'attira la pluspart des Renegats, lesquels quittoient leur mauvaise chere pour venir manger de mes ragouts; Il est vray que j'y mélois de la chair de Porc, qui est deffenduë par l'Alcoran. Les prises continuelles que faisoient les Pirates, me firent gagner dix écus en trois mois. Mais je fus obligé d'abandonner le Cabaret, parce que malheureusement un Eunuque de la Sultanne s'estant apperceu qu'il avoit souvent mangé de cette viande deffenduë, voulut me poignarder, & sans le secours de deux Renegats qui n'estoient pas si scrupuleux que luy, il m'auroit assassiné. Cette disgrace m'obligea de quitter l'Auberge, de peur d'estre maltraité par ces odieux Gardes du Serrail, que je ne pus appaiser qu'avec des presens. Je fis en suite le Boucher à l'insceu des Turcs, ausquels il n'est pas permis de manger la chair des animaux qui ont esté tuez par les Chrestiens. Les Marchands & les Consuls aimoient mieux acheter de moy que des Barbares, qui n'ayant plus le debit des viandes qu'ils destinoient pour les Chrestiens, se douterent qu'il y avoit quelque Captif qui se méloit de faire boucherie. Ils avertirent les Juifs qui afferment les Gabelles de la Ville, de prendre garde à l'entrée des bestiaux, ce que les Juifs firent avec tant d'exactitude qu'ils me surprirent en faute. N'ayant pû un Vendredy arriver à temps pour faire entrer dans la Ville un Boeuf, six Moutons & quatre Chévres, par une fausse porte proche du Chasteau, laquelle étoit gardée par un Renegat qui m'en facilitoit l'entrée, pendant que la grande porte de la Ville estoit fermée, & que les Turcs estoient occupez à faire leur priere; les Juifs qui faisoient sentinelle virent proche du bord de la mer mes bestiaux dont je m'estois eloigné, & s'en saisirent. Je n'osay les reclamer de crainte de l'amende & de la bastonnade, estant deffendu d'en faire entrer par cette fausse porte; ainsi je perdis en un jour ce que j'avois eu bien de la peine à gagner en six mois. Quelques Esclaves de qualité qui se croyoient dans l'impuissance d'estre rachetez, à cause des grandes sommes que le Bacha leur demandoit, écrivirent à leurs amis Chevaliers qui estoient à Malte pour y faire leur caravane, & les prierent d'envoyer une Barque avec un signal, dans laquelle ils pussent se sauver; Les frequentes sorties des Corsaires empécherent plusieurs fois que la Barque envoyée aux Captifs, ne parut sur les costes aux jours assignez; Un apres midy que les pécheurs retournoient de la Mer, elle se trouva parmy eux sans qu'elle fut reconnuë. Il ne parut d'abord qu'un vieillard habillé à la Moresque, qui vint prendre terre au dessus du Chasteau, proche duquel il feignit de pécher. Aprés avoir demeuré quelque temps sur le rivage de la Mer, il apperceut deux Captifs qui se retiroient à la Ville, lesquels il convia de s'embarquer. Vous pouvez juger avec quelle joye ils accepterent les offres de leur liberateur, qui apprit d'eux avec déplaisir que les Captifs qu'il cherchoit estoient ce jour-la enfermez dans les prisons, parce que c'estoit un Vendredy, auquel jour les Turcs croyent qu'ils seront exterminez par les Chrestiens dans leurs Mosquées. Ceux de la Barque Maltoise qui s'estoient mis le ventre contre terre de peur d'estre reconnus des Barbares que entroient dans la Ville ou qui en sortoient, descendirent pour aller recevoir les deux Captifs, qui avertirent le Capitaine du danger qu'il y avoit, s'il demeuroit plus longtemps en ce lieu, & aprés avoir fait embarquer par force un jeune Turc qui s'en retournoit à la Campagne, ils se servirent de leurs rames pour se retirer en diligence; la sortie de la Barque avec precipitation, fit connoistre aux Turcs qui gardoient la Marine, qu'elle estoit étrangere. C'est pourquoy le Commandant voyant la vitesse avec laquelle elle fit le trajet pour se mettre à la voile, fit partir en diligence des Barques legeres pour arrester cette fugitive, mais ce fut inutilement, & avant que les Turcs arrivassent aux Ecueils, ils perdirent de veuë la Barque Chrestienne que Dieu conduisoit, & retournerent à la Ville où ils déchargerent leur colere sur les Captifs qui tomberent sous leurs mains. Le Bacha sceut bien se vanger de cette bravade dans la suite, le Capitaine Augustin Maltois qui trafiquoit sur la coste de Barbarie, estant venu peu de temps aprés cette action à Zoara, Ville du Royaume de Tripoly, où sont les plus belles salines de l'Afrique, se saisit de sa personne par l'ordre du Bacha, & sur de fausses accusations d'avoir fait des descentes en terre & d'y avoir causé du desordre, il le fit mourir cruellement; & tous les Chrestiens de son équipage furent faits Captifs. L'un de ces heureux Esclaves qui s'estoient sauvez estoit Maltois, & avoit eu le nez & les oreilles coupez pour avoir voulu s'enfuir; l'autre estoit Italien & Tailleur d'habits, qui travailloit dans le Chasteau. Dieu voulut recompenser ce dernier de la liberté, pour les charitez qu'il avoit exercées durant son esclavage, non-seulement envers les Chrestiens, mais encore envers les Oyseaux; Il se retranchoit le necessaire pour acheter des Cailles, des Tourterelles, des Pigeons, & autres en vie, ausquels il donnoit la liberté, priant Dieu de la luy donner de mesme, puisque ses parens estoient dans l'impuissance de le délivrer. Je puis dire à sa loüange, qu'il se privoit de sa nourriture pour soulager les malades. Aussi le Pere de misericorde luy procura cette occasion favorable, dans le temps qu'il l'esperoit le moins, estant veritable que la Barque n'estoit point venuë pour luy. Dans le mesme temps les Corsaires de Tripoly prirent un Navire François qui venoit d'Alexandrie, le Capitaine s'apelloit Jean Seaume de la Ville de la Ciouta, & il trafiquoit pour Messine. Parmy ceux qu'on avoit fait Captifs dans ce Navire, il y avoit un Religieux de l'Ordre de Saint François, nommé le Pere Philippes de la Ville de Pontoise, qui avoit demeuré trois ans en la Terre Sainte, pour le service des Chrestiens qui visitent les Saints Lieux où se sont passez les Mysteres de nostre redemption; Ce bon Pere fut racheté par son Ordre, aprés huit mois de captivité. Un si fidelle témoin des miseres que je souffrois estant arrivé en France, avança beaucoup ma liberté; mes parens qui n'avoient point eû de mes nouvelles depuis trois ans, me croyoient ensevely parmy ceux qui estoient morts de la peste; Il disposa si bien les choses en ma faveur, & leur donna de si bonnes instructions de ce qu'ils devoient faire pour me racheter, qu'ils changerent la commodité de Thunis où le Chevalier de Tonnere estoit Captif, & me retirerent de la Barbarie par d'autres voyes, comme je feray voir dans la suite. Un jeune Savoyard natif de Montmelian, qui avoit esté fait Esclave sur Mer avec moy, fut reconnu parmy ces nouveaux Captifs, c'est celuy duquel je vous ay promis l'Histoire, dans le quatriéme Chapitre de la presente Relation. Comme il estoit jeune & bien fait, Osman Bacha de Tripoly, le choisit avec d'autres Captifs & des Noirs, pour en faire un present au Bacha d'Egypte son amy. Il ne demeura pas six mois au grand Caire qu'on le fit renoncer à sa Religion par la rigueur & l'artifice, & on luy donna le nom de Selim; Le Bacha fit bien élever nostre jeune Renegat, qui se rendit habile dans l'écriture & dans le langage du païs, en quoy conciste toute la doctrine des sçavans de l'Egypte. Le Bacha qui l'aymoit à cause de son merite, luy donna la Charge de Casanadal ou Tresorier du Serail, sans neanmoins avoir permission d'y entrer, qu'en la compagnie des Eunuques. Ces deffences n'empécherent pas Selim de satisfaire sa curiosité au peril de sa vie, & de voir ce qui se passoit dans le Serrail; Un jour comme il se promenoit dans un Jardin proche de ce Palais, Astera la plus belle des Sultanes luy jetta un billet dans lequel il y avoit un Diamant, elle luy marquoit l'estime qu'elle avoit pour luy depuis qu'il portoit le Turban, qu'elle desiroit le voir habillé à la Turque, & le conjuroit de tout entreprendre pour luy rendre visite & répondre à sa tendresse. Selim s'estant retiré dans un Jardin d'Orangers pour mediter sur le billet de la Sultane, un Eunuque le vint avertir de sa part, que le Bacha devoit aller l'aprés midy se promener à la Campagne avec des Turcs qui estoient arrivez de Constantinople, qu'Astera preparoit une comedie dans son appartement, pour divertir le Bacha qui la devoit visiter dans peu de jours, & que pour donner de l'ombre elle avoit besoin de grandes toilles, dans lesquelles on l'enveloperoit pour faciliter son entrée. Selim ne sçavoit à quoy se resoudre, d'un costé le danger d'une mort cruelle l'épouvantoit, de l'autre il craignoit d'encourir la haine d'Astera qui l'avoit protegé depuis son arrivée au Caire, & qui luy donnoit des marques si touchantes de son amitié. Mais l'amour qu'il avoit pour Astera dont il connoissoit les charmes, ne le laissa pas long-temps dans cette irresolution, il se détermina en faveur de sa maistresse, & dit à l'Eunuque que la perte de sa vie, n'estoit pas capable de l'empécher d'obeïr aux volontez de la Sultane. Pendant que le Bacha traitoit ses amis hors la Ville, l'Eunuque vint trouver Selim qu'il chargea sur un Chameau envelopé de toille, & le conduisit au Serrail, où deux Officiers Noirs l'enleverent comme un precieux paquet qui appartenoit à la Sultane. Ne troublons point l'entretien de ces amans, & contentons nous d'apprendre que Selim sortit du Serrail aussi heureusement qu'il y estoit entré, & qu'il fut mis dans une grande corbeille couverte d'un riche ouvrage de soye, que la Sultane avoit fait de sa main, & qu'elle envoyoit en present au Bacha. Le jour qu'on representoit la Comedie dans l'appartement d'Astera, estant arrivé elle demanda permission au Bacha d'avoir les joüeurs d'Instrumens, parmy lesquels il y avoit trois jeunes Turcs, quatre Eunuques & Selim qui conduisoit la Musique, parce qu'il la sçavoit & qu'il joüoit des Instrumens. Selim ne devoit entrer au Serrail qu'avec le Bacha, qui commanda aux autres Musiciens de s'y rendre de bonne heure, afin de donner quelques Preludes aux Sultanes en attendant la compagnie; Cette repetition fut ennuyeuse à Astera, à cause de l'absence du principal Acteur qui entra au Serrail avec le Bacha, mais comme le Bacha fut obligé de demeurer dans l'appartement de quelques femmes qui devoient sortir le mesme jour du Serrail, dont il gratifioit ses amis; Astera eut l'adresse de tirer Selim à l'écart, & de menager avec luy quelques momens de conversation, celle qu'ils eurent ensemble leur fit presque oublier que le Bacha n'estoit pas éloigné, & sans la garde des servantes qui les avertirent à propos de son approche, ils eussent esté surpris. Astera estoit Armenienne & plus Chrestienne dans l'ame que Mahometane, sa beauté la faisoit distinguer des autres femmes du Serrail qui en avoient de la jalousie; ses intrigues avec Selim furent conduites avec tant de precaution, & elle se servit de mediateurs si fideles, que Selim ne fut jamais découvert. L'amour & la fortune sont ordinairement pour les jeunes & agreables personnes, & se plaisent à favoriser la hardiesse de leurs entreprises. Cependant soit que la passion de Selim fut diminuée, ou qu'il craignît qu'elle ne l'entraînast dans le precipice, ou pour mieux dire le remords qu'il eut de son libertinage, le fit resoudre d'abandonner Astera, l'Egypte & le Mahometisme. Il confia son secret à un Maronite agent des Chrestiens de Jerusalem, qui faisoit souvent le voyage du Caire & de Babylone, pour rendre service aux Marchands Chrestiens qui negocioient dans ces Villes. Le Maronite fut ravy de sçavoir la resolution de Selim, qu'il conseilla de se retirer chez les Religieux de Saint François de Jerusalem; il offrit mesme de l'accompagner, & luy dit qu'il devoit esperer d'obtenir la liberté, dans la mesme Ville où Dieu avoit délivré le genre humain de l'esclavage du Demon. Selim s'abandonna entierement à sa conduite, & aprés avoir pris leurs mesures & fait quelques provisions pour traverser le desert, ils partirent du Caire à pied habillez en Arabes, leur voyage fut si heureux qu'ils éviterent les voleurs qui errent sans cesse dans le chemin, & se rendirent en dix jours au Convent des Cordeliers, qui receurent Selim avec bien de la joye. Ces bons Peres reçoivent à bras ouverts, ceux qui rentrent dans le sein de l'Eglise, de quelques endroits de la Turquie qu'ils puissent venir, & quand ils reconnoissent que leur conversion est veritable, ils leur procurent un embarquement pour retourner en terre Chrestienne, quoy qu'il y ait beaucoup de danger pour eux, & pour les Capitaines qui reçoivent dans leurs Navires des passagers qui sont circoncis, & qui ont porté le Turban en Barbarie. Selim aprés avoir séjourné trois mois en Jerusalem, & édifié par l'austerité de sa penitence, les Chrestiens qui visitoient lors les Saints Lieux, fut envoyé en Alexandrie travesty en Matelot, pour s'embarquer sur un Navire qui attendoit le vent favorable, afin de se mettre à la voile pour Messine; & en cét équipage le Capitaine le receut en son bord, à la recommandation des Religieux. Ce mesme Navire fut par malheur pris par les Corsaires Tripolins, & Selim se vit une seconde fois Captif dans la même Ville. Les Turcs & les Renegats qui l'avoient reconnu, ne furent pas plûtost arrivez à Tripoly qu'ils en avertirent le Bacha, lequel fit assembler le Divan & les Cadis, pour juger le criminel selon la Loy de Mahomet, Selim ayant avoüé volontairement qu'il avoit vescu dans la Religion Mahometane pendant cinq années & qu'il s'estoit converty depuis peu, les Juges le condamnerent à estre bruslé vif. La rigueur de cét Arrest n'estonna point sa constance, il méprisa égallement les promesses & les menaces des Turcs, & demeura ferme dans la resolution qu'il avoit prise d'expier par sa mort les desordres de sa vie. Déja le bucher estoit preparé & il sortoit du Chasteau pour aller au lieu de son suplice, lorsque le Bacha fut averty qu'on avoit fait Esclave sur le mesme Vaisseau un Armenien qu'on croyoit aussi estre Renegat, cela fit remettre l'execution au lendemain. A la verité l'Armenien portoit la Tuppe afin de passer plus facilement dans l'Europe Chrestienne où il se retiroit avec de riches marchandises; Mais on reconnut qu'il n'avoit point esté Circoncis, ce qui luy sauva la vie & Osman se contenta de son esclavage & de s'emparer de sa dépoüille. Il est deffendu aux Grecs, aux Maronites, aux Georgiens & aux Armeniens de se retirer parmy les Chrestiens avec leur bien, c'est pourquoy les Pirates de Barbarie les font Captifs quoy qu'ils soient sujets du Grand Seigneur comme je l'ay déja remarqué. Dans cette conjoncture Baba Manoly Grec, & un Officier qui estoit veritable Turc furent toûchez de la disgrace de Selim & resolurent d'aller ensemble au Palais pour obtenir sa grace; Ils representerent au Bacha que les cendres de Selim ne serviroient qu'à infecter l'air qui n'estoit pas trop purifié depuis la Peste, qu'il seroit assez puny par les miseres qu'on luy feroit souffrir dans les plus rudes travaux, & que les Princes Chrétiens pouroient se ressentir de cette cruauté aux dépens des Turcs qui estoient Captifs dans leurs Estats. Deux Marabous qui avoient esté toute la nuit dans la Prison pour tâcher de le pervertir assûrerent aussi le Bacha qu'on luy avoit fait prendre le Turban par force. Ces choses jointes aux prieres de la principalle Sultane que Selim avoit servie avant que d'estre envoyé au grand Caire, appaiserent Osman qui accorda sa grace. Il fut chargé de fers & conduit en la Prison voisine du Chasteau avec ordre aux Gardes de l'employer dans les travaux les plus penibles. Il ma protesté plusieurs fois avant mon départ que les plus horribles tourmens estoient incapables de le faire changer, & que puisque ses péchez l'avoient rendu indigne de la gloire du Martyre, il acceptoit avec joye les peines de sa captivité pour la satisfaction de ses crimes. Chapitre XII. _Les Galeres du Grand Duc de Toscanne font Esclave un Chaoux que le Grand Seigneur envoyoit au Bacha de Tripoly, lequel fut obligé de luy procurer la liberté; Captivité d'un Religieux Augustin; amitié fraternelle; souffrances des Captifs dans un travail extraordinaire, & dans le Bastiment d'une Maison que Soliman Caya fait faire à la Campagne; l'Autheur se vange des Juifs qui luy avoient pris son Bestial; le danger auquel il s'expose proche d'une Mosquée; une Barque arrive de Marseille dont le Capitaine luy donne esperance de sa liberté._ Le Grand Visir ayant appris que les Corsaires de Tripoly avoient fait sur Mer des prises Considerables, & qu'Osman ne s'empressoit pas de payer le tribut à la Porte comme les autres Bachas, luy envoya de Constantinople un Chaoux pour le faire ressouvenir de son devoir, & peut-estre pour luy demander sa teste. Ce n'est pas pourtant que les Renegats qui gouvernent dans la Barbarie obeïssent facilement aux ordres de la Porte, & qu'ils ayent autant de foy aux réveries de l'Alcoran que les Musulmans, lesquels à la premiere demande du Grand Seigneur se laissent couper la teste dans l'esperance d'estre plus heureux & plus riches en l'autre Monde qu'en celuy cy. Le Navire qui conduisoit le Chaoux fut pris par les Galeres du Grand Duc de Toscanne, Osman n'en fut pas fâché quoy qu'il fût obligé de payer la Rançon du Chaoux & de sa suitte, parce que les Gouverneurs des Provinces à qui ces Officiers sont envoyez, leurs doivent procurer la liberté à quelque prix que ce soit. Comme le Bacha entretenoit à Florence des intelligences secretes, il ne luy fut pas difficile d'obtenir la liberté du Chaoux; comme aussi il sçavoit que le Grand Duc avoit pour son divertissement un Parc remply de Bestes sauvages, il luy envoya deux Lions masle & femele, deux Leopards, deux Tigres, une Civette, deux Chameaux, deux Dromadaires masle & femele, six Gazeles, six Autruches, des Singes, des Monines, des Bragons, des Sapajoux, plusieurs Oyseaux de diverses couleurs, six Chevaux Barbes richement équipez & six Esclaves Chrestiens sujets du Grand Duc pour avoir soin de cette arche de Barbarie. Le present étant arrivé à Florence le Grand Duc ne pût s'empécher de dire qu'il recevoit plus de bestes qu'il n'en donnoit, & qu'il auroit le plaisir de les voir dans son Parc, au lieu de voir dans ses Galeres des Turcs enchaisnez. Le Chaoux aprés avoir veû les beautez de Florence, de Pise & de Ligourne fut embarqué sur le mesme Navire avec sa suitte pour estre conduit à Constantinople. Ce fut un effet de l'adresse & de la Politique du Bacha qui en avoit prié le Grand Duc, parce qu'il craignoit, si l'échange venoit à Tripoly, de recevoir chez luy un hoste qui pour remerciment feroit peut-estre executer des ordres qui luy seroient funestes. La Captivité d'un Religieux Augustin de Sicile, nommé Daniel, & qui n'estoit que Soûdiacre, merite d'avoir icy sa place pour avoir esté la cause d'une action memorable d'amitié fraternelle. Il y avoit dix ans qu'il souffroit à Tripoly toutes les miseres de la servitude, la delicatesse de son aage & de son temperament ne l'avoit pas empesché durant la Peste de servir avec zele les Chrestiens qui en estoient frappez, & les Turcs luy avoient fait en vain toutes les persecutions imaginables pour en faire d'un Ministre de Jesus-Christ un Marabous de la Mosquée. Pour comble de malheurs il voyoit qu'il n'y avoit pas d'apparence qu'il fût racheté ny par son Ordre ny par ses Parens; Mais Dieu qui n'abandonne jamais ceux qui ont confiance en sa misericorde, inspira son frere de venir à Tripoly pour contribuer à sa liberté. Il estoit Charpentier de Navire, & ces Ouvriers sont rares & necessaires dans la Barbarie; Aussi les offres que ce frere charitable fit de rester en ostage pour le Religieux pendant qu'il iroit en Sicile ramasser des Charitez pour payer sa Rançon, furent acceptées par le Bacha qui permit à Frere Daniel d'aller en son Pays. Ce bon Religieux ayant amassé en trois mois de temps quatre cens écus dont il estoit convenu pour sa Rançon, ne manqua pas de retourner à Tripoly & de retirer son frere. Les Turcs admirerent la tendresse & la confiance des deux freres & demeurerent d'accord qu'il falloit estre Chrestien pour estre capable d'une pareille generosité. Osman pria le Religieux de séjourner quelque temps à Tripoly pour y faire la fonction de Prestre, parce qu'il n'y en avoit point, Frere Daniel representa au Bacha qu'il n'en pouvoit pas faire le Ministere & qu'il estoit obligé de retourner en son Pays pour s'y faire ordonner, le Bacha en presence de plusieurs Consuls & Marchands Chrestiens luy dit serieusement qu'il luy donnoit permission de dire la Messe, & de faire toutes les fonctions du Sacerdoce, ce qui donna occasion de rire à la compagnie. Frere Daniel répondit au Bacha que son autorité ne s'estendoit point sur l'Eglise Romaine, & qu'il y avoit bien de la difference entre les Prestres des Chrestiens & les Marabous des Turcs. Osman voyant qu'il ne pouvoit rien obtenir du Religieux offrit a son frere de luy donner les quatre cens écus s'il vouloit travailler de son mestier à Tripoly pendant six ans, dequoy le Sicilien s'excusa sur ce qu'il estoit marié, & qu'il luy estoit deffendu d'exercer son Art dans la Turquie sous des peines trés-rigoureuses. Ces refus ne retarderent point le départ des deux freres ausquels le Bacha fit des presens & donna des provisions pour s'en retourner en Sicile où ils arriverent heureusement. Frere Daniel s'est occupé depuis son retour à recueillir des aumosnes pour racheter plusieurs Captifs de ses amis qui chanceloient dans leur Religion. Un Vaisseau de Tripoly qui venoit de la Mer au delà de Constantinople chargé de bois pour la construction des Navires échoüa à terre à deux lieux de la Ville aprés avoir essuyé une furieuse tempeste. Nous fûmes deux cent Captifs occupez à sauver du Naufrage ces bois qui sont rares en Barbarie & qu'on est obligé d'aller chercher en des Pays esloignez. C'estoit au commencement de l'Esté que les chaleurs sont excessives, & par malheur il s'esleva un vent du Midy que les Arabes appellent vent de Bournon qui dura trois mois. Les Esclaves pendant ce temps-là endurerent beaucoup à cause de l'entrée & de la sortie de la mer, & l'air fut si chaud que tous les fruits de la Campagne furent bruslez, excepté celuy du Palmier qui se nourrit de chaleur. A peine pouvions-nous le soir retourner à la Ville, les sables nous brusloient les pieds, & generallement la chaleur fut si violente que les oyseaux moururent à la Campagne avec une infinité de bestes qui ne purent trouver d'azile pour s'exempter de l'ardeur du Soleil. Trois Esclaves & six Arabes qui conduisoient des Chameaux chargez de bois & de charbon pour le Chasteau furent bien heureux de trouver une Grotte pour se mettre à couvert; comme ils se disposoient d'en partir de nuit, ils apperceurent deux Lions qui s'y estoient retirez pour le mesme sujet, ces bestes oublierent tellement leur ferocité naturelle qu'elles ne firent point de difficulté de les suivre paisiblement à la Ville. A la verité c'estoit de jeunes Lions qui se rendirent si familiers qu'on les laissa promener par les ruës; Mais estans devenus grands ils firent plusieurs massacres & on fut obligé de les enfermer. A peine ce travail fut achevé que nous fûmes occupez à éparmer quatre Navires qui alloient en course. Les Barbares precipitent toûjours ces travaux, Car en deux jours il fallut changer les Equipages, décharger les Canons & faire la provision d'eau qu'on prend en des bassins proche de la Mer & qu'on porte avec des cruches dans les Barques qui sont exposées aux vagues de la Mer. Soliman Caya ne discontinuoit point de faire la débauche avec le Consul Anglois & des Renegats Officiers de la Marine. Le Bacha son oncle luy témoigna plusieurs fois que cette conduite ne luy estoit pas agreable & que les Musulmans en estoient scandalisez; Ce qui obligea Soliman d'aller en des Jardins afin d'y avoir la liberté de boire du vin, & mesme if resolut de faire bastir une Maison de Campagne pour mieux se cacher au Bacha. On commença l'ouvrage qui devoit estre composé de quatre Pavillons & de six Jardins differens ornez de ce qu'il y avoit de plus rare dans le Pays sans comprendre les curiositez qu'il avoit fait venir de l'Europe. Nous fûmes quatre cens Chrestiens occupez à ce travail, outre les Turcs, les Arabes, les Grecs & les Negres qui furent destinez à la construction de toutes les Murailles, les Chrestiens eurent pour leur partage le bastiment de la Maison, la peinture des chambres & tout ce qui estoit necessaire pour la beauté des appartemens & des Jardins. Un jour les murailles d'un Pavillon fort élevé tomberent & trente Negres furent ensevelis sous les ruines sans incommoder les Chrestiens qui travailloient aux environs. Le bruit courut que l'endroit où les murailles estoient tombées appartenoit à un Marabous lequel s'estoit servy de l'art Magique qu'il sçavoit pour ce vanger du Caya qui luy avoit usurpé son heritage. Soliman n'osa s'en plaindre, & satisfit le Marabous parce qu'il estoit Officier de la principalle Mosquée, & de peur aussi qu'il ne fît derechef perir ses Esclaves Negres qui firent difficulté de continuer cét ouvrage, & se plaignirent que les Chrestiens estoient preferez aux Mahometans; Mais la response de Soliman, qu'il estimoit plus un Captif Chrétien que vingt Negres leur imposa silence. Les Pauvres Esclaves souffrirent une faim extrême dans ce travail, parce que le Caya pour satisfaire à sa débauche leur retranchoit une partie de leur subsistance, & que le vent de Bournon avoit bruslé les fruits qui dans cette saison devoient estre leur principale nouriture. Depuis la prise de mon bestial dont je ne pûs avoir raison parce que le Bacha favorise les Juifs qui tiennent les Gabelles, je fus employé à la Marine, sans jamais perdre l'esperance que Dieu finiroit bientost ma captivité. Pendant l'Hyver je cherchay les occasions de reparer la perte que les Juifs m'avoient causée. Un Vendredy qu'ils faisoient blanchir des toiles sur un Rocher proche de la Mer, je fus les amuser du costé de terre pendant que Grimonville mon camarade vint à la nage derriere un tonneau, pour mieux joüer son personnage, il ne fut pas plustost arrivé à l'autre extremité du Rocher que jettant un petit crampon de fer attaché à une corde il tira une piece de toille qu'il mit dans le tonneau & s'en retourna à la faveur du vent à la Marine; les Juifs qui ne s'estoient pas apperceus de la ruse, me dirent des injures sur ce que je voulus leur persuader que leur toile avoit esté emportée par quelque Monstre marin. Le soir retournant à ma Prison je passay par la Juifverie, où je donnay quelques allarmes prés de la Sinagogue pendant que Grimonville & d'autres Captifs firent un bon butin chez un des plus puissans Marchands de la Ville. En suite j'aperceus un Juif qui conduisoit un Mouton avec une corde, je ne fis point d'autre ceremonie que de la couper par derriere & de le suivre en tenant le bout tandis que mon compagnon s'enfuit avec l'animal qu'il avoit chargé sur ses épaules. Si-tost que je le vis hors de danger je quittay la corde & fis semblant de suivre le Juif, lequel se retournant pour en sçavoir le sujet fut bien surpris de ne plus trouver le Mouton. Son plus grand chagrin estoit qu'il l'avoit destiné pour les Cacans qui ne mangent que de la viande approuvée par le Sacrificateur; cét officier aprés avoir égorgé la beste regarde s'il n'y a point d'impureté dans les intestins, & s'il en trouve, il déclare qu'elle n'est pas selon la Loy; cette Sentence oblige le Boucher de la vendre à vil prix aux Arabes ou aux Esclaves qui ne font pas difficulté d'en manger. Les riches & les devots de la Sinagogue font faire la dissection des viandes par des Officiers, sur tout de la cuisse où ils ne laissent ny graisse, ny nerfs, ny muscles en memoire de ce que le Patriache Jacob y fut blessé en combattant contre l'Ange, & parce qu'ils sont dans l'incertitude en laquelle des deux cuisses il fut blessé, ils les purifient égallement de peur de transgresser la Loy. Huit jours aprés Grimonville se vestit à la Moresque, & passans ensemble le soir devant une Mosquée où les Turcs s'assembloient pour faire leur Salem, il eut la temerité d'y entrer quand la priere fut commencée. Les Turcs ont coûtume de se laver avant que d'y entrer, & de laisser leurs Babouches proche de la porte en des lieux faits exprés; durant que Grimonville prit quinze paires de souliers je fis la garde, & jamais sentinelle perduë n'a esté si en danger que je le fus ce jour-là puisque nous nous exposions à estre supliciez; les Juifs acheterent nostre larcin qui servit en partie pour nous habiller de toile. Le Bacha se fit un plaisir d'entendre le recit de cette avanture, & railla les Turcs qui avoient perdu leurs Babouches; ils demandoient justice du sacrilege qu'ils disoient avoir esté commis dans la Mosquée; mais le Bacha leur répondit que le vol des souliers estoit pardonnable à des personnes qui en avoient besoin. Au commancement de la huitiéme année de mon Esclavage je fus accablé de toutes les miseres imaginables, & j'avoüe à ma confusion, que dans le temps que je perdois presque l'esperance que j'avois toûjours euë de ma liberté, le Ciel disposoit en ma faveur les moyens de l'obtenir. Le Pere Philipes de Pontoise Religieux de Saint François estant arrivé en France solicita si vivement mes Parens qu'ils n'épargnerent rien pour me retirer au plustost; Nicolas Baudeau fils d'un Orfévre de Paris, qui fut racheté aprés la cessation de la Peste, les assura que j'en avois esté preservé. La liberté du sieur Remy de la Tille de Noyon me fut un sujet de consolation dans ma misere, par malheur la Barque de Marseille qui apportoit sa rançon fut prise par les Corsaires de Thunis; à la verité l'argent estoit asseuré à Marseille, mais le retardement de sa liberté le mit en danger s'estre envoyé à Constantinople à cause de sa jeunesse, & l'obligea de séjourner à Tripoly plus qu'il ne s'estoit imaginé. Lorsqu'il eût pris terre en Provence, ses premiers soins furent en faveur des François de sa connoissance qu'il avoit laissez dans les fers, & dans les Villes où il passa pour se rendre en son Pays, il vit leurs parens & leurs amis qu'il exhorta de les délivrer. Il a eû tant de charité pour les Esclaves que pour leur estre utile le reste de ses jours il s'est fait Religieux dans la Congregation des R. R. Peres de Nostre-Dame de la Mercy de la Redemption des Captifs devant l'Hôtel de Guise à Paris, où il a donné durant vingt-deux ans des marques de son zele pour le soulagement des Esclaves, demandant à Dieu dans ses saints sacrifices la perseverance pour ceux qui chancellent dans la foy. Les Religieux de cét Ordre qui passent les mers pour la Redemption sont obligez par un quatriéme Voeu de rester en ostage quand l'argent ne suffit pas pour satisfaire aux rançons & aux avances, c'est à dire aux sommes excessives que les Infideles les contraignent de payer pour racheter leurs Captifs qui sans ce prompt secours tomberoient dans l'infidelité, ainsi qu'il est arrivé depuis vingt ans dans les Royaumes d'Alger, de Fez & de Maroc, où les R. R. Peres de la Mercy ont fait paroistre leur charité envers de jeunes Chrestiens qui estoient sur le bord du precipice. Ainsi lorsque je me croyois quasi oublié des hommes, Dieu suscitoit de temps en temps des personnes officieuses qui me soulageoient dans ma misere & qui tâchoient d'adoucir mes chaînes dans lesquelles il m'a toûjours protégé. En effet aurois-je pû sans son assistance resister aux bastonnades, à la faim & aux fatigues que j'ay souffertes? & ne serois-je pas succombé dans plusieurs occasions où des Captifs moins coupables que moy ont esté seduits & ont fait nauffrage? J'ay esté plusieurs fois dangereusement malade, j'ay servy long-temps dans l'infirmerie, j'ay veu mourir de la peste des gens de toutes les Nations & de toutes les Sectes, j'en ay esté attaqué, & cependant j'ay recouvré une santé parfaite contre l'avis des Chirurgiens qui desesperoient de ma guerison. Ne devois-je pas en deux rencontres estre envelopé avec les Esclaves fugitifs? & la mort de Salem ne me conserva-t'elle pas la vie qu'il vouloit me faire perdre pour se vanger de mon refus? Enfin le Ciel ne m'a-t'il pas fait triompher des caresses & des rigueurs de mes Patrons, des artifices de Zoes, de la beauté de sa fille, de la rage de sa servante, de l'affection d'Isouf & d'Alima, & de tous les charmes de l'amour, de la fortune & de la liberté apparente que ces Infideles me vouloient procurer? L'esperance que j'avois toûjours euë de mon rachapt ne fut pas vaine, car j'en receus des nouvelles par une Barque de Marseille, dont le sieur Mirangal Capitaine me mit és mains le 8. Janvier une lettre qui me donnoit avis qu'il avoit ordre de me rachepter. J'en fis la lecture en presence de Messieurs de la Barre & Gonneau Chevaliers de Malthe, Grimonville de Rennes, Guibaudet de Dijon, & Chaillou Parisien de la ruë Saint Denis prés du Sepulcre, lesquels furent surpris d'apprendre des nouvelles de Paris à Tripoly en dix-sept jours. Il est vray que Monsieur Giraud Banquier à Marseille lisant une lettre par laquelle Monsieur de saint Amand assez connu à Paris, luy recommandoit de ne perdre aucune occasion de me retirer au plustost de Barbarie, trouva le Capitaine Mirangal qui attendoit dans l'Hostel de Ville l'expedition de son Passeport, il le pria de differer quelque temps pour luy compter l'argent necessaire pour ma rançon, à quoy le Capitaine ayant répondu qu'il ne pouvoit attendre parce que sa Barque estoit à la voile, le Banquier se servit de l'authorité de Messieurs les Consuls, lesquels sur ce qu'il leur representa que j'estois esloigné de Provence & que perdant une pareille occasion je ne pouvois estre rachepté de long-temps, ne luy délivrerent point son Passe-port qu'il n'eust receu quatre cens écus du Banquier qui luy donna ordre de ne rien espargner pour ma liberté. Le Capitaine s'estant en suite embarqué dans sa Chaloupe, joignit sa Barque qui avoit déja passé les forteresses des environs de la Ville, & le vent luy fut si favorable qu'il arriva au Port de Tripoly le huitiéme jour de son départ de Marseille. Le soir dans la Prison je fis part de ces bonnes nouvelles à mes amis qui les receurent avec bien de la joye & à peine la priere fut achevée que les Esclaves de ma connoissance vinrent me feliciter. Depuis l'arrivée du Capitaine Mirangal je fus exempt du travail en payant deux écus par mois aux Gardes de la Prison, sans compter le present que leur fait le Capitaine quand il a rachepté les Esclaves qui se retirent chez luy jusqu'au départ. Mirangal differa plus d'un mois à me presenter au Bacha pour convenir du prix de ma rançon, pendant lequel temps je m'occupay à visiter les Jardins de la Campagne qui font toute la beauté du Pays. Les Esclaves qui avoient soin de les cultiver m'en permettoient l'entrée, je trouvay des malheureux qui ne se souvenoient presque plus des misteres du Christianisme pour estre depuis trente années de servitude privez des Sacremens; je les consolay du mieux qu'il m'estoit possible les exortant d'estre patiens dans leurs disgraces & fermes dans la Religion, & leur souhaitant la liberté comme à moy. Chapitre XIII. _De quelle maniere les Mahometans vont en pelerinage à la Meque; Le Capitaine Mirangal presente l'Autheur au Bacha pour convenir de de sa rançon; Comment le rachapt des Esclaves Chrestiens se fait en Barbarie; Les desordres que commettent les Turcs pendant leur Ramadan ou Caresme, & les réjoüissances qu'ils font au temps de leur Pasque._ J'eus la curiosité d'aller voir une Caravanne des Pelerins de la Meque, qui vint camper proche de Tripoly, & je me persuade que le recit de la maniere dont les Turcs font ce pelerinage ne sera pas desagreable au Lecteur. Il n'y a point de Provinces sujetes à l'Empire Ottoman dans l'Europe, l'Asie & l'Afrique, qui ne fassent tous les ans un Camp de Pelerins, lesquels entreprennent le voyage de la Meque, dans la croyance qu'ils ont de ne pouvoir entrer en Paradis s'ils ne visitent au moins une fois pendant leur vie le Tombeau de leur Prophete. Il est vray que l'interest n'y a pas moins de part que la devotion, & que le desir du gain fait mépriser aux Agis, c'est à dire aux Pelerins de tous les endroits de la domination du grand Seigneur, les fatigues de ce long voyage, & les sables mouvans des deserts. Car les Turcs & les Barbares trafiquent de Ville en Ville tant en allant qu'en retournant, & ne reviennent jamais en leur païs qu'avec du profit; au lieu que les Chrestiens, & sur tout les François, font dépense pour satisfaire à leur devotion, & à l'envie qu'ils ont de voir les Royaumes estrangers. Tous les ans les Bachas font avertir dans les Villes Capitales de se preparer au pelerinage de la Meque; un Marabous porte par les ruës l'Etendart que le Bacha destine pour le voyage, & que l'on arbore hors la Ville dans un lieu où les Pelerins doivent s'assembler; & dés que le Camp est formé, on y établit un Commandant qui a tout pouvoir, & auquel chacun obeït. Le Camp d'Alger arriva au commencement de Janvier à Tripoly, il y fit peu de sejour, parce que celuy de Tunis suivoit de prés. Les Bachas sont obligez de leur donner du terrain proche des Villes afin de se reposer, & de negocier avec les habitans, ausquels ils vendent leurs marchandises & en achetent, qu'ils débitent dans la route. J'allay voir le Camp d'Alger, où je rencontray un Esclave qui me montra ce qu'il y avoit de plus curieux; Les Chameaux & les Dromadaires au nombre de plus de deux mil formoient tout au tour un espece de palissade; quoy que beaucoup de Pelerins fussent entrez dans la Ville pour y trafiquer, je ne laissay pas de voir un peuple infiny dans les Pavillons, les Cafigis, les Basars, & les Places publiques, qui sont les lieux où ils s'assemblent pour fumer, boire le Café, vendre des Marchandises, & acheter des provisions. Les Mahometans ne font point de difficulté de mener quelquefois avec eux leurs femmes, & des Esclaves pour leur service, ausquels la Loy de Mahomet les oblige de donner la liberté au retour du pelerinage; Mais souvent ils ne font pas scrupule de la violer en ce point. J'apperceus un jeune Marabous qui faisoit le muet proche du Pavillon destiné pour la Mosquée; il avoit au col un Chapelet qu'il tournoit sans cesse, & faisoit cent singeries selon leur coûtume pour se faire respecter des Turcs. Je ne fus point surpris de ses grimaces, parce que la pluspart de ceux qui servent aux Mosquées sont fous ou innocens. Estant retourné à la Ville je trouvay ce Marabous proche de l'Eglise des Grecs, qui raisonnoit avec le Papas Dom André, qui m'invita d'assister à cét entretien. Jamais je ne fus plus surpris que d'entendre parler un muet, lequel nous avoüa ingenuëment qu'il estoit Espagnol de la Province d'Andalousie, que depuis deux ans il estoit esclave d'un Turc demeurant à Tunis, qui l'avoit beaucoup persecuté pour l'obliger à changer de Religion, que pour éviter ses persecutions il avoit entrepris de suivre le camp d'Alger, qu'il y gardoit le silence en presence des Turcs, qui luy fournissoient charitablement les choses necessaires pour son voyage, afin de le recompenser du service qu'il rendoit à la Mosquée, & que ses grimaces & ses boufonneries luy donnoient l'entrée des Pavillons, où les Pelerins le regaloient sans rien exiger de luy, sinon qu'il fît des voeux pour l'heureux succés de leur voyage. Avant qu'il prît congé de nous il pria le Religieux Grec de luy donner sa benediction, & de luy accorder quelque part dans ses prieres, l'asseurant que toutes les fois qu'il recitoit le Chapelet qu'il portoit au col c'estoit pour honnorer la Vierge sa protectrice, pour laquelle il avoit une devotion particuliere, & qu'il esperoit en passant par la Palestine au retour de la Meque, de se refugier chez les Religieux de la Terre Sainte, qui luy donneroient les moyens de se retirer en terre Chrestienne. On peut juger par l'action de cét Espagnol combien la liberté est precieuse, puisqu'un Captif a contrefait le muet & le bouffon pendant un si long & penible voyage, qu'il avoit entrepris aux seuls dépens de la Providence. Les Pelerins ne se mettent jamais en campagne qu'avec des provisions de farine, de ris, de biscuit, de beurre, & d'eau, pour traverser les Provinces desertes de l'Egypte & de la Barbarie, où l'on ne trouve aucune habitation, & sans les puits avec leurs bassins que les Bachas sont obligez d'entretenir dans leurs Gouvernemens pour la necessité des Agis, il seroit impossible d'achever ce voyage, qu'on fait de nuit afin de se reposer pendant la chaleur, qui est si excessive, que ny les hommes ny les bestes ne pourroient pas la supporter. Il est bon de sçavoir que tous les Pelerins de differentes Provinces font leur possible pour se trouver en mesme temps dans l'Egypte proche d'une Montagne sur laquelle Mahomet institua la Pasque des sacrifices, afin quils y celebrent cette feste suivant la loy. Chaque chef de famille doit en ce lieu sacrifier un animal selon son pouvoir en action de grace, & en manger la viande avec ses amis. Les plus riches du Camp qui ont offert en sacrifice des Beufs, des Chameaux ou des Moutons, s'en reservent une partie, & distribuent le reste aux pauvres qui suivent le Camp pour le Service des Pelerins, & on laisse sur la Montagne les pieds, les testes & les intestins de toutes les Bestes qui ont esté immolées. Plusieurs qui ont fait la voyage, mesme des Chrestiens esclaves, m'ont asseuré que le lendemain il ne se trouve aucuns restes de ces issuës, & que les Turcs ont la foiblesse de croire que Mahomet accompagné de ses Dervis & Marabous vient de nuit manger ce qu'on a laissé, & qu'en suite il envoye une douce rosée pour purifier le sommet de la Montagne. Aprés que les Pelerins ont fait des réjoüissances pendant trois jours ils se mettent en campagne pour se rendre au grand Caire, où toutes les Caravannes le joignent & composent un corps d'Armée, afin de resister aux Arabes vagabonds qui ne manquent pas d'attaquer les Turcs, & de faire un butin considerable malgré leur resistance & leur grand nombre. Le grand Seigneur nomme dans Constantinople un Officier pour commander cette Armée de tous les Pelerins de son Empire. Lorsqu'elle part du grand Caire, le Commandant met à la teste les gens inutiles & les moindres Soldats, les Turcs ont la droite, les Afriquains la gauche, l'arriere-garde est deffenduë par les meilleures Troupes de Cheval, & au milieu sont les presens que l'Empereur, les Visirs, & les Bachas envoyent à la Meque, & qui sont gardez par les Marabous, les Santons, les Dervis, & par les principaux Officiers du Camp. Ces precautions & ces forces n'empéchent pas les Arabes d'attaquer de nuit le Camp avec huit ou dix mille Chevaux, & de donner de fausses allarmes tantost à la teste & tantost à l'arriere-garde, & pendant qu'ils embarrassent ainsi les Turcs, une partie de leur Cavallerie armée seulement d'une lance, sans selle ny étriers, & portant en croupe un Soldat, tombe sur eux, & quand elle peut percer jusques à l'endroit où sont les richesses, le Soldat monte sur un Chameau, ou sur un Dromadaire chargé de bagage, & le conduit à leur retraite qui n'est ésloignée que de trois ou quatre lieuës de la marche du Camp. Les Sables mouvans que les Pelerins sont obligez de traverser ne sont pas moins à craindre que les Arabes; Car si le vent est contraire & impetueux, il en perit quelque fois dans un seul voyage plus de dix mille, outre les animaux & les richesses qui demeurent ensevelis dans les sables. Aprés tant de dangers, d'allarmes & de fatigues, l'Armée arrive à Medine, que les Musulmans appellent la Ville du Prophete. On séjourne en ce lieu, parce que la Meque qui en est éloignée d'une journée ne peut pas contenir tant de monde. Les Pelerins laissent à Medine leurs Equipages & leurs Marchandises, pendant qu'ils vont à la Meque faire leurs devotions dans la Mosquée où l'on voit le tombeau de Mahomet. Des Esclaves qui ont suivy la Caravane m'ont asseuré qu'il n'y a point d'Eglise dans l'Europe qui posséde plus de richesses que cette Mosquée; Il y a par jour sept predications en differentes langues, & le Turc qui peut entrer dans la Chapelle ou est le Sepulchre de son Prophete, s'estime bien-heureux. On dit qu'il en sort un animal fait comme un Chat, qui caresse les veritables Musulmans qui sont dans la Chapelle, se mettant sur leurs testes ou sur leurs épaules, & que c'est pour cette raison qu'ils aiment ces bestes plus que les autres, & qu'ils deffendent aux Captifs de leur faire du mal: Ce sont des rêveries & d'agreables mensonges que les voyageurs se plaisent ordinairement à débiter. Il est certain qu'il y a beaucoup de Mahometans qui ont fait diverses fois ce pelerinage, & que plusieurs de ces devots ont esté si persuadez des beautez de la Meque, & de la veneration qu'on doit avoir pour ce lieu, qu'ils se sont crevé les yeux, dans la pensée qu'ils ne peuvent plus voir dans le monde aucune chose qui soit digne de leur respect & de leur admiration. Lorsque les Pelerins ont achevé leurs devotions ils forment à Medine un Camp où ils exposent en vente les marchandises de l'Europe que les peuples esloignez estiment beaucoup, & acheptent d'eux de la soye, des Indiennes, des tapis, des drogues, des épiceries, des aromats, des plantes medicinales, de l'ambre, du musc, de la civette, des perles & des diamans & tout ce que la Turquie, la Perse, les Indes, la Chine & le Japon ont de plus rare & de plus precieux, parce que le commerce y fait venir des Marchands de toutes les Contrées du Monde, de sorte que les Foires de Guibray, de Beaucaire & de Messine ne sont point si marchandes & si belles que ce Camp qui fournit à nostre Europe tous les ouvrages, les bijous, les curiositez qui se trouvent dans le Levant. Voila de quelle maniere les Mahometans font leur pelerinage à la Meque avec plus d'avarice que de pieté. Depuis que le Capitaine Mirangal estoit arrivé à Tripoly, il ne s'estoit occupé qu'à debiter ses marchandises & à faire achapt de celles qui estoient propres en France. Il resolut au mois de Février de presenter au Bacha les Esclaves qu'il avoit ordre de rachepter, & commença par moy. Je n'allay qu'en tremblant au Chasteau, & il sembloit que j'eusse preveu les difficultez du Bacha & la Trahison de l'Escrivain de la Barque nommé Savy de la Ville de Marseille, auquel le Capitaine avoit revelé les sommes qu'il avoit receuës pour le rachapt des Captifs. Cét Escrivain avoit un frere Renegat à Tripoly qui s'appelloit Regep & estoit Valet de Chambre du Bacha, il eut la malice de luy faire part de la verité des Rançons qu'on avoit délivrez à Mirangal; Regep pour faire sa cour découvrit au Bacha le secret que luy avoit confié son frere, qui tous les ans faisoit un voyage à Tripoly pour voir Regep lequel luy faisoit du bien; Mais ce perfide Chrestien n'eust pas le temps d'establir sa fortune, car trois ans aprés il mourut de Peste dans la Ville de Tripoly. Pendant que Mirangal faisoit son compliment, le Bacha m'examina depuis les pieds jusqu'à la teste, ce qui me donna du chagrin. Je demeuray plus d'une heure dans le Chasteau à deffendre mes interests, sans que le Bacha voulût rien diminuer de sa demande, ce qui obligea le Capitaine qui ne put rien obtenir de luy de sortir du Chasteau. Pour moy je me retiray à la prison accablé de douleur, sans pourtant perdre l'esperance que Dieu me délivreroit bientost, & qu'il ne permettoit ce retardement que pour me faire goûter avec plus de plaisir la douceur de ma liberté Estant dans la prison je me prosternay dans la Chapelle aux pieds du Crucifix & j'imploray de tout mon coeur l'assistance de la Sainte Vierge, qui n'est pas moins la consolatrice que le refuge des pecheurs, & de qui j'ay si visiblement éprouvé la protection tant durant ma captivité qu'en plusieurs autres rencontres de ma vie, que je ne puis m'empescher d'en rendre icy un témoignage public. L'aprés midy nous retournâmes au Chasteau, où je trouvay quantité de Marchands Chrestiens qui parlerent pour moy au Bacha, auquel je representay que je l'avois servy fidellement pendant tout le temps de mon Esclavage, que je ne pourrois plus resister à l'avenir à la fatigue du travail, que j'avois passé le terme de la Loy qui n'exige que sept ans de servitude, & que perdant l'occasion favorable qui se presentoit, je ne pourrois estre rachepté de mes parens qui estoient fort esloignez de Provence. Ces raisons ne toûcherent point ce Barbare qui se moqua des larmes que je versois en implorant sa pitié. De bonheur dans ce moment un de ses fils vint luy baiser la main avant que de monter à cheval pour aller à ses exercices. Je me jettay aux pieds de ce jeune Seigneur, suppliant le Bacha par sa teste de m'accorder la liberté, le fils toûché de compassion me dit ces paroles Arabes, _Alla ya Meschin timpehy fy Bledy_, Dieu te face la grace infortuné Chrestien d'aller en ton Pays. Osman qui aimoit tendrement son fils me dit qu'il se rendoit à ses souhaits, & qu'à sa priere il me donnoit la liberté moyennant quatre cens piastres, sans comprendre la sortie des portes & plusieurs autres frais. Je me retiray incontinant du Chasteau pour en faire part à mes amis, il m'est impossible d'exprimer la joye que je ressentis pour lors, car tout les plaisirs du monde ne sont rien en comparaison. Je ne fus pas plustost arrivé à la prison que j'entray dans la Chappelle pour remercier Dieu de ma délivrance, le soir un Officier du Bacha vint assurer le Gardien que j'estois libre, & me conduisit en la maison du Capitaine Mirangal où je demeuray jusqu'au départ de Tripoly. La maniere de rachepter les Esclaves dans la Barbarie n'est pas toûjours égalle, & change selon la naissance, l'aage & les qualitez des Captifs. La jeunesse, l'art, la force, la qualité & le Pays sont autant d'obstacles à la liberté d'un Chrétien, qui ne peut rompre ses fers qu'il ne paye doublement sa condition ou son merite, à moins qu'il n'ait la prudence de les cacher. C'est ce qui arriva au sieur Bordier de Genéve horloger de son mestier que Mirangal presenta au Bacha le mesme jour que je fus rachepté. Osman qui estoit bien informé qu'il avoit six cens écus ne voulut rien rabatre de la somme qu'il demanda. Aprés une longue contestation le Capitaine qui avoit offert cinq cens écus sortit du Chasteau sans avoir obtenu grace pour le Genevois, lequel avant que de rentrer dans la prison ne put s'empescher de reprocher à Savy sa perfidie. Le lendemain on continua les solicitations envers le Bacha pour le pauvre Bordier qui estoit dans le dernier accablement; Et pour comble de malheur il fut reconnu par Mimy Renegat de son Païs qui avoit averty le Bacha que l'horloger avoit à Genéve des freres fort riches qui pouvoient avancer deux mille piastres pour son rachapt; Bordier eut beau representer à Osman que quand il fut fait Esclave par les Corsaires en allant à Constantinople, il avoit fait perte de quatre mil piastres en quoy consistoit tout son bien. Le Capitaine eut aussi beau assûrer le Bacha que le refus de la liberté de Bordier le mettroit au desespoir, & qu'il ne manqueroit pas d'imiter Gonneau Parisien qui pour le mesme refus s'estoit donné la mort, & l'avoit privé d'un Esclave qu'il aimoit à cause de son Art, Le Bacha répondit que toutes ces remostrance estoient inutiles, & que la mort d'un Chrestien luy estoit moins sensible que celle d'un Autruche qu'il entretenoit dans son Palais pour son divertissement. Mirangal voyant l'avarice & la dureté du Bacha se douta bien que son écrivain avoit revelé à Regep son frere les sommes destinées pour la rançon des Esclaves; c'est pourquoy il donna les six cens écus qu'il avoit receus en France, outre les portes & les autres frais que les Capitaines avancent lorsque l'argent ne suffit pas pour fournir aux dépenses des Captifs qui leur sont recommandez. Aprés tant de chagrins Bordier sortit du Chasteau plus joyeux qu'il n'y estoit entré, & assurément sans la recommandation du Consul Anglois qui estoit le protecteur des Protestans & chez lequel Bordier se retira, il auroit peut estre fait un long sejour dans la Barbarie. Mirangal ne trouva pas moins de difficulté dans le rachapt du Capitaine André Hollandois estably à Marseille, qui avoit esté fait Esclave au retour de la Ville d'Alexandrie pour laquelle il trafiquoit. André estoit un homme de belle taille, fort experimenté au fait de la Marine, & capable de commander un Navire en course. Les Renegats de sa Nation avoient tâché par toutes sortes de voyes de luy faire prendre le Turban, & sans l'arrivée de Mirangal il estoit en peril de changer de Religion parce qu'ils l'en solicitoient incessamment, & que les Turcs vouloient luy persuader qu'il pouvoit se sauver dans la Secte Mahometane aussi facilement que dans la Religion des Hollandois. C'est de tous-temps que les Infideles estiment plus les Catholiques Romains que les Protestans qu'ils acheptent d'aventage. Le Capitaine Mirangal ayant apris que les Renegats régaloient nostre Hollandois en des Jardins de plaisance à la Campagne dans le dessein de le seduire, eut l'adresse de le retirer de la compagnie de ces libertins pour le presenter au Bacha, qui eust bien de la peine à consentir à sa liberté. Quoy que Mirangal n'eût receu que cinq cens piastres pour sa rançon il ne fit point de difficulté d'en donner six cens, de crainte de laisser en Barbarie un homme de son experience & de sa valeur, lequel par desespoir de n'avoir pas esté rachepté, auroit renoncé au Christianisme & fait d'estranges ravages dans la Provence, ainsi que Morat et Chabam Rais Renegats qui ont pris plus de mille Chrestiens Esclaves. Le Capitaine André ne fut pas plustost libre que Mirangal le pria de se retirer au bord de la Barque jusqu'au départ de Tripoly & de n'en point sortir pour éviter les surprises que les Renegats luy pourroient faire. En effet ces apostats indignez de perdre une personne de son merite s'obstinerent plus que jamais à le pervertir; ils le visiterent dans sa retraite avec divers rafraichissemens où le vin ne manquoit pas, luy offrirent leurs Maisons, le prierent de voir les beautez de la Campagne, & firent tous leurs efforts pour l'obliger à mettre pied à terre. Ce que le Capitaine Hollandois ayant refusé, ils rodoient sans cesse aux environs de la Marine pour l'enlever par force, dont Mirangal porta ses plaintes au Bacha qui leur deffendit de continuer leurs violences. Ces deffenses ne les empécherent pas d'insulter les Matelots, un soir en allant au bord de la Barque je rencontray deux de ces Levantis qui me reprocherent de m'estre opposé à leur dessein, & sans doute ils m'auroient mal-traité, si Osman qui commandoit à la Marine ne leur eût donné ordre de se retirer. Par bonheur le Bacha fit équiper deux Navires pour aller en course sur lesquels s'embarquerent les ennemis du Capitaine André qui fut ravy d'estre délivré de leurs insultes. Il ne restoit plus à Mirangal que de presenter au Bacha deux Esclaves de la Ville de Marseille qu'il avoit ordre de rachepter de la part des R. R. P. P. de la Mercy de Paris, qui nonobstant le grand nombre de Captifs qu'ils vont rachepter en personne dans les Royaumes d'Alger, de Fez & de Maroc, procurent encore de temps en temps la liberté aux Esclaves détenus dans les Villes de Thunis & de Tripoly, ainsi qu'il a paru depuis quinze ans en deux ceremonies fort éclatantes. Le Capitaine Mirangal pour les avoir à bon marché assura le Bacha qu'ils estoient pauvres & de basse condition; car l'un estoit Matelot & l'autre Tonnellier, & depuis dix ans d'esclavage ils avoient esté employez à la Marine. Il luy representa aussi que l'argent destiné pour le rachapt ne provenoit que des charitez des Chrestiens qui ont la bonté de retirer de la Barbarie les Captifs les plus abandonnez. Tes raisons sont bonnes, dit Osman au Capitaine, mais sçais-tu que la pluspart des Chrestiens se font de qualité au commencement de leur esclavage, & miserables à la sortie pour épargner leur bourse; je suis rebatu de tous les artifices dont se servent les Capitaines quand ils racheptent les Captifs, & je ne sçaurois me persuader que les aumônes des Chrestiens qui sont si zelez & si riches, soient limitées pour la rançon de leurs freres; pourquoy donc est-tu avare d'un argent dont tu seras remboursé? Les Consuls & les Machands parlerent en faveur des deux Marseillois ausquels le Bacha donna la liberté pour cinq cens écus parce que l'un d'eux estoit incommodé & incapable de travailler. Quelques affaires survenuës à nostre Capitaine ayant fait differer son départ, j'eus la commodité de voir le Caresme des Turcs qui arrive presque dans le mesme temps que celuy des Chrestiens. Le jeûne des Mahometans est bien different du nostre qui n'est estably que pour mortifier le corps, au lieu que les Turcs ne s'abstiennent de boire & de manger pendant le jour, que pour s'abandonner durant la nuit à tous les desordres & à toutes les infamies qui peuvent flater leurs sens. Le premier mois de leur jeûne qui s'appelle Beyram est jeûné par les Cherifs, les Marabous, les Santons & les Dervis; le second qu'on nomme Chabam est jeûné par les devots & les zelez de la Loy; le troisiéme qui est le Rhamadam est universel & gardé si exactement par les veritables Musulmans, que dans quelques Provinces les enfans à la mamelle & mesme les animaux n'en sont point exempts. Il est deffendu pendant toute la Lune du Rhamadan de boire & de manger le jour, & les Arabes jeûnent avec tant d'exactitude qu'ils se privent de tous les plaisirs licites, comme de sentir les fleurs, de prendre du Tabac & de se rafraichir la bouche dans la plus grande chaleur du jour. Je me suis trouvé à la Campagne avec des Mahometans qui ont mieux aimé mourir que de violer la Loy du Prophete. La superstision ne manque jamais de victimes, & fait des martyrs dans les Religions les plus fausses & les plus ridicules. Les Renegats ne se mettent guerres en peine de ces jeûnes, & ils se menagent des retraites particulieres où pendant le Rhamadan ils se divertissent en secret; Mais s'il y a des plaintes contr'eux au Divan, ils sont punis avec rigueur, témoin un Renegat Hollandois qui fut trouvé yvre de jour par les ruës & auquel on fit avaler du plomb fondu pour punition d'avoir causé un scandale public, ce breuvage ne luy donna pas le temps de cuver son vin. Les Barbares ont plus d'horreur pour les yvrognes que pour les autres coupables, ils les appellent en leur langage Sacran, comme si c'estoit une chose sacrée dans la Barbarie de voir un homme de la nation pris de vin. Cependant les Turcs avec toute l'horreur qu'ils témoignent pour l'yvrognerie, & toute la regularité de leur jeûne pendant le jour de leur Caresme, ne laissent pas la nuit de faire toutes sortes de débauches & de commettre les crimes les plus abominables. Le Soleil n'est pas plustost couché qu'on les voit dans les ruës ou dans leurs maisons avec des viandes prestes à manger, & dés que les Marabous ont sur les tours des Mosquées donné le signal par leurs cris qui font l'office de cloche en Turquie, ils dévorent comme des Loups affamez. Ce qui fit dire à un Flamand que les cloches de son Païs faisoient des Concerts agreables, & que celles des Turcs mangeoient. Un de mes amis Esclave d'un Capitaine de Navire me convia d'aller coucher avec luy afin que je pusse voir de nuit le Ramadan, il eût ordre le soir aprés soupé d'aller trouver son Patron dans un Cafegy, je l'accompagnay dans ce lieu où les Turcs & les Renegats s'assemblent pour se divertir à fumer, à boire du Caffé & à joüer aux Dames & aux Echets, sans qu'il leur soit permis de joüer de l'argent parce que la Loy leur deffend. Nous eûmes la curiosité d'aller au grand Bazart où nous ne trouvâmes que du menu peuple & de la confusion. Les Places publiques estoient remplies de joüeurs d'instrumens & de danseurs, les Barbares se divertissent separement des Turcs, ainsi que les Negres que les Turcs traitent plus mal que les Chrestiens, quoy qu'ils soient Mahometans. Sitost que ces infidels ont le ventre plein ils courent par les ruës heurlans comme des possedez ce qui nous fit retirer de peur d'estre exposez à leurs insultes, je me contentay d'une premiere nuit & refusay de me trouver à une Comedie que les Capitaines devoient representer le soir suivant; le commencement du Ramadan s'annonce par un coup de Canon le premier jour de la Lune, & les Marabous publient la Pasque avec grande ceremonie. Ils en celebrent trois par an, la premiere est celle des Sacrifices qu'ils imitent des Juifs, la seconde des Bacanales, & la troisiéme est la Nativité de Mahomet. La premiere arrive au temps de la Pasque des Chrestiens, la seconde deux Lunes aprés & la troisiéme à la fin d'Octobre. Le jour de la feste le Bacha suivy du Divan & de sa Cour se rend en ceremonie à la Mosquée principalle pour y faire la priere, laquelle ce jour là dure plus qu'à l'ordinaire. Pendant qu'il demeure dans la Mosquée, il se fait un concert au haut de la Tour & à peine à-t'il achevé son Salem, qu'un Marabous arbore un Etendard rouge que l'on voit de toute la Ville. Aussi tost les Marabous annoncent sur les Tours des autres Mosquées la feste au peuple, aprés quoy le Chasteau fait une descharge de Canons, qui est suivie de celle des Navires. Durant le bruit de l'artillerie le Bacha est conduit au son de divers instrumens dans une grande place proche du Palais de Regep Bé où l'on a preparé sous des Pavillons un festin magnifique à la mode du Païs, & comme les Turcs ne mangent point sur des tables tous les Mets sont servis sur des peaux contre terre, le Bacha & les plus considerables Officiers mangent les premiers, ensuite les Renegats, les Turcs, & les Arabes de la Campagne qui viennent à la Ville pour y celebrer la feste & assister au regal où tout le monde trouve à manger abondamment, puisqu'on y sert quatre ou cinq mil plats de toutes sortes de viandes & de poisson. Le Bacha n'est pas plustost arrivé en son Palais qu'il fait ouvrir les prisons aux Captifs qu'on enferme pendant la Ceremonie, afin qu'ils puissent profiter des restes du festin, qu'ils mangent avec les Pauvres de la Ville. Les Esclaves sont exempts du travail le jour de la Pasque & on leur donne la liberté de se promener par les ruës pour voir les réjoüissances publiques. Chapitre XIV. _Les avantures d'un Provençal & de sa niéce; celles d'un Majorquin & de sa soeur._ Avant de quitter la Barbarie il ne sera pas hors de propos de rapporter les avantures de quelques Esclaves lesquelles y sont arrivées; Mais je prie le lecteur de croire que bien qu'elles soient assez surprenantes, elle ne laissent pas d'estre veritables, & que je garderay dans la fin de cét ouvrage la mesme fidelité que j'ay gardée auparavant. Je commanceray par l'Histoire du sieur Taulignan que j'ay veû Esclave à Tripoly, avec lequel j'ay logé dans la mesme prison pendant deux années. Il est de la Ville de la Ciouta en Provence entre Marseille & Toulon, & frere du Consul de Zante, Isle qui appartient aux Venitiens dans la Grece. Ce Consul avoit esté nommé par Sa Majesté pour y conserver les interests des François à cause de la connoissance qu'il avoit de la Grece & de tout l'Archipel, à son départ de France avec sa famille il laissa dans le Convent des Religieuses de la Cioutat une petite fille que son bas aage rendoit incapable de supporter les incomoditez de la mer. Dés qu'elle eût atteint l'aage de dix ans le Consul pria son frere qui demeuroit avec luy à Zante de faire un voyage en France pour diverses affaires, & principalement pour tirer sa niece du Monastere, & la mener à Zante sur une Tartane qu'il chargeroit de marchandises propres au Païs. Taulignan fût bien-aise de faire le voyage dans l'esperance de voir ses parens & ses amis & de profiter sur les marchandises qu'il porteroit en France où il arriva heureusement. Pendant le sejour qu'il fit à la Cioutat il eut de la peine a faire resoudre sa niece de quitter son Convent comme si elle eût eû quelque pressentiment des malheurs qui luy devoient arriver. L'ayant fait embarquer il se mit à la voile avec un vent favorable qui le mit presque hors de danger des Corsaires de Barbarie, qui pour l'ordinaire croisent proche des Isles de Majorque, de Minorque, de Sicile & de Sardagne. Le troisiéme jour de son embarquement il apperceut le soir trois voiles qui costoyoient cette derniere Isle & leur maniere d'agir luy fit connoistre que c'estoit des Pirates. La nuit donna esperance à Taulignan qu'il s'esloigneroit d'eux; Mais à la pointe du jour ces Corsaires qui estoient Algeriens luy donnerent la chasse avec tant d'ardeur qu'ils l'obligerent de faire échoüer la Barque. Il se sauva dans l'Esquif avec sa niece, & le reste de l'Equipage se jetta dans la mer & gagna la terre, où les Pirates descendirent & poursuivirent les Chrestiens. La Tour du Cap Teclar dans le Golphe de la Palme n'estoit pas esloignée, Taulignan & sa niece y estant arrivez eurent le malheur de n'y trouver personne, parce que la peste qui desoloit lors la Sardagne avoit emporté la Garnison qu'on tient ordinairement dans cette Tour pour s'opposer à la descente des Corsaires. Les Algeriens ayant reconnu qu'elle estoit sans Soldats continuerent leurs poursuites & tirerent sur Taulignan qu'ils blesserent à la cuisse. Sa blessure, les cris des Turcs & le bruit des mousquetades donnerent une telle frayeur à la niece qu'elle demeura immobile sans pouvoir avancer d'un pas, & Taulignan eut bien de la peine à se retirer dans un Bois qui estoit proche de la Tour, les Algeriens se saisirent de la fille & pousserent jusqu'au Bois à l'entrée duquel ils trouverent Taulignan dans un estat si pitoyable qu'ils le crurent mort, & se contenterent de luy marcher sur le ventre. Alors les Chrestiens qui s'estoient ralliez dans le Bois firent tant de bruit que les Pirates craignirent de tomber dans une embuscade, & regagnerent leurs Vaisseaux où Soliman leur Chef estoit demeuré pour faire transporter les marchandises de la Barque qu'il fit couler à fonds. La fille fut presentée au Capitaine qui la receut avec bien de la joye dans son bord, & les Corsaires ayant apperceu de loin plusieurs voiles abandonnerent la Sardagne & avant que d'arriver a Alger prirent un Navire qui venoit d'Alexandrie. Permettez que je laisse nostre jeune Captive dans le Serrail de Soliman & que je retourne à son oncle qui fait le principal sujet de cette Histoire. Les Matelots de la Barque assurez de la retraite des Turcs chercherent leur Capitaine qu'ils trouverent presque mourant à cause de la quantité de sang qu'il avoit perdu. Ils luy banderent sa playe, & le porterent à Caillery Capitale de la Sardagne où de bonheur il rencontra des amis qui luy donnerent toutes les assistances dont il avoit besoin. Dés qu'il fut guerry il s'embarqua pour Zante où à son arrivée il dit à son frere que sa fille n'avoit pas voulu sortir de la Religion; Mais comme le danger estoit pressant, il avoüa la Captivité de sa niece, afin de travailler à sa liberté avant que son Patron la solicitât d'embrasser le Mahometisme. La perte de la Barque estimée dix mil écus ne fut pas si sensible au Consul que celle de sa fille, pour la liberté de laquelle il fit passer son frere en diligence en France avec des lettres de recommandation à Messieurs les Commandeurs Paul & de Benonville. Elles eurent tout l'effet qu'on pouvoit esperer, ces Messieurs luy offrirent un des plus puissans d'Alger qui estoit dans les Galeres de France, & mesme autant de Turcs qu'on demanderoit pour la liberté de sa niece. Taulignan ravy du succés de son voyage partit aussi-tost pour en porter la nouvelle à son frere lequel en son absence avoit esté à Venise, les services qu'il avoit rendus à la Republique pendant son Consulat luy avoient fait obtenir du General Morosiny quatre Turcs d'Alger qui luy donnerent des lettres pour leurs parens qui avoient du credit dans la Ville. Le Consul pria son frere de retourner en Provence où l'on trouve facillement des occasions pour Alger. Il trouva un Vaisseau qu'on équipoit pour cette Ville à Marseille, & donna au Capitaine les lettres des Turcs qu'on offroit d'échanger avec la fille. Si tost que leurs parens les eurent receus ils s'employerent fortement pour leur deslivrance, Soliman qui aimoit passionement sa belle Captive en fut allarmé, & pour ne la point rendre commit une perfidie insigne. Il luy fit des carresses extraordinaires, & l'assura de sa liberté. Un jour il la fit venir dans sa chambre où en presence de plusieurs personnes Turques de l'un & l'autre sexe il luy mit entre les mains un écrit qu'elle receut avec beaucoup de respect & de remerciement dans la pensée que c'estoit la carte de sa liberté qu'il luy avoit promise, Soliman en fit ensuite faire la lecture par un de la compagnie & pria la fille de repeter à haute voix ce que le Turc liroit, la fille prevenuë des fausses caresses de son Patron ne fit aucune difficulté de luy obeïr, & à peine la lecture fut achevée que les hommes & les femmes la feliciterent de s'estre faite Mahometane, car au lieu des parolles qui donnent la liberté, on luy avoit fait dire celles que les Turcs ont coûtume de faire prononcer aux Esclaves qui renoncent à la Religion Chrestienne. Jugez mon cher lecteur, de la douleur & de l'estonnement de cette infortunée, elle pleure, elle gemit, elle proteste qu'elle est Chrétienne, & qu'elle abhorre la loy de Mahomet qu'on luy a fait professer dans un langage qui luy est inconnu, elle regarde les Dames qui la flattent & la consolent comme ses ennemies & les complices de la trahison qu'on luy a faite, elle veut sortir de la chambre, elle implore la justice & la bonne-foy de Soliman qui l'arreste & la fait conduire dans une chambre voisine où les femmes la parent malgré elle d'habits magnifiques pour accomplir la Ceremonie. L'action de Soliman luy attira la haine & la vengence des parens & des amis des Esclaves Turcs, ils l'accuserent d'avoir empéché leur échange, d'avoir usé de surprise & de violence pour faire renier son Esclave, & d'avoir pris en course des Navires Chrestiens amis d'Alger. L'affaire fût poussée si vivement qu'il fut contraint de s'absenter de la Ville, & il n'y rentra que par la faveur du Caya qui le fit rappeller d'exil en consideration du present qu'il luy fit de sa Captive. Cét Officier est un veritable Turc & la seconde personne d'Alger où la Porte l'envoye pour y conserver ses interests. Taulignan attendoit à Marseille l'effet des lettres qu'il avoit envoyées à Alger lorsqu'il apprit ce qui estoit arrivé à sa niece par celles qu'elle eût l'adresse de luy faire tenir quoy qu'elle fut enfermée dans un Serail. Il porta ces tristes nouvelles au Consul qui fut inconsolable du malheur de sa fille bien qu'elle l'assurât par ses lettres qu'elle estoit Chrestienne dans l'ame & qu'elle garderoit toute sa vie la Religion dans laquelle il l'avoit eslevée. Taulignan reconnoissant que sa presence augmentoit le chagrin de son frere resolut de trafiquer sur mer pour se recompenser des pertes qu'il avoit faites, il chargea une Barque de vivres & de munitions qu'il mena en la Ville de Candie qui estoit lors assiegée des Turcs, Il y fit plusieurs voyages en l'un desquels il fut pris sur les Isles de Sapience par les Corsaires de Tripoly où il a demeuré Captif pendant quatre années. Jean Seaume son beau-frere qui vint à Tripoly avec une Barque remplie de marchandise ne pût le racheter, parce qu'il estoit dans l'armée qu'on avoit envoyée contre les Arabes qui s'estoient, pour la seconde fois, revoltez dans la Province du Gibel. Le Consul de Zante averty que son frere estoit encore dans la Barbarie envoya son fils à Tripoly sur une Tartane chargée en partie de vin de Saragouse en Sicile. Il trouva Taulignan qui estoit de retour de son voyage du Gibel & qui ne voulut pas qu'il le rachetât parce qu'il esperoit que les Galeres de France qui deslivroient à Thunis les Esclaves François, viendroient faire la mesme grace à ceux de Tripoly. Ainsi le neveu se mit à la voile par l'ordre de l'oncle auquel il laissa de quoy se racheter si les Galeres ne rendoient point visite au Bacha de Tripoly, & quatre tonneaux de vin pour faire Cabaret. Taulignan bien informé que les Galeres avoient pris la route de France, songea aux moyens de se metre en liberté, & quoy que les Rançons des Esclaves soient mediocres pendant que les Galeres de France sejournent en Barbarie, il ne laissa pas de payer pour la sienne quatre cens piastres parce qu'il estoit estimé trés-habille pour la Marine & qu'il alloit en mer sur la Capitaine. A son arrivée à Marseille il apprit de son frere Pilote Real des Galeres de sa Majesté que leur neveu, sa Tartane, & tout l'équipage avoient pery en mer. Comme le Consul de Zante avoit beaucoup contribué à sa liberté il y alla pour le remercier; Mais il n'y fit pas long sejour à cause de l'affliction de son frere que le naufrage de son fils avoit augmentée, & retourna en France où il a eû des emplois honnorables. Il a toûjours servy sous le commandement de Monsieur de Vivonne en qualité de Lieutenant & de Capitaine de Barques & de Navires, & s'est signalé dans les occasions les plus perilleuses de Messine, d'Alger & de Thunis, il a mesme parcouru l'Archipel pour acheter des Corsaires Chrétiens des Turcs Esclaves, afin de renforcer la Chiourme de nos Galeres, & les a conduits à Marseille avec autant de succés que de gloire aprés avoir essuyé une escadre de l'Armée navale Ottomane. Ces dernieres avantures de Taulignan m'ont esté racontées par luy mesme en la Ville de Paris il y a trois ans, il servoit de Truchement à l'envoyé de Tripoly qui estoit venu en France pour demander au Roy une Paix éternelle, & prier Sa Majesté de rendre les Ostages de cette Ville qui estoient à Toulon depuis la Treve faite par les Tripolins avec Monsieur le Mareschal d'Estrée Vice-Amiral de France. Il me dit une particularité assez singuliere & qui merite bien d'avoir icy sa place, C'est que l'envoyé de Tripoly est celuy auquel Soliman Corsaire d'Alger fit present il y à vingt-cinq ans de la fille du Consul qu'il avoit épousée, que son fils qui l'accompagnoit estoit né de cette Renegate involontaire, & que l'envoyé exerçoit à Tripoly la charge de Caya qu'il avoit auparavant possedée dans Alger. J'appris aussi de Taulignan la mort d'Osman Bacha & les revolutions qui estoient arrivées dans le Gouvernement de Tripoly, voicy de quelle maniere il m'en fit le recit. Tous les Renegats ennuyez de la domination des Renegats Grecs se liguerent pour déposseder Osman, ils l'attaquerent dans son Chasteau qu'ils emporterent de force aprés une resistance de plusieurs jours. Le Bacha, ses parens, ses creatures & tous les Officiers Grecs furent passez par le fil de l'espée, & l'on establit pour Gouverneur un Renegat Italien. Les Esclaves Chrestiens firent paroistre leur valeur dans les attaques du Chasteau où il en perit beaucoup. L'Italien ne gouverna pas long-temps, car le Grand Seigneur ayant eû avis qu'Osman avoit laissé des richesses immenses, envoya un Bacha de la Porte pour commander en sa place avec des Officiers fidels, ce nouveau Commandant fut bien receu par les Turcs & les Arabes qui estoient ravis de secoüer le Joug des Renegats qui leurs estoient devenus insuportables, & il fit mourir l'Italien & tous les autres qui pouvoient estre suspects. C'est ainsi que l'autorité de la Porte fut entierement restablie dans la Ville & le Royaume de Tripoly, & qu'Osman fut puny de sa perfidie & de son ingratitude envers Mehemet son cousin, & son bienfaicteur qu'il avoit fait empoisonner. J'avois dessein de passer sous silence les avantures de Dom Julio & de sa soeur à cause du rapport qu'elles ont dans le commencement avec celles de Taulignan; mais une personne de merite que j'ay consultée là dessus, m'a conseillé de les inserer dans ce livre parce que j'y ay fait mon personnage & que les estranges & veritables évenemens qui les composent peuvent donner de la satisfaction au Lecteur. Dom Julio est de la Ville de Majorque Capitale de l'Isle de ce nom, il avoit dans sa jeunesse servy la Republique de Venise en Candie où il avoit fait des amis & quelque établissement. Il eut envie d'aller dans son Païs pour visiter ses parens qu'il n'avoit point veus depuis plusieurs années. Durant le sejour qu'il fit à Majorque il sollicita une soeur qu'il avoit de venir avec luy en Candie, promettant de la marier avantageusement. Le plaisir de voyager & les beautez de la Grece dont son frere l'entretenoit souvent, ne furent point capables d'abord de la faire consentir au voyage; Mais lorsqu'elle vit une Barque chargée de provisions & qu'elle devoit estre bientost privée de Dom Julio qu'elle aimoit tendrement, elle ne resista plus & s'embarqua dés que le vent fut favorable. Dom Julio eût proche de l'Isle de Malte la chasse par deux Brigantins de Thunis qui le poursuivirent avec tant de vigueur qu'il fut contraint déchoüer dans la Sicile, il se sauva dans l'Esquif avec sa soeur & tous deux mirent pied à terre où les Pirates descendirent afin de poursuivre les Chrestiens fugitifs dont ils firent quelques uns Esclaves, Dom Julio en cét extréme danger prit sa soeur par la main, la conjura de ne point perdre courage & d'avancer jusqu'à un bois qui n'estoit pas esloigné, luy répresentant que la perte de la Tartane n'estoit rien en comparaison de la captivité qu'ils ne pouvoient éviter sans une prompte fuite. Mais ses prieres & ses peines furent inutiles, car la soeur effrayée des heurlemens des Turcs qui approchoient tomba en pamoison & sans aucun sentiment. C'est un coup de foudre pour Dom Julio qui ne sçait quel party prendre, sa tendresse l'empesche de quitter sa soeur, d'un autre costé il craint de tomber avec elle au pouvoir des Turcs, dans le mesme instant il fait reflexion aux surprises & aux violences qui luy seront faites à cause de sa jeunesse & de sa beauté, & il se la figure exposée aux miseres de l'Esclavage, au peril de l'apostasie & à la brutalité des infideles qui ont de la passion pour les femmes Chrestiennes de l'Europe. Ces fâcheuses idées qu'il se forme dans l'esprit l'aveuglent & le rendent furieux, elles luy font oublier les devoirs de l'amitié, du sang & de la nature, & dans son desespoir il donne à sa soeur plusieurs coups de cousteaux dans le sein, aprés quoy il gagne en diligence le bois & ensuite la Ville de Palerme. Les Matelots qui s'estoient sauvez du naufrage arriverent presque aussi-tost que luy à Palerme & l'assurerent qu'ils avoient veû les Corsaires enlever sa soeur dans leurs Brigantins. Dom Julio persuadé par cette nouvelle que sa soeur n'estoit pas morte comme il avoit cru, ne songea plus qu'à la délivrer afin de reparer en quelques façon l'injure qu'il luy avoit faite par sa cruauté. Il resolut d'aller en Candie demander quelque Turc de Thunis Esclave dans l'armée navale de Venise pour en faire échange avec sa soeur. On équipoit à Palerme deux Brigantins qui devoient aller en course dans l'Archipel, l'occasion le fit embarquer avec ces Corsaires Chrestiens qui luy promirent de le rendre en Candie, ils costoyerent heureusement les Isles de Sicile & de Malte; Mais proche de la Lampedouze ils furent battus d'une si furieuse tempeste qu'il leur fût impossible d'y moüiller l'Ancre parce que le lieu est d'un abord trés difficile. La nuit suivante l'orage augmenta si horriblement que les Brigantins furent obligez de se separer, l'un perit, & l'autre sur lequel estoit Dom Julio alla le lendemain se briser dans l'Isle de la Limose, & de tout l'équipage il ne se sauva que luy & un Italien qui sur le débris du Brigantin aborderent en cette Isle deserte. Ce fut dans cette afreuse solitude qu'il s'imagina que Dieu l'avoit exilé pour le punir d'avoir poignardé une soeur dont il avoit causé l'infortune, puisqu'il l'avoit obligée de le suivre. Le lieu estoit steril, sans eau & dépourveu de toutes les commoditez de la vie. Ses deux nouveaux habitans n'avoient point d'autre occupation que de chercher des coquillages sur le bord de la mer pour leur servir de nouriture, se rafraischissans la bouche d'un peu d'eau salée; la nuit leur estoit encore plus insuportable que le jour parce qu'il se retiroit dans l'Isle quantité de Gabians qui sont oyseaux de mer lesquels par leurs cris effroyables interrompoient leur sommeil & sembloient reprocher à Dom Julio son crime. L'Italien au bout de cinq jours devint si foible qu'il ne fut plus capable de chercher sa nouriture que son compagnon luy apportoit charitablement. Un aprés midy Dom Julio ayant monté sur le sommet d'un Rocher apperceut de loin un Navire qui venoit à toutes voiles, il ne se mit point en peine s'il estoit Turc ou Chrestien, il ne songea qu'à sortir de cette malheureuse demeure & pria Dieu de les en délivrer, ses voeux furent exaucez, le Navire aprochant de l'Isle le Capitaine vit le signal qu'ils avoient mis pour implorer le secours des Vaisseaux passagers, & qui est ordinaire à ceux qui se sont perdus sur mer. Il envoya sa Chaloupe & à mesure qu'elle aprochoit de l'Isle, Dom Julio qui estoit accouru au devant & qui l'avoit reconnuë armée de Chrestiens s'écrioit qu'il estoit Chrestien. Celuy qui la commandoit ayant mis pied à terre, Dom Julio luy compta son naufrage & le conjura de le conduire au Vaisseau avec son compagnon, ce qui fut fait. Le Capitaine qui estoit Hollandois les traita si bien qu'ils recouvrerent leurs forces & leur santé avant que d'arriver en Candie où le Capitaine s'arresta pour décharger des marchandises, il y laissa Dom Julio & emmena l'Italien à Venise où il devoit charger son Navire pour la Hollande. Nostre Majorquin ne fit pas long sejour en Candie car aprés qu'il eut épuisé la bourse de ses amis & obtenu des Venitiens un Turc Esclave il s'embarqua sur un Navire François qui negocioit au Levant pour Messine dans le dessein de le quitter à Malte afin de s'aprocher de Thunis. Ce Navire se mit à la voile avec un vent Grec qui en six jours le mit quasi hors du danger des Pirates de Barbarie; Mais par malheur le mesme jour que le Capitaine esperoit arriver à Malte, il fut attaqué par les Corsaires Tripolins lesquels aprés un rude combat s'en rendirent les maistres. Ainsi Dom Julio fut fait Esclave avec une blessure qui faute d'estre bien pensée le mit en danger de perdre la vie. Nous avons demeuré trois ans dans la mesme prison où il a eû le loisir de me faire part de ses avantures. Dom Julio ne fut pas plustost guery qu'il fit sçavoir à ses parens sa captivité & celle de sa soeur, ce qui les toûcha si sensiblement qu'ils n'espargnerent rien pour luy procurer la liberté afin qu'il pût ensuite travailler à celle de sa soeur. Comme il estoit de qualité & bien fait de sa personne ils furent obligez de consigner six cens Piastres és mains du Lieutenant d'un Navire qui fretoit à Gennes pour la Barbarie. Ce Genois qui avoit esté autrefois Captif à Tripoly changea en pieces de cinq sols plus de la moitié de l'argent qu'il avoit receu dans l'esperance de faire quelque profit. Il ne faut pas s'estonner si l'on en voit si peu en France, les Marchands Chrestiens les ont transportées en Turquie parce qu'il n'en faut que dix pour une Piastre dans tout l'Empire Ottoman. Les femmes Turques estiment tant cette monnoye qu'elles en mettent à leurs bracelets, à leurs colliers & à leurs coiffures. Le Capitaine Gennois ne fut pas plustost arrive à Tripoly que tout les Matelots commencerent à negocier les marchandises qu'ils avoient apportées d'Italie avec les Turcs, les Grecs, les Arabes, les Juifs & les Marchands Chrestiens. Le Lieutenant aprés avoir vendu les siennes acheta des marchandises du Païs pour deux cens écus qu'il paya en pieces de cinq sols sans sçavoir qu'elles fussent fausses. Les Juifs qui tiennent les Gabelles de la Ville & qui connoissent toutes sortes de monnoyes, s'en estant apperceus porterent incontinent leurs plaintes au Bacha qui donna ordre d'arrester le Lieutenant, & de faire recherche dans le Navire où l'on trouva le reste des pieces qui furent portées au Chasteau. Il luy fit donner cent Bastonnades pour sçavoir si le Capitaine n'estoit point coupable, le Lieutenant le déchargea & dit qu'il n'en avoit changé que pour trois cens écus, & que c'estoit une tromperie qu'on luy avoit faite dans son Païs. Le Bacha ordonna une seconde recherche dans le Navire & fit enchaîner le Lieutenant dans la Prison voisine du Chasteau. Le lendemain quoy que les Turcs l'assurassent qu'ils n'avoient trouvé que la quantité de pieces declarée par le Chrestien, il luy fit de rechef donner de la Bastonnade, & peu s'en fallut qu'il ne s'emparât de toutes les marchandises du Vaisseau à la Sollicitation des Juifs qui firent plus de bruit que tous les autres interessez. Mais comme il y alloit de l'honneur des Consuls, ils se rendirent au Chasteau & representerent au Bacha qu'il n'y avoit qu'un coupable qui neanmoins n'avoit point commis d'autre crime que de s'estre laissé tromper dans son Païs par des personnes qui trafiquent dans les Villes maritimes du change des monnoyes, & que le Capitaine ignoroit l'action qui n'estoit point telle que les Juifs la publioient. Ces remonstrances appaiserent un peu le Bacha qui condamna le Lieutenant à payer six cent Piastres & d'estre enchaîné dans la Prison jusqu'au payement. Ainsi par cette disgrace l'argent envoyé pour la Rançon de Dom Julio fut perdu & sa liberté retardée, parce que le Lieutenant estoit demeuré dans l'Impuissance de le racheter. J'allay voir le Camp des Pelerins de Thunis qui estoit arrivé depuis huit jours à Tripoly, il est inutile de repeter ce que j'ay dit de cette armée d'Agis qui tous les ans vont à la Meque & qui trafiquent dans les Villes où ils passent pour se recompenser de la dépence & des peines du Voyage. Je rencontray un jeune Captif Italien proche des Pavillons du Commandant que je priay de me faire voir les beautez du Camp. Il me fit entrer dans les tentes de son Patron où je vis de riches équipages & de trés beaux chevaux Barbes. Il ne me fut pas permis d'entrer dans les Pavillons de sa Patrone qui ne sortoit que deux fois la sepmaine pour rendre visite aux Sultanes du Bacha de Tripoly. Ensuite il me conduisit dans le Basar & me convia d'entrer dans un Caffegy pour faire collation à la mode du Païs qui ne consiste qu'en Tabac & en Caffé, dans l'entretien je luy demanday s'il se croyoit assez robuste pour supporter les fatigues d'un si long voyage, il me dit qu'elles luy sembloient legeres, parce que sa Patrone luy avoit promis la liberté au retour de la Meque, à laquelle son mary l'avoit voüée pour rendre graces à Mahomet de la guerison des blessures qu'elle avoit receuës de son frere qui luy avoit voulu oster la vie dans la Sicile. Il n'en fallut pas davantage pour me persuader qu'elle estoit la soeur de Dom Julio, c'est pourquoy feignant d'estre surpris d'une action si extraordinaire, je le priay de me raconter plus particulierement les avantures de sa Maistresse, ce qu'il fit de la mesme maniere que Dom Julio me les avoit apprises jusqu'à l'enlevement de sa soeur dans les Brigantins des Corsaires. A l'égard de la suite le Captif m'en fit aussi la relation. Les Turcs visiterent les blessures de la nouvelle Captive qui ne se trouverent point mortelles, & le Capitaine prit beaucoup de soin de sa guerison. S'estant rendus à Thunis elle fut mise dans le Serrail du Bé de cette Ville qui estoit Renegat & la seconde personne du Royaume. A peine fut elle guerie que Moustafa son fils l'estima digne d'estre son épouse à cause de sa beauté. Il est certain que les premiers Officiers de Turquie sont passionnez pour les femmes Chrestiennes qu'ils font eslever dans toute la molesse du Païs afin de les seduire plus facilement. Moustafa n'espargna rien pour luy faire renoncer sa Religion, il la donna en garde à des Renegates qui tantost par des caresses & tantost par des mauvais traitemens l'obligerent d'obeïr à Moustafa qui l'épousa peu de temps aprés son infidelité; Il a pour elle une extrême tendresse, & c'est à cause de sa guerison qu'ils font ensemble le Pelerinage de la Meque. Je remerciay l'Esclave de toutes ses bontez & m'en retournay incontinant à la Ville; l'envie que j'avois de parler à Dom Julio me fit resoudre d'aller coucher la nuit dans la prison où je portay dequoy le regaler avec mes autres amis. Sur la fin du repas j'assuray Dom Julio que dans peu je luy ferois part de tres bonnes nouvelles, le lendemain avant que d'aller à son travail de la Marine il ne manqua pas de me remercier de la visite que je luy avois renduë, & de me prier de luy apprendre les nouvelles agreables dont je l'avois flaté le soir precedent. Je craignis de renouveler son affliction si je luy parlois de sa soeur; Mais remarquant sur son visage la joye qu'il avoit de me voir, je luy racontay tout ce que le Captif m'avoit appris dans le Camp des Pelerins; ce qui le mit dans une telle consternation qu'il demeura quelque temps immobile. Je le conjuray de ne pas negliger la seule occasion qui pouvoit rompre ses chaînes, il prit courage & me dit en prenant congé de moy & versant des larmes que dans cette affaire il s'abandonnoit entierement à ma conduite. Le mesme jour je retournay au Camp avec un de mes amis, nous rencontrâmes proche du Pavillon du Commandant le mesme Esclave auquel je témoignay que celuy qui m'accompagnoit estoit de son Païs, le desir qu'il avoit de sçavoir des nouvelles d'Italie l'obligea de luy tenir compagnie & de luy faire voir ce qu'il y avoit de plus beau, aprés quoy je le conviay d'entrer dans un Caffegy où nous fîmes collation, je l'assuray que le frere de sa Patrone estoit Captif à Tripoly depuis trois ans, je luy fis le recit du malheur qui avoit fait perdre l'argent de sa rançon, & luy demanday si par son moyen il pouvoit avoir Audiance de sa soeur. Il me répondit qu'il pouvoit la voir le lendemain vendredy parce que le Bacha regaloit son Patron avec les Principaux Officiers du Camp, & me promit d'employer le credit de l'Eunuque pour luy faire parler. Je luy rendis graces de ses offres & le priay d'avertir sa Patronne des disgraces de son frere, & de contribuer à la liberté du plus infortuné Captif de la Barbarie qui ne seroit pas ingrat de ses services. L'Esclave vouloit nous faire passer la nuit dans le Camp pour y voir luter les Pelerins avec ceux de la Ville qui s'estoient rendus redoutables dans cét exercice: Ce divertissement ne fut pas capable de nous arrester, & nous estans rendus à la Ville je fis provision d'un plat de viande pour aller souper avec Dom Julio dans la prison où je menay mon amy. Au milieu du repas je rendis compte de nostre sortie à Dom Julio qui jetta des soupirs & garda le silence. La Compagnie tâcha de le divertir & luy representa que sa soeur dans la foiblesse de son sexe n'avoit pû resister aux violences qu'on luy avoit faites, que l'honneur d'estre Sultane luy feroit oublier le passé, qu'il devoit luy rendre visite & que le plus grand mal qui luy pouvoit arriver estoit de ne point sortir d'esclavage, à quoy j'adjoustay qu'il ne tenoit qu'à luy de parler à sa soeur dont le Captif nous avoit dit tous les biens imaginables. Avant que de nous retirer il me promit derechef de suivre mes conseils, ce qui m'obligea de donner le lendemain une demie Piastre au Gardien de la Prison pour l'exempter ce jour là de travail. Je fis en sorte de le divertir toute la matinée pour empescher son chagrin & priay un Esclave nouvellement racheté de venir avec nous au Camp. A peine fûmes nous sortis de la Ville que Dom Julio regreta sa sortie & me dit plusieurs fois que j'allois le sacrifier à la vengence de sa soeur, nous ne laissames pas de le conduire au Camp où je trouvay le Captif Italien qui nous témoigna la joye qu'il avoit de nostre arrivée, & assura Dom Julio qu'il avoit parlé à sa soeur en sa faveur. Aprés nous avoir entretenus quelque temps, il nous posta dans un lieu où sa Maistresse devoit passer pour aller faire sa priere. L'Eunuque curieux de sçavoir qui nous estions vint nous aborder & comme il parloit un peu la langue Franque, commune dans la Barbarie, il prit plaisir à nous entretenir. Cependant Dom Julio étoit dans une cruelle inquietude & peu s'en fallut qu'il ne quittât la Partie; Mais par bonheur l'Eunuque nous avertit que sa Patronne alloit venir. Si-tost qu'elle parût Dom Julio se prosterna à ses pieds, implora sa misericorde & la pria de luy pardonner son crime qu'un zele indiscret d'honneur & de Religion luy avoit fait commetre. La Dame fut touchée de voir son frere en cette posture & commanda à l'Eunuque de le relever, elle l'embrassa tendrement & mesla ses larmes avec les siennes, en suite elle luy dit qu'elle avoit bien de la douleur de le trouver dans les fers aprés toutes ses disgraces, qu'elle oublioit de tout son coeur le passé, que les grandeurs dont elle se voyoit environnée ne pouvoient pas la consoler de la perte qu'elle avoit faite par sa foiblesse de la liberté des Enfans de Dieu, & qu'elle le conjuroit de ne point tomber dans la mesme infidelité. Son frere la remercia de ses bontez dont il estoit indigne, & elle luy demanda des nouvelles de leurs parens, aprés quoy elle luy témoigna qu'elle avoit un déplaisir sensible de ne pouvoir alors luy procurer la liberté; Mais qu'elle engageroit une partie de ses Diamans pour trafiquer dans le voyage afin de le racheter au retour de la Meque. Le Garde des Pavillons du Commandant vint dire à la Dame qu'il estoit arrivé dans le Camp plusieurs Cavaliers pour le voir, ce qui l'obligea de nous congedier. Dom Julio dans le retour à Tripoly parut aussi gay qu'il avoit esté chagrin en allant au Camp. Le jour suivant comme je passois par la Marine où il travailloit, il me dit que sa soeur luy avoit envoyé le matin deux Sultanins qui vallent six écus, avec deux pendans d'oreilles d'or qu'il vendit dix Piastres à des Marchands Chrestiens. Depuis ma sortie de Barbarie j'ay appris de personnes dignes de foy que Dom Julio fut racheté par sa soeur au retour de la Meque, & qu'elle luy fit un present pour s'en aller à Majorque, sa Patrie, où je le laisse joüir en repos du bonheur de sa liberté. Chapitre XV. _L'Auteur régale ses amis, Esclaves, avant son départ de Tripoly; Plaisanterie d'un Arabe pris de vin, un Captif Chrestien bastonné pour n'avoir pas couché dans la Prison, embarquement de l'Auteur, tempeste, Voeu à Saint Joseph, arrivée à Marseille, le Voeu qu'on avoit fait sur Mer à Saint Joseph est accomply, Origine de la devotion que les Provençaux ont à ce Saint. Histoire de treize Esclaves qui se sauverent de Tripoly, exortation aux Chrestiens de racheter les Captifs._ Je priay le Capitaine qui m'avoit racheté de me prester quelque argent pour régaler mes amis que je laissois Captifs dans Tripoly, ce qu'il m'accorda volontiers, & afin que je pusse les mieux traiter il me fit present d'un baril de vin d'environ vingt pintes. Je ne fis pas grande dépence, parce que c'estoit en Caresme, & que le poisson est à si bon marché que pour quarante sols je traitay plus de vingt Chrestiens, bien que j'eusse de trés beaux poissons; Mais pour avoir les Captifs il me fallut payer quinze sols pour chacun, afin de les exempter du travail. Le Regal se passa joyeusement, & ce qui augmenta le plaisir ce fut un jeune Arabe qui conduisoit les Captifs dans leurs travaux, lequel aprés avoir bû avec excés du vin & de l'eau-de-vie, nous avoüa ingenument que Mahomet, son Prophete estoit un réveur d'avoir deffendu aux Mahometans la boisson des Chrestiens qui les rend plus spirituels qu'eux; il eut la temerité de parcourir toute la Ville en cét estat, & passant proche du Chasteau il donna le divertissement aux Turcs destinez pour la garde du Bacha ausquels il voulut persuader qu'il estoit petit fils de Mahomet; Soliman Caya entendant cette extravagance reconnut qu'il avoit oublié les deffenses de l'Alcoran & luy fit donner deux cent bastonnades aprés qu'il eut cuvé son vin. Un Captif qui estoit des conviez quitta la compagnie sans qu'on s'en aperceût, & alla joüer son roolle d'un autre costé dont il eut la mesme recompense pour avoir mal fait son personnage, car cét imprudent animé d'une liqueur qu'il n'avoit pas coûtume de boire alla dans la Ville & y déroba un Caffetan à un Officier du Bacha, l'ayant vendu aux Juifs qui achetent toutes les Captures des Esclaves, il entra dans un cabaret Grec avec quelques Chrestiens qu'il avoit invitez de profiter de son larcin, il but une si grande quantité d'eau de vie qu'il luy fut impossible de se retirer dans la Prison à l'heure ordonnée, ainsi qu'il y estoit obligé sur peine de la bastonnade. Les Gardes qui devoient répondre des Captifs voyans qu'il en manquoit un firent une perquisition si exacte qu'ils le trouverent cuvant son vin dans un marché, ils le réveillerent à coups de bastons & le conduisirent de mesme à la Prison où le matin il en receut deux cent par l'ordre du Bacha. L'Ivrognerie de ce Captif pensa me faire de la peine parce qu'on m'imputoit son absence, ce qui m'obligea de faire retraite dans la Barque pendant que le Capitaine parleroit aux Gardes ausquels je donnay quelque argent pour les appaiser, aprés quoy j'eus la liberté de me promener par la Ville comme auparavant, & d'aller consoler l'Esclave qui fut guery en peu de temps des bastonnades qu'il avoit receus parce que je recompensay son Chirurgien. Deux inconveniens auroient obligé le Capitaine Mirengal de faire plus long sejour à Tripoly qu'il n'avoit voulu, le premier fut la maladie de son Escrivain qu'un Chrestien nouvellement racheté avoit mal-traité de nuit pour avoir revelé l'argent de sa rençon à son frere le Renegat. Et l'autre que le Bacha attendoit de jour en jour deux Corsaires qui estoient en mer, & qui retournerent avec la prise d'une Barque de Sicile chargée de riches marchandises. Si-tost qu'ils furent arrivez, Osman Rais qui commandoit à la Marine donna ordre à nostre Capitaine de se tenir prest pour mettre à la Voile. Ces agreables nouvelles me firent faire mes adieux à mes freres Captifs que je ne pus quitter sans répandre des larmes. Plusieurs me donnerent des lettres qui avancerent beaucoup leur délivrance avec les solicitations que je fis à leurs parens. Témoins Monsieur André de Saint Maximin, Jean Caumont de Cavaillon, de Lorme du Pont saint Esprit, Potier de Vienne en Dauphiné, Barras de Lion, Gibeaudet de Dijon, Chaillou de la ruë saint Denis, & Grimonville de Rennes. Les lettres que Blauchon natif de Grenoble, m'avoit données n'eurent pas le mesme effet, il avoit esté Jardinier de Salem Chastel mon premier Patron & avoit quitté le Calvinisme pour se faire Catholique pendant la peste qui emporta la famille de nostre Patron; je sejournay pendant quelques jours à Grenoble pour soliciter sa mere en faveur de son fils; Mais je ne pus rien obtenir de cette huguenote obstinée; qui me dit qu'elle l'avoit abandonné depuis qu'elle avoit appris qu'il n'estoit plus de sa communion. Il n'y a point de joye égale à celle que ressent un Chrestien racheté lorsqu'il est prest de quitter la Barbarie pour aller joüir des douceurs de son Païs, cependant j'ay fait moy-mesme l'experience que sa joye est troublée quand il fait reflexion au grand nombre de Chrestiens & d'amis qu'il laisse dans les fers, dont il connoist toute la pesanteur. Au commancement du mois de Mars de l'année 1668. un jeudy au soir le Commandant de la Marine avertit nostre Capitaine de partir le lendemain, la nuit se passa en rejoüissances & à la pointe du jour les Matelots commancerent à serper les Ancres & à preparer tout ce qui estoit necessaire pour se metre à la voile, pendant que le Capitaine fut au Chasteau avec les nouveaux afranchis pour prendre congé du Bacha qui nous fit donner un Passe-port en langue Turque. Il me souvient que luy baisant la main il me dit que je me donnasse bien de garde d'un second voyage à Tripoly, il ne sçavoit pas que Dieu me destinoit pour aller racheter les Captifs non-seulement dans sa Capitalle, mais encore dans toute la Barbarie, il commanda en suite à deux Turcs de nous conduire à la Barque qu'ils visiterent pour voir s'il n'y avoit point quelque Esclave caché dans les Equipages; Mirangal leur fit un present pour les congedier & dés qu'ils furent dans la Chaloupe on salua le Casteau de trois Periers & de trois coups de Canon. Nous fûmes plus d'une heure sans pouvoir sortir du Port, parce que les Rochers qui l'environnent en rendent la sortie difficile, & qu'il nous falut passer au milieu de tous les Navires de Tripoly. Pendant ce temps nous fîmes une priere à Dieu de nous accorder un heureux voyage. Le vent nous fut d'abord si favorable qu'en peu de jours nous arrivâmes proche de Malthe où nous eûmes la chasse d'un Corsaire qui nous quitta de peur de tomber luy mesme entre les mains des Chevaliers. Entre cette Isle & la Sicile il se leva un vent si furieux que nous fûmes contraints de nous en esloigner, & ne pûmes moüiller l'Ancre dans la Sardagne; Nous demeurames cinq jours dans un travail continuel à cause de l'eau qui entroit dans la Barque avec tant d'abondance qu'à tous momens nous pensions perir. Bordier estant sorty de la chambre à cause d'un coup de mer fut rencontré par Mirangal qui couroit de poupe à proüe pour donner ses ordres, il luy imputa l'orage parce qu'il estoit de la Religion & fit semblant de le vouloir jetter en mer. La tempeste augmentant il sembloit à toute heure que la Barque alloit abismer. Les Matelots estoient occupez à changer les voiles à cause de l'inconstance des vents, & les passagers vuidoient l'eau que les vagues jettoient dans la Barque. La nuit estoit encore plus à craindre que le jour parce qu'il se trouve sur cét Element cent precipices inconnus qu'on ne peut éviter dans l'obscurité. Un soir aprés avoir souffert durant le jour toutes les fatigues imaginables, comme nous prenions un peu de refection dans la chambre du Capitaine, la Barque fut agitée d'un si grand coup de mer que nous crûmes tous estre ensevelis dans les ondes, le Capitaine qui estoit assis sur son coffre fut renversé sur Bordier auquel il déchargea plusieurs coups de poing, l'accusant d'estre cause de l'orage, & sans nostre secours il l'eût mal-traité. Nous passames la nuit en prieres pour implorer la misericorde Divine, tandis que les Matelots estoient occupez au service de la Barque qui estoit gouvernée par la seule providence. Il n'y eût pas un Chrestien qui ne fît un voeu en particulier & mesme les Huguenots promirent de jeûner le jour suivant, ce qu'ils executerent fidellement, & ne mangerent qu'aprés Soleil couché. Le Capitaine voyant le lendemain la mer plus orageuse que jamais fit assembler tout l'Equipage pour faire une priere publique, aprés laquelle il fit un Voeu à Saint Joseph qui fut accepté avec beaucoup de respect. Heureusement aprés dix jours de tempeste la mer se calma un peu, & nous reconnûmes que Dieu avoit exaucé nos Voeux par l'intercession de Saint Joseph; Car le soir le vent diminua beaucoup & la nuit fut plus tranquille que les precedentes où nous avions manqué cent fois de faire naufrage. Le lendemain la sentinelle avertit qu'il voyoit terre. Je ne sçaurois exprimer avec quel plaisir on receut cette nouvelle dont nous rendîmes graces à Dieu. Aprés-midy nous découvrîmes les montagnes de Gennes, & le jour suivant celles de Savoye. Le Capitaine donna ordre de moüiller l'Ancre à Nisse qui appartient au Duc de Savoye, mais il fut impossible d'en aprocher parce que le vent estoit encore trop impetueux, ce qui nous obligea d'aller à Antibes ville de Provence afin de nous mettre en seureté proche d'un petit Cap sur lequel il y a une Chapelle dediée à Nostre-Dame de Graces où nous fûmes de nuit remercier Dieu de nostre arrivée en France. Nous passâmes tout le jour au Port d'Antibes afin d'y prendre des rafraichissements & nous delasser des peines que nous avions endurées depuis nostre départ de Barbarie. Il me souvient que le Capitaine laissa en cette Ville plusieurs lettres de Captifs qu'on mit selon la coûtume dans le Vinaigre boüillant avant que de les recevoir, aussi bien que l'argent dont on payoit les provisions qu'on prenoit. Une vieille femme aima mieux me donner par charité des figues & des Oranges que j'avois achetez que de recevoir de l'argent de Barbarie, craignant en son aage décrepit de mourir de la peste, ce qui fit rire ceux qui le trouverent sur le Mole. Le lendemain nous partîmes d'Antibes à dessein d'aller passer la nuit à Toulon; Mais le vent fut si contraire qu'il nous obligea d'aller moüiller au fort Grimauld où nous arrivâmes un peu tard. Les Soldats de la Garnison nous saluerent de plusieurs coups de Mousquets à bale, c'est pourquoy le Capitaine fit metre sa Chaloupe en mer pour assurer le Gouverneur de la Place qu'il estoit de Marseille & qu'il cherchoit un azile pour passer la nuit, on n'ajoûta point de foy à sa parole & il fut contraint de mettre pied à terre & de faire un present aux Soldats qui estoit le seul moyen de les empescher de faire plus grand feu. Autre-fois les Corsaires de Barbarie se retiroient en ce lieu écarté, mettoient la nuit pied à terre & enlevoient les Chrestiens, mesme les Renegats Provençaux se servoient du langage du Païs pour mieux tromper leurs compatriotes. J'ay veu dans Tripoly deux freres Renegats que les Pirates avoient pris dans ce lieu comme ils gardoient les fruits d'une Bastide à une lieuë de la mer, l'un estoit Maistre de l'Arsenal, & l'autre Casanadal ou Tresorier d'Osman Bacha, ils sont tous deux peris avec luy & les Renegats Grecs dans la revolution arrivée à Tripoly. Le lendemain nous partîmes du fort Grimauld avec un vent favorable qui nous fit arriver le mesme jour à Marseille, où l'on nous fit garder exactement la quarentaine parce que nous avions des marchandises douteuses comme la laine, les cuirs & le cotton qui contractent facilement le mal contagieux. Les quarentes jours expirez on nous permit l'entrée du Port, où l'on parfuma la Barque avec tout ceux qui estoient de dans, cette ceremonie fut agreable à voir parce que nous avions des animaux de Barbarie, entre autres des Singes qui donnerent bien du divertissement à la compagnie, il y avoit peu de jours que nous estions à Marseille lorsque Jean Gal sur lequel le sort estoit tombé pour l'execution du Voeu fait à Saint Joseph, en partit pour aller l'accomplir. L'évenement qui a fait naistre la devotion que les Provençaux ont à ce Saint est trop singulier pour n'estre pas rapporté. Il y a plus de quarante ans que les Corsaires d'Alger prirent un Vaisseau Marseillois qui portoit le nom de Saint Joseph, ils l'armerent en course parce qu'il estoit bon voilier, & osterent de la poupe l'Image du Saint qu'ils mirent dans le magazin des bois necessaires à la Marine. Un jour qu'on espalmoit le Vaisseau le Turc qui commandoit aux Captifs indigné du respect qu'ils portoient à l'Image ordonna de la metre en pieces & de la brusler. Un Esclave Provençal ayant veû qu'on luy avoit donné plusieurs coups de hache sans qu'elle en fût endommagée pria le Commandant de luy vendre l'Image pour quatre Piastres, ce que le Turc avare luy accorda. Le Captif l'enleva du Vaisseau & trouva le moyen de l'envoyer en son Païs natal à deux lieuës de Barjos en Provence dans une Chappelle qui est desservie par les Peres de l'Oratoire. Dieu recompensa le zele & la pieté du Captif qui deux ans aprés se sauva d'Alger avec trois Chrestiens dans une Barque qu'il avoit luy mesme construite, & qui n'estoit composée que de peaux, sans voile, ny timon. Ce qui seroit incroyable si les Habitans de Toulon ne les avoient veus arriver dans leur Port, & si l'on ne voyoit encore aujourd'huy la Barque dans une Chapelle dediée à Sainte Anne hors de la Ville, proche le Jardin de feu Monsieur le Chevallier Paul. Jean Gal neveu de nostre Capitaine, fit le pelerinage de Saint Joseph, qui est un des plus celebres de Provence, nuds pieds & jeuna au pain & à l'eau pendant la neuvaine. La délivrance de ce devot pelerin, que j'ay apprise depuis mon retour en France, n'est pas moins surprenante que celle que je viens de raconter. Un an aprés mon départ de Barbarie, Jean Gal fut fait Esclave par les Corsaires de Tripoly. Pendant sa captivité qui dura huit mois, il servit de Matelot sur le Capitaine, à cause de l'experience qu'il avoit de la Mediteranée. Comme un jour il travailloit dans le Navire avec douze Matelots Chrétiens, il leur proposa de se sauver dans la Chalouppe, tandis que leurs Gardes dormoient; Ses compagnons n'approuverent pas d'abord son dessein, & luy dirent qu'il y avoit de la temerité d'entreprendre un voyage aussi perilleux que celuy qu'il leur proposoit sans armes, sans voiles & sans provisions. Jean Gal leur ayant répondu que les meilleures armes estoient la foy & l'esperance, que Dieu seroit leur conducteur, & que prenant Saint Joseph pour Patron, leur entreprise auroit un heureux succez, ils ne resisterent plus & se jetterent tous dans la Chaloupe qu'ils mirent à la voile qu'ils avoient faite de leurs chemises. Les Turcs qui s'estoient réveillez demanderent en vain du secours aux autres Navires qui par bonheur estoient fort esloignez, car les Chrestiens avoient déja passé les Rochers qui environnent le Port, quand le Bacha apprit la fuite des Chrestiens, & le Ciel favorisa si visiblement leur fuitte qu'ils échaperent aux Barques legeres qu'on avoit commandées pour les poursuivre. Ils avoient si peu de provisions dans leur Chaloupe qu'elles leur manquerent au troisiéme jour, & qu'au septiéme ils furent reduits à la derniere extremité, ce qui leur fit prendre la cruelle resolution de tirer au sort à qui serviroit de nouriture à ses compagnons. Il tomba sur Jean Gal qui leur dit qu'il meritoit d'estre seul sacrifié pour tous puisqu'il estoit la cause de leur fuite, & qu'il les prioit de differer sa mort de quelques momens pour voir s'il ne découvriroit point la terre. Cela luy ayant esté accordé on dressa deux avirons sur lesquels il monta & n'y demeura pas une demie heure qu'il s'écria qu'il voyoit la terre. Cette découverte ranima tellement leur vigueur presque esteinte par l'abstinance qu'ils gagnerent en peu de temps à force de rames l'Isle deserte de Lampedouze. Il y a dans cette Isle une Grotte où l'on voit une Chapelle dediée à la Vierge; les Vaisseaux Chrestiens que la curiosité ou la tempeste obligent d'y moüiller l'Ancre y laissent des provisions pour les Navires passagers qui en ont besoin, on tient que ceux qui ont pris quelque choses sans necessité ne peuvent sortir de l'Isle qu'ils n'ayent intention d'en rendre la valeur à Nostre-Dame de Trapano en Sicile. Les Turcs ont mesme du respect pour ce lieu & n'y ont jamais fait aucun desordre ny poursuivy les Chrestiens. Nos treize fugitifs alerent en la Chapelle rendre graces à Dieu de les avoir délivrez de leurs Ennemis & de leurs miseres. Ils y trouverent par une espece de miracle treize poissons secs avec le biscuit qui leur estoit necessaire pour continuer leur voyage & pour les nourrir un jour qu'ils demourerent dans l'Isle afin de se delasser de leurs fatigues, ils aborderent à Malte & saluerent le Grand-Maistre qui admira leur action & dit qu'il faloit avoir le coeur François pour s'exposer à de si grands perils. Aprés y avoir esté fort bien traitez par l'ordre du Grand-Maistre pendant plusieurs jours ils en partirent & tous ariverent heureusement en leur Païs. Quoy que j'eusse dessein de me rendre au plûtost en ma chere patrie, je ne pus m'empécher de voir le Desert de la Sainte Baume, & de séjourner en plusieurs Villes pour rendre les lettres des Captifs, & soliciter leurs parens de les racheter. Enfin j'arrivay en la Ville de ma naissance, où j'estois attendu de mes parens. Aprés les avoir remercié des obligations que je leur avois de ma liberté, je vins à Paris pour rendre graces à un de mes oncles auquel j'estois plus obligé, & pour executer ce que j'avois promis à Dieu, qui en estoit le premier auteur; Je me rendis Religieux dans la Congregation des RR. PP. de la Mercy, afin que dans cette Ordre, qui depuis son établissement s'est toûjours signalé par la charité qu'il font profession d'exercer envers les Captifs, je pûsse estre utile aux Chrétiens Esclaves, chargez des mesmes fers que j'avois portez pendant prés de huit années de captivité. Je ne sçaurois finir cét Ouvrage sans vous avertir, Chrétiens, que cette charité qui fait le merite des Religieux de mon Ordre, fera un jour vostre condamnation si vous n'estes touchées de la misere des Captifs. Vous avez la mesme foy & la mesme esperance que ces enfans de Saint Pierre Nolasque, pourquoy n'avez-vous pas la mesme charité? Vous sçavez que les Esclaves sont exposez sans cesse au peril de tomber dans l'infidelité, & qu'ils souffrent pour la foy tous les maux imaginables, leurs cris passent les Mers pour implorer le secours de vos aumônes; Ils vous presentent leurs chaînes pour vous émouvoir à compassion. Cependant vous demeurez insensibles à leurs gemissemens, vos dépenses superfluës triomphent de leurs larmes, & il semble que vous ayez dessein d'insulter à leurs miseres, peut-on porter l'insensibilité plus loin dans le temps mesme que Dieu vous comble de prosperitez & de benedictions? Mais vous ne triompherez pas toûjours, & vostre dureté ne demeurera point impunie; Ces cris des Captifs lassez de vous prier inutilement changeront de route, ils monteront vers le trône de Dieu, & soliciteront sa vengence contre tant d'insensibles qui laissent perir un si grand nombre d'hommes rachetez par le sang precieux de Jesus-Christ. Aprés tout, ne vous flatez pas; car il est dit dans l'écriture, que Dieu au jour terrible de son Jugement, demandera compte au frere de l'ame de son frere, qui s'est perduë par sa faute? Que répondrez vous à ce Juge severe, lorsqu'il vous demandera compte de ce Captif qui l'a renoncé dans l'esclavage, & qui l'auroit glorifié dans la liberté si vous aviez brisé ses chaînes par vos aumônes? Mais si les Chrétiens insensibles sont blâmables, quelles loüanges ne meritent point ceux qui contribüent genereusement à la liberté des Esclaves; c'est par leur secours que les R. R. P. P. de la Mercy viennent d'en racheter dans Alger cent cinquante, qui ont beaucoup souffert, à cause des revolutions arrivées en cette Ville depuis quelques années. On prie ces charitables personnes de continuer leurs aumônes en faveur des autres, qui sont demeurez dans les mesmes peines, & qui implorent leur assistance. En finissant cét Ouvrage nous avons appris avec regret que le R. P. Charles Piquet, le plus ancien Religieux de la Congregation de Paris, estoit mort à Pont-sur-Yone proche de Sens, des fatigues qu'il a souffert dans le voyage d'Alger, où il estoit allé par ordre de la Majesté, pour le Rachapt des Captifs. FIN. -------------------------- NOTES SUR LA TRANSCRIPTION On a conservé l'orthographe de l'original, avec toutes ses incohérences (notamment concernant l'usage des accents). Les coquilles les plus manifestes (interversion de lettres, etc.) ont néanmoins été corrigées. End of the Project Gutenberg EBook of L'esclave religieux et ses avantures, by Antoine Quartier *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ESCLAVE RELIGIEUX *** ***** This file should be named 26432-8.txt or 26432-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/2/6/4/3/26432/ Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.