The Project Gutenberg EBook of Recits d'un soldat, by Amedee Achard This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Recits d'un soldat Une Armee Prisonniere; Une Campagne Devant Paris Author: Amedee Achard Release Date: January 21, 2004 [EBook #10774] [Date last updated: October 4, 2004] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK RECITS D'UN SOLDAT *** Produced by Tonya Allen, Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. RECITS D'UN SOLDAT UNE ARMEE PRISONNIERE UNE CAMPAGNE DEVANT PARIS PAR AMEDEE ACHARD PARIS 1871 PREFACE Les pages qu'on va lire sont extraites d'un cahier de notes ecrites par un engage volontaire. Il n'y faut point chercher de graves etudes sur les causes qui ont amene les desastres sous lesquels notre pays a failli succomber, ni de longues dissertations sur les fautes commises. Non; c'est ici le recit d'un soldat qui raconte simplement ce qu'il a vu, ce qu'il a fait, ce qu'il a senti, au milieu de ces armees s'ecroulant dans un abime. A ce point de vue, ces souvenirs, qui ont au moins le merite de la sincerite, ont leur interet; c'est un nouveau chapitre de l'histoire de cette funeste guerre de 1870 que nous offrons a nos lecteurs. RECITS D'UN SOLDAT * * * * * PREMIERE PARTIE UNE ARMEE PRISONNIERE I Au mois de juillet 1870, j'achevais la troisieme annee de mes etudes a l'Ecole centrale des arts et manufactures. C'etait le moment ou la guerre, qui allait etre declaree, remplissait Paris de tumulte et de bruit. Dans nos theatres, tout un peuple fouette par les excitations d'une partie de la presse, ecoutait debout, en le couvrant d'applaudissements frenetiques, le refrain terrible de cette _Marseillaise_ qui devait nous mener a tant de desastres. Des regiments passaient sur les boulevards, accompagnes par les clameurs de milliers d'oisifs qui croyaient qu'on gagnait des batailles avec des cris. La ritournelle de la chanson des _Girondins_ se promenait par les rues, psalmodiee par la voix des gavroches. Cette agitation factice pouvait faire supposer a un observateur inattentif que la grande ville desirait, appelait la guerre; le gouvernement, qui voulait etre trompe, s'y trompa. Un decret appela au service la garde mobile de l'Empire, cette meme garde mobile que le mauvais vouloir des soldats qui la composaient, ajoute a l'opposition aveugle et tenace de la gauche, semblaient condamner a un eternel repos. En un jour elle passa du sommeil des cartons a la vie agitee des camps. L'Ecole centrale se hata de fermer ses portes et d'expedier les diplomes a ceux des concurrents designes par leur numero d'ordre. Ingenieur civil depuis quelques heures, j'etais soldat et faisais partie du bataillon de Passy portant le no 13. La garde mobile de la Seine n'etait pas encore organisee, qu'il etait facile deja de reconnaitre le mauvais esprit qui l'animait. Elle poussait l'amour de l'indiscipline jusqu'a l'absurde. Qui ne se rappelle encore ces departs bruyants qui remplissaient la rue Lafayette de voitures de toute sorte conduisant a la gare du chemin de fer de l'Est des bataillons composes d'elements de toute nature? Quelles attitudes! quel tapage! quels cris! A la vue de ces bandes qui partaient en fiacre apres boire, il etait aise de pressentir quel triste exemple elles donneraient. Mon bataillon partit le 6 aout pour le camp de Chalons; ce furent, jusqu'a la gare de la Villette, ou il s'embarqua, les memes cris, les memes voitures, les memes chants. Des voix enrouees chantaient encore a Chateau-Thierry. Les chefs de gare ne savaient auquel entendre, les hommes d'equipe etaient dans l'ahurissement. A chaque halte nouvelle, c'etait une debandade. Les moblots s'envolaient des voitures et couraient aux buvettes, quelques-uns s'y oubliaient. On faisait a ceux d'entre nous qui avaient conserve leur sang-froid des recits lamentables de ce qui s'etait passe la veille et les jours precedents. Un certain nombre de ces enfants de Paris avaient execute de veritables razzias dans les buffets, ou tout avait disparu, la vaisselle apres les comestibles; les plus facetieux emportaient les verres et les assiettes, qu'ils jetaient, chemin faisant, par la portiere des wagons; histoire de faire du bruit et de rire un peu. Des courses impetueuses lancaient les officiers zeles a la poursuite des soldats qui s'egaraient dans les fermes voisines, trouvant drole "de cueillir ca et la" des lapins et des poules. On se mettait aux fenetres pour les voir. A mon arrivee a Chalons, la gare et les salles d'attente, les cours, les hangars, etaient remplis d'eclopes et de blesses couches par terre, etendus sur des bancs, s'appuyant aux murs. La etaient les debris vivants des meurtrieres rencontres des premiers jours: dragons, zouaves, chasseurs de Vincennes, turcos, soldats de la ligne, hussards, lanciers, tous haves, silencieux, mornes, trainant ce qui leur restait de souffle. Point de paille, point d'ambulance, point de medecins. Ils attendaient qu'un convoi les prit. Des centaines de wagons encombraient la voie. Il fallait dix manoeuvres pour le passage d'un train. Le personnel de la gare ne dormait plus, etait sur les dents. Au moment ou nous allions quitter Paris, nous avions eu la nouvelle de ces defaites, sitot suivies d'irreparables desastres. Maintenant j'avais sous les yeux le temoignage sanglant et mutile de ces chocs terribles au devant desquels on avait couru d'un coeur si leger. Mon ardeur n'en etait pas diminuee; mais la pitie me prenait a la gorge a la vue de ces malheureux, dont plusieurs attendaient encore un premier pansement. Quoi! tant de miseres et si peu de secours! Le chemin de fer etabli pour le service du camp emmena les mobiles au Petit-Mourmelon, d'ou une premiere etape les conduisit a leur campement, le sac au dos. Pour un garcon qui, la veille encore, voyageait a Paris en voiture et n'avait fatigue ses pieds que sur l'asphalte du boulevard, la transition etait brusque. Ce ne fut donc pas sans un certain sentiment de bonheur que j'apercus la tente dans laquelle je devais prendre gite, moi seizieme. L'espace n'etait pas immense, et quelques vents coulis, qui avaient, quoique au coeur de l'ete, des fraicheurs de novembre, passaient bien par les fentes de la toile et les interstices laisses au ras du sol; mais il y avait de la paille, et, serres les uns contre les autres, se servant mutuellement de caloriferes, les mobiles, la fatigue aidant, dormirent comme des soldats. Aux premieres lueurs du jour, un coup de canon retentit: c'etait le reveil. Comme des abeilles sortent des ruches, des milliers de mobiles s'echappaient des tentes, en s'etirant. L'un avait le bras endolori, l'autre la jambe engourdie. Le concert des plaintes commenca. L'element comique s'y melait a haute dose; quelques-uns s'etonnerent qu'on les eut reveilles si tot, d'autres se plaignirent de n'avoir pas de cafe a la creme. Au nombre de ces conscrits de quelques jours si meticuleux sur la question du confortable, j'en avais remarque un qui, la veille au soir, avait paru surpris de ne point trouver de souper dresse sous la tente. --A quoi songe-t-on?--s'etait-il ecrie. Les yeux ouverts, sa surprise devint de l'indignation. Le dejeuner n'arrivait pas. --Si c'est comme cela qu'on nous traite, murmura-t-il, que sera-ce en campagne? Je ne doutais pas que ce ne fut quelque fils de famille, comte ou marquis, tombe du faubourg Saint-Germain en pleine democratie. Un camarade discretement interroge m'apprit que le gentilhomme inconnu s'essayait la veille encore dans l'art utile de tirer le cordon. C'est, au reste, une remarque que je n'eus pas seul occasion de faire. Les exigences des mobiles de Paris croissaient en raison inverse des positions qu'ils avaient occupees: tous ceux qui avaient eu les carrefours pour residence et les mansardes pour domicile poussaient les hauts cris. Le menu du soldat leur paraissait insuffisant; les objets de campement ne venaient pas de chez le bon faiseur. Le spectacle que presentait le camp de Chalons aux clartes du matin ne manquait ni de grandeur, ni de majeste. Aussi loin que la vue pouvait s'etendre, les cones blancs des tentes se profilaient dans la plaine. Leurs longues lignes disparaissaient dans les ondulations du terrain pour reparaitre encore dans les profondeurs de l'horizon. Un grouillement d'hommes animait cette ville mouvante dont un poete de l'antiquite aurait dit qu'elle renfermait le printemps de la grande ville: triste printemps qui avait toutes les lassitudes et la secheresse de l'hiver avant d'avoir donne la moisson de l'ete! Mais, si le camp avait cette grace imposante qui se degage des grandes lignes, il presentait des inconvenients qui en diminuaient les charmes pittoresques. Des vents terribles en parcouraient la vaste etendue et nous aveuglaient de tourbillons de poussiere; a la chaleur accablante du jour succedaient les froids penetrants des nuits. Une rosee abondante et glaciale mouillait les tentes, et, si l'on ne respirait pas au coucher du soleil, le matin on grelottait. --Le gouvernement sait bien ce qu'il fait, disaient les mobiles; nous sommes republicains, il nous tue en detail! Le premier coup de canon tire, la vie militaire s'emparait du camp. Les tambours battaient, les clairons sonnaient, et les officiers qui avaient eu cette chance heureuse d'attraper des fusils pour leurs bataillons, s'efforcaient d'enseigner a leurs hommes l'exercice qu'ils ne savaient pas. On voyait bon nombre de compagnies ou, les fusils a tabatiere manquant, on s'exercait avec des batons. Les mobiles qui n'avaient que leur paye vivaient de l'ordinaire du soldat. Quant aux fils de famille, ils se reunissaient au Petit-Mourmelon, ou l'on trouvait un peu de tout, depuis des pates de foie gras et du vin de Champagne pour les gourmets jusqu'a des cuvettes pour les delicats. Je devais une visite au Petit-Mourmelon; la regnait le tapage en permanence. Qu'on se figure une longue rue dont les bas cotes offraient une serie interminable de cabarets, de guinguettes, d'hotels garnis, de boutiques louches, de magasins borgnes, de cafes et de restaurants, entre lesquels s'agitait incessamment une cohue de kepis et de tuniques, de pantalons rouges et de galons d'or. On y faisait tous les commerces, la traite des montres et l'escompte des lettres de change. Ca et la, on jouait la comedie; dans d'autres coins, on dansait. Ce Petit-Mourmelon, qui etait dans le camp comme une verrue, n'a pas peu contribue a entretenir et a developper l'indiscipline. On y prenait des lecons de dissipation et d'ivrognerie. On s'entretenait encore a l'ombre de ces etablissements interlopes de l'accueil insolent que les bataillons de Paris avaient fait a un marechal de France. Des ames de gavroches s'en faisaient un sujet de gloire. Peut-etre aurait-il fallu qu'une main de fer pliat ces caracteres qu'on avait eleves dans le culte de l'insubordination; on eut le tort de croire que l'indulgence porterait de meilleurs fruits. Un coeur un peu bien place et sur lequel pesait le sang repandu a Reichshoffen devait etre bien vite degoute de cette platitude et de ces criailleries. Parmi les jeunes gens que j'avais connus a Paris, et qui faisaient comme moi leur apprentissage du metier des armes, beaucoup ne se genaient pas pour manifester leurs sentiments d'indignation et souffraient de leur inutilite. L'uniforme que je portais devenait lourd a mes epaules. Sur ces entrefaites, j'entendis parler du 3e zouaves, dont les debris ralliaient le camp de Chalons. Le colonel, M. Alfred Bocher, se trouvait parmi les epaves du plus brave des regiments. Je l'avais connu dans mon enfance, mon parti fut pris sur-le-champ. Il ne s'agissait plus que de decouvrir le 3e zouaves et son colonel. Quiconque n'a pas vu le plateau de Chalons peut croire que la decouverte d'un regiment est une chose aisee; mais, pour l'atteindre, il faut avoir la patience d'un voyageur qui poursuit une tribu dans les interminables prairies du _Far-West_. C'etait au moment ou le marechal de Mac-Mahon, plein d'une incommensurable tristesse, rassemblait l'armee qui devait disparaitre a Sedan apres avoir combattu a Beaumont. Partout des soldats et des tentes partout: un desert peuple de bataillons. Deja se formait ce groupe enorme d'isoles qui allait toujours grossissant. Les defaites des jours precedents elargissaient cette plaie des armees en campagne. Ils formaient un camp dans le camp. Des tentes d'un regiment de ligne, je passais aux tentes d'un bataillon de chasseurs de Vincennes; je tombais d'un escadron de cuirassiers dans un escadron de hussards; je me perdais entre des batteries dont les canons luisaient au soleil. Si je demandais un renseignement, je n'obtenais que des reponses vagues. Enfin, apres trois ou quatre heures de marche dans cette solitude animee par le bruit des clairons, j'arrivai au campement du 3e zouaves. Quelques centaines d'hommes y etaient reunis portant la veste au tambour jaune. Quand il avait quitte l'Afrique, le regiment comptait pres de trois mille hommes. Le colonel Bocher etait la, assis sur un pliant, entoure de trois ou quatre officiers a qui des bottes de paille servaient de sieges. Je me nommai, et presentai ma requete. --Savez-vous bien ce que vous me demandez? dit-il alors; c'est une longue suite de miseres, de fatigues, de souffrances. Tous les soldats les connaissent: mais au 3e zouaves ce sont les compagnons de tous les jours. Mon regiment a une reputation dont il est fier, mais qui lui vaut le dangereux honneur d'etre toujours le premier au feu. Si vous cedez a une ardeur juvenile, prenez le temps de reflechir. Ma resolution etait bien arretee, le colonel ceda. Il me remit une carte avec quelques mots ecrits a la hate, par lesquels il m'autorisait a faire partie des compagnies actives sans passer par les lenteurs et les ennuis du depot, et me congedia. Peu de jours apres, j'etais a Paris, ou je n'avais plus qu'a m'enroler et a m'equiper. C'etait plus difficile que je ne pensais. Rien n'avait ete change pour rendre plus rapides et plus faciles les engagements. Aucun tailleur de Paris n'a jamais employe ses ciseaux et ses aiguilles a couper et a coudre des vetements de zouave. Quant au tailleur officiel du regiment, il habitait Mostaganem; enfin, toutes les difficultes vaincues, ma veste sur le dos et ma feuille de route dans la poche, le 28 aout, en qualite de zouave de deuxieme classe au 3e regiment, je partis pour Rethel avec un billet qui ne me garantissait le voyage que jusqu'a Reims. Je n'avais d'ailleurs ni fusil, ni cartouches. Tout mon bagage se composait d'un tartan qui renfermait deux chemises de flanelle, trois ou quatre paires de chaussettes de laine et quelques mouchoirs. Ma fortune etait cachee dans une ceinture, ou, en cherchant bien, on eut trouve un assez bon nombre de pieces d'or. Il y avait dans le compartiment dans lequel j'etais monte, une femme enveloppee d'un manteau qui pleurait sous son voile et un ingenieur qui prenait des notes. Ma voisine m'apprit entre deux sanglots qu'elle avait un fils et un frere a l'armee. Elle n'en avait point de nouvelles depuis quinze jours. L'ingenieur voyageait pour la destruction des oeuvres d'art, telles que viaducs, ponts et tunnels. Il en avait une centaine a faire sauter. C'etait une mission de confiance. Son crayon voltigeait sur le calepin et il honorait quelquefois son voisin d'un sourire modestement orgueilleux. La guerre et ses consequences, la guerre et ses probabilites faisaient tous les frais de la conversation. On n'avait rien a apprendre et on parlait toujours. Chaque voyageur qui montait apportait son contingent de nouvelles. La plupart reposaient sur des renseignements fournis par le hasard. Ils ne mentaient pas moins que les depeches. Le blame avait plus de part a l'entretien que l'eloge. L'un attaquait l'etat-major, un autre l'intendance. On improvisait des plans de campagne magnifiques qui n'avaient d'autre defaut que d'etre impraticables. Leurs auteurs retournaient a leurs affaires ca et la; celui-la dans son chateau, celui-ci dans sa boutique. A la station de Reims, ou l'on n'attendait pas encore le roi Guillaume, tous mes compagnons de route descendirent. Un officier d'artillerie, qui semblait avoir fait cent lieues a travers champs, monta, etendit ses jambes crottees sur les coussins, soupira, se retourna, et se mit a ronfler comme une batterie. Vers deux heures du matin, le convoi s'arreta a Rethel. Il ne s'agissait plus maintenant que de decouvrir le 3e zouaves. Il pleuvait beaucoup, et la ville etait encore dans l'epouvante d'une visite qu'elle avait recue la veille. Quatre uhlans avaient pris Rethel; mais, trop peu nombreux pour garder cette sous-prefecture, ils etaient repartis comme ils etaient arrives, lentement, au pas. Tout en discutant les chances du retour des quatre uhlans avec l'aubergiste qui m'avait accorde l'hospitalite d'une chambre et d'un lit, j'appris que le 3e zouaves etait parti depuis trois jours. Personne ne savait ou il etait alle. Je voulais a la fois des renseignements et un fusil. La matinee s'ecoula en recherches vaines. Point d'armes a me fournir, aucune information non plus. Sur enfin que le chemin de fer ne marchait plus, et bien decide a rejoindre mon regiment, j'obtins d'un loueur une voiture avec laquelle il s'engageait a me faire conduire a Mezieres. II Nous n'avions pas fait un demi-kilometre sur la route de Mezieres, que deja nous rencontrions des groupes de paysans marchant d'un air effare. Quelques-uns tournaient la tete en pressant le pas. Leur nombre augmentait a mesure que la voiture avancait. Bientot la route se trouva presque encombree par les malheureux qui poussaient devant eux leur betail, et fuyaient en escortant de longues files de charrettes sur lesquelles ils avaient entasse des ustensiles, quelques provisions et leurs meubles les plus precieux. Les femmes et les enfants, assis sur la paille et le foin, pleuraient et se lamentaient. Je pensai alors aux chants qui avaient salue la nouvelle de la declaration de guerre, a l'enthousiasme nerveux de Paris, a cette fievre des premiers jours. J'etais non plus a l'Opera, mais au milieu de campagnes desolees que leurs habitants abandonnaient. La ruine et l'incendie les balayaient comme un troupeau. L'un de ces fugitifs que je questionnai au passage, me repondit que les Prussiens arrivaient en grand nombre: ils avaient coupe la route entre Mezieres et Rethel, et me conseilla de rebrousser chemin. Cela dit, il reprit sa course. De sourdes et lointaines detonations pretaient une eloquence plus serieuse au discours du paysan: c'etait la voix grave du canon qui tonnait dans la direction de Vouziers. Je ne l'avais jamais entendue qu'a Paris pendant les rejouissances des fetes officielles. Elle empruntait au silence des campagnes et au spectacle de cette route ou fuyait une foule en desordre, un accent formidable qui faisait passer un frisson dans mes veines. Plus tard je devais me familiariser avec ce bruit. Une ferme brulait aux environs, et l'on n'avait besoin que de se dresser un peu pour apercevoir derriere les haies les coureurs francais et prussiens qui echangeaient des coups de fusil. A six heures du soir, la voiture atteignit les portes de Mezieres. Mon premier soin fut de me rendre a la place ou je voulais, comme a Rethel, obtenir tout a la fois un fusil et des renseignements sur le 3e zouaves; mais le desordre et le trouble que j'avais deja remarques a Rethel n'etaient pas moindres a Mezieres. Un employe pres duquel je parvins a me glisser apres de longs efforts, me jura, sur ses dossiers, que personne dans l'administration ne savait ou pouvait camper dans ce moment le regiment que je cherchais. Il n'y avait plus qu'a trancher la question du fusil. Mon insistance parut etonner beaucoup l'honnete bureaucrate. Prenant alors un air doux: --Je comprends votre empressement a servir votre pays, reprit-il, c'est pourquoi je vous engage a partir pour Lille. --Pour Lille! pour Lille en Flandres? --Oui, monsieur, Lille, departement du Nord, ou l'on forme un regiment qui sera compose d'elements divers tres-bien choisis. Vous y serez admis d'emblee, et la certainement vous trouverez enfin ce fusil qu'on n'a pu vous procurer ni a Rethel, ni a Mezieres. D'ailleurs il y a des ordres. L'entretien etait fini; la voix de l'autorite venait de se faire entendre. Pour un volontaire qui avait reve de se trouver en face des Prussiens quelques heures apres son depart de Paris, elle n'etait ni douce, ni consolante. Au lieu de la bataille, le depot! L'oreille basse, je poussai devant moi tristement a travers les rues. Des militaires portant tous les uniformes les encombraient, allant et venant, sortant du cabaret pour entrer chez les marchands de vin. Il y avait comme du desenchantement dans l'air. A la nuit tombante, un passant m'indiqua la rue que designait mon billet de logement, et je ne tardai pas a frapper a la modeste porte de la maison ou je devais passer la nuit. Une servante, sa chandelle a la main, me conduisit dans une espece de galetas dont un vieux lit mal equilibre occupait tout le plancher. Ce n'etait pas l'heure de faire des reflexions. La fatigue, du reste, avait la parole, et non plus la delicatesse. Cinq minutes apres je dormais tout habille. Vers deux heures du matin cependant, une tempete de fanfares eclata. Je sautai sur mes pieds et courus vers le palier. Une servante qui regardait par une lucarne se retourna.--C'est le prince imperial qu'on eveille, me dit-elle. Les trompettes sonnaient partout le boute-selle pour un depart qui ne devait point avoir de retour. Des cavaliers passaient au galop dans la rue; les escadrons se rangeaient en ordre de marche; un cliquetis d'armes s'eleva mele au roulement lointain d'une voiture, puis tout s'eteignit: l'heritier d'un empire s'en allait vers l'abime! Le train qui devait partir a six heures de la station de Charleville n'etait pas encore forme au moment ou j'arrivai. La gare etait remplie de soldats fievreux et fourbus ou l'on comptait non moins de trainards que de malades, et que l'administration aux abois versait dans les depots du Nord et les divers hopitaux qui pouvaient disposer de quelques lits encore. Les wagons ne furent pleins qu'a neuf heures. On y entassait les debris de vingt regiments. A neuf heures et demie, la locomotive s'ebranla lourdement. On voyait ca et la des grappes de pantalons garance sur les plates-formes et les marchepieds, ceux-ci debout, ceux-la couches. De temps a autres, des convois charges de soldats, de canons et de chevaux saluaient au passage le convoi qui s'eloignait de Mezieres. C'etait l'armee du general Vinoy, qui allait appuyer l'armee du marechal Mac-Mahon, et qui devait presque aussitot battre en retraite et s'enfermer dans Paris. Un de ces convois s'arreta a la station de Harrison vers deux heures en meme temps que celui sur lequel j'etais monte. On causa de wagon a wagon entre cavaliers et fantassins; c'est ainsi que j'appris qu'un detachement du 3e zouaves venait de prendre place dans un train montant, et ne devait pas tarder a passer. Je resolus d'attendre l'arrivee de mes camarades inconnus. Au bout de quatre heures, le detachement du 3e zouaves parut enfin. D'un bond je m'elancai aupres du lieutenant qui le commandait. --Monsieur? lui dis-je. --On m'appelle mon lieutenant, repliqua l'officier d'un ton sec; puis me regardant le sourcil deja fronce: --Que voulez-vous? et surtout soyez bref. Je lui exposai ma demande en termes nets et precis. --Montez! dit le lieutenant. Je pris subitement place dans un wagon ou quinze zouaves allongeaient leurs guetres. Des regards curieux se dirigerent vers le nouveau-venu, qui melait tout a coup sa jeune barbiche au rassemblement farouche de ces moustaches rouges et noires. L'instant etait critique: il y avait la un ecueil a franchir. Une magnifique pipe que je tirai et que j'offris tour a tour a chacun me gagna le coeur de mes compagnons de route. En signe d'adoption, ils me tutoyerent spontanement. Vers dix heures du soir, le train s'arreta a Charleville: le detachement des zouaves quitta les wagons, et vint camper sur une promenade au-dessus de la station. L'influence de la pipe, dont le tuyau d'ambre sortait de ma poche, me permit l'entree d'une tente ou l'hospitalite la plus cordiale m'accueillit sur un pan de gazon. Mon tartan, que je n'avais pas quitte depuis mon depart de Paris, me servit de matelas et de couverture, et je m'endormis entre mes camarades. Lorsque par hasard j'entrouvrais les yeux, et qu'a la lueur pale de quelques tisons brulant ca et la j'apercevais ce pele-mele de jambes enfouies dans d'immenses culottes, et de tetes cachees a demi sous le fez rouge, des rires silencieux me prenaient. Je fus reveille par la rosee qui transpercait mes vetements et me glacait. Les zouaves, qui, dans des attitudes diverses, ronflaient sous la tente, secouerent leurs oreilles comme des chiens qui viennent de recevoir une ondee, et, sifflant des airs bizarres meles de couplets saugrenus, se mirent en devoir de plier les tentes et de faire les sacs pour etre prets a partir au premier signal. Je m'employai avec eux tant bien que mal. Allant et venant, je fis la decouverte d'un superbe capuchon de drap tout neuf qui gisait sur l'herbe et semblait orphelin. Je soulevai le capuchon, l'examinai, et ne put lui refuser les louanges qu'il meritait au double point de vue de la solidite et de la conservation. --A qui le capuchon? m'ecriai-je en le tenant suspendu au bout de mon bras. --A toi, parbleu! s'ecria un vieux zouave chevronne jusqu'a l'epaule. Je le regardai un peu surpris. --Tu ne comprends donc pas? reprit-il; c'est pourtant bien clair. Tu as droit a un capuchon et tu n'en as pas, ce qui est la faute du gouvernement; cependant en voici un qui se balance entre tes doigts. Quelqu'un le reclame-t-il? non; ma conclusion est qu'il t'appartient. Et toujours parlant il m'en coiffa. Un coup de clairon retentit. --C'est l'assemblee qui sonne, ajouta-t-il, en route a present, le lieutenant n'aime pas qu'on le fasse attendre. A sept heures et demie, un train prit le detachement, et la locomotive courut sur la voie qui aboutissait a Sedan. Ici le verbe courir doit se prendre dans le sens le plus modeste. Le convoi marchait, parfois meme il se trainait. D'une main, le mecanicien, debout sur sa machine, serrait le frein; du regard, il sondait l'horizon. On ne savait pas au juste ou etaient les Prussiens, et a toute minute on craignait de trouver la voie coupee. Tout a cote des rails, en contre-bas, filait une route sur laquelle passaient en toute hate des familles de paysans chassees par la peur et le desespoir. Des femmes qui pleuraient portaient des petits enfants. Ces malheureux pressaient la fuite de quelques bestiaux. On entendait le grincement des charrettes toutes chargees de ce qu'ils avaient pu sauver. Des detonations roulaient dans la campagne. On voyait ca et la, au-dessus des haies, des panaches de fumee blanche; toutes les tetes etaient aux portieres. Le convoi allait au devant de la bataille. Un melange d'angoisse et d'impatience m'agitait. En ce moment, un zouave parut sur le marchepied, et avertit ses camarades, de la part du lieutenant, qu'ils devaient se tenir prets a tirer. En un clin d'oeil, tous les chassepots furent charges et armes. Le wagon s'en trouva herisse, et la locomotive prit une allure plus rapide. On n'apercevait au loin que quelques groupes noirs ondulant dans la plaine. Des yeux percants croyaient y reconnaitre le casque a pointe des Prussiens. Tout a coup un obus parti d'un point invisible s'enfonca dans le remblai du chemin de fer; un autre, qui le suivait, ecorna l'angle d'un wagon. Le convoi en fut quitte pour la secousse. Les zouaves repondirent a cette agression par quelques coups de fusil tires dans la direction des masses noires qu'on voyait au loin. Une heure apres, le convoi etait en vue de Sedan, et s'arretait bientot a la gare, qui est situee a un kilometre a peu pres du corps de place. Deja les bataillons prussiens couronnaient certaines hauteurs voisines. Les promenades qui m'avaient fatigue a Mezieres et a Rethel m'attendaient a Sedan. J'avais a peine fait quelques pas dans la ville, qu'un fourrier de zouaves m'engagea, ainsi que plusieurs de mes camarades, a retourner a la gare, ou des caisses de fusils etaient arrivees, disait-il. Je m'y rendis en courant. A la gare, point de caisses et point de fusils, mais des amas de pains et des monceaux de sacs remplis de biscuits. Je regardai le fourrier. --Vous n'y comprenez rien, n'est-ce pas? me dit-il en riant: ne me fallait-il pas des hommes de bonne volonte pour enlever ces provisions? M'auriez-vous suivi, si je ne vous avais pas promis des armes? Il n'y avait rien a repliquer a ce raisonnement. Ployant bientot sous le poids du sac et portant un pain sous chaque bras, je repris le chemin de Sedan, ou mon detachement avait ordre d'attendre sur la place Stanislas. Un ordre vint en effet qui le fit retourner a la porte de Paris, par laquelle il etait entre. Une rumeur effroyable remplissait la ville. Des aides de camp circulaient, des estafettes passaient portant des depeches, des groupes se formaient au coin des rues; un homme vint criant qu'on avait remporte une grande victoire. Quelques incredules hocherent la tete. Une canonnade furieuse ne cessait pas de retentir dans la direction nord-est de Sedan. On avait le sentiment qu'une partie formidable se jouait de ce cote-la. Toutes les oreilles etaient tendues, tous les coeurs oppresses. Brusquement un sergent me tira de mon repos, et, faisant l'appel des hommes qui n'etaient pas armes, me conduisit avec quelques-uns de mes camarades a la citadelle, ou enfin on nous distribua des fusils. Le commandant de place, qui assistait a cette distribution, fit aux zouaves une courte allocution pour les engager a s'en bravement servir, et au pas gymnastique le sergent nous ramena a la porte de Paris, ou l'on se disposait a recevoir une attaque. Des bourgeois effares allaient et venaient. Il y avait de grands silences interrompus par de sourdes detonations. Un cortege passa portant un uhlan a moitie mort couche sur deux fusils. De ces etres abrutis et vils comme il s'en trouve dans toutes les foules, se ruerent autour de la civiere en criant et vociferant. Le visage pale du blesse ne remua pas; peut-etre n'entendait-il plus ces insultes. Sur sa poitrine ensanglantee, et que laissait voir sa chemise entr'ouverte, pendait une plaque de cuir dont la vue m'intrigua beaucoup. Etait-ce, comme quelques-uns le supposaient, une espece de cuirasse destinee a proteger les soldats du roi Guillaume contre les balles des fusils francais? Etait-ce plus simplement une sorte d'etiquette solide sur laquelle etaient inscrits le numero matricule du combattant, avec ceux du regiment, du bataillon et de la compagnie, et qui devait le faire reconnaitre en cas de mort? III Le bruit du canon qui grondait toujours ne me permit pas d'approfondir plus longtemps cette question. Un sergent disposait nos hommes le long du mur d'enceinte, de cinq metres en cinq metres, en nous recommandant de ne pas tirer sans voir et sans bien viser. Il etait a peu pres six heures du soir quand je pris possession du poste qui m'avait ete assigne. On nous avait prevenus que nous serions releves a minuit: c'etait une faction de six heures pour mes debuts; mais j'avais un bon chassepot a la main, tout battant neuf, et je n'aurais pas troque mon coin ou soufflait la bise contre un fauteuil d'orchestre a l'Opera. Mes camarades et moi, nous etions tous couches sur le rempart dans l'herbe et la rosee, observant un silence profond et l'oeil au guet. Mon attention etait quelquefois distraite par des mouvements qui se faisaient autour de nous. Deux compagnies de lignards firent abaisser le pont-levis, et filerent, l'arme sur l'epaule, vers la gare du chemin de fer, ou elles allaient prendre une grand'garde. On entendait leur pas dans l'ombre, et leur masse noire s'effacait lentement dans une sorte d'ondulation cadencee. Le froid penetrant de la nuit se faisait sentir. Mes vetements de laine et mon capuchon lui-meme s'imbibaient de rosee; des frissons me couraient sous la peau. Dix heures sonnerent, puis onze. Rien ne bougeait dans la plaine. Mes yeux se fatiguaient a regarder la nuit. Je me serais peut-etre endormi sans le froid glacial qui, du bout de mes pieds trempes dans l'eau, montait jusqu'a mes epaules. A droite et a gauche, les corps inertes de mes compagnons de garde s'allongeaient pesamment dans le gazon terne et detrempe. De temps a autre, des monosyllabes rudes sortaient de leurs levres, puis tout rentrait dans le silence. Minuit arriva; toutes les oreilles en compterent les douze coups. Mon enthousiasme s'etait adouci. Plusieurs d'entre nous tournerent la tete du cote par lequel nous etions venus. Rien n'y parut. Quand la demie tinta: --A present, murmura l'un de mes voisins que l'experience avait rendu sceptique, ce sera comme ca jusqu'a demain. Il ne se trompait pas. A six heures du matin, nous etions encore immobiles aux memes places. Pour secouer la somnolence qui faisait parfois tomber nos paupieres alourdies, nous avions la distraction de quelques alertes. Ainsi, par exemple, vers une heure, des mobiles campes dans notre voisinage, entendant marcher, sauterent sur leurs faisceaux, crierent aux armes a tue-tete, et commencerent un feu violent. Les officiers exasperes couraient partout en criant: Ne tirez pas! ne tirez pas! mais les fusils partaient toujours. Ce beau tapage dura cinq minutes. Il s'agissait tout simplement d'une compagnie de ligne qui rentrait apres une reconnaissance. Un malheureux caporal fut victime de cette fausse alerte. Il y eut encore deux ou trois algarades semblables. La derniere me laissa sans emotion. Vers quatre heures et demie du matin, aux premieres lueurs du jour, partit un coup de canon tire des remparts de Sedan. Ce premier coup de canon marquait le commencement d'une journee qui devait compter parmi les plus irreparables desastres. Bientot des decharges violentes suivirent cette premiere detonation. Je regardais, dans l'ombre qui s'eclairait, les rayons rouges de ces coups de feu retentissants. Deja mon oreille etait faite a ce bruit terrible. Appuye sur le coude, j'en ecoutais le grondement, qui ne cessait plus et redoublait d'intensite en se rapprochant. La bataille faisait rage. Cette fois j'y avais ma place marquee d'avance. Vers six heures, on vint relever le detachement qui avait passe la nuit sur le rempart. --C'est le moment de casser une croute, me dit le sergent, depeche-toi; tout a l'heure il va faire chaud. Je ne me le fis pas dire deux fois, et, prenant ma course du cote de la ville, tout en cherchant une auberge, j'apercus dans le _Cafe de la Comedie_, sur la place Stanislas, six officiers superieurs qui jouaient au billard. Ils faisaient des carambolages, et semblaient s'amuser beaucoup tandis que des boulets prussiens frappaient les murailles voisines. J'avais avale je ne sais quoi, je ne sais ou, en quatre minutes, et retournai, toujours courant, a la porte de Paris, ou tout de suite je fus mis de garde avec un autre zouave en dehors du pont-levis. Mon lieutenant,--je ne l'appelais plus monsieur,--nous avait donne pour consigne d'empecher tout individu de passer le pont et meme de se presenter de l'autre cote du fosse. Le bombardement de la ville venait de commencer: les obus sifflaient et tombaient ca et la avec ce bruit strident qu'on n'oublie jamais. C'etait la premiere fois que je voyais le feu, je n'etais pas completement rassure. Mon coeur battait a coups profonds, et malgre moi je serrai la batterie de mon chassepot tout arme d'une main nerveuse. Ceux qui jurent qu'aucune emotion ne les a effleures dans un tel moment me laissent des doutes sur leur franchise. Peut-etre ont-ils plus d'orgueil que de sincerite; peut-etre aussi ont-ils cet avantage d'etre petris d'un limon particulier. Quant a moi, sans que la pensee de deserter mon poste me vint un instant a l'esprit, j'etais en proie a des sensations indefinissables et complexes ou l'inquietude et la curiosite avaient une egale part. Les obus broyaient la pierre des murailles ou fouettaient l'eau des fosses. Les eclats volaient partout. Une piece de canon placee sur le rempart, un peu a gauche de la porte, repondait aux batteries prussiennes avec une rapidite et une precision qui attirerent bientot leur attention de son cote. Une grele de projectiles mit hors de service quelques artilleurs. Il etait clair que les ennemis s'appliquaient a eteindre le feu de leur piece. Ils y reussirent bientot sans merite aucun. Le pauvre canon se tut de lui-meme faute de munitions. L'un des artilleurs qui restaient debout jeta son ecouvillon avec rage; un autre se croisa les bras sur la poitrine, quelques-uns se retirerent lentement poursuivis par les obus. Pendant ce duel inegal, j'allais et venais devant mon pont-levis. Les obus et les boulets, qui tout a l'heure arrivaient seuls, etaient maintenant accompagnes d'une pluie de balles qui s'aplatissaient en aureole contre les murailles, ou ricochaient sur le fer des garde-fous avec un petillement qui agacait mes oreilles. Nous etions, mon camarade et moi, en sentinelle sur le bord du fosse, comme des cibles vivantes contre lesquelles des Bavarois qui venaient de s'emparer de la gare exercaient leur adresse. Ils y mettaient une grande activite. Jusqu'alors leur precipitation meme nous avait preserves; mais l'un d'eux ne pouvait-il pas rectifier son tir et atteindre enfin le point de mire offert a leurs coups? Nous n'echangions pas un mot, nos regards parlaient pour nous. Deux ou trois jets de poussiere arraches par des balles a la crete du fosse avaient deja vole sur mes jambieres, lorsque le lieutenant, tout en laissant le pont-levis abaisse, nous fit rentrer sous le rempart. Un soupir d'allegement, je l'avoue, souleva ma poitrine. Cela fait, il demanda trente hommes de bonne volonte pour occuper les creneaux de l'avancee au dela du pont-levis. En ce moment, la route par laquelle il fallait necessairement passer etait balayee par une pluie d'obus et de balles qui en labouraient le sol et les abords. Cinquante zouaves se presenterent, et les trente premiers s'elancerent au pas de course. Retenu sous la voute par la consigne, je les regardai partir. J'avais le coeur serre: il me semblait qu'aucun d'eux ne pourrait traverser cet ouragan de fer et de plomb; mais deja leur course furieuse les avait portes aux creneaux. Deux ou trois gisaient par terre; un autre se debattait dans le fosse. A peine accroupis a leur poste d'observation, ils rendaient balle pour balle. On tirait aussi de dessus les remparts, ou des compagnies de mobiles etaient alignees; malheureusement tous les coups, dans la precipitation du feu, ne portaient pas sur les Prussiens. Quelques-uns frappaient autour des creneaux; un zouave atteint entre les epaules, resta sur place. La fusillade ne faisait plus qu'un long roulement etouffe par les decharges de l'artillerie. Le lieutenant fit sonner la retraite. Il fallait de nouveau passer le pont-levis ou le tourbillon des projectiles s'abattait. Un elan ramena les volontaires qui avaient si bravement fait leur devoir; mais leur groupe vaillant paya sa dime a la mort. J'en vis tomber trois encore, et le reste disparut sous la voute: ma gorge etait prise comme dans un etau. Mon tour de servir etait venu. Sur un signe du lieutenant, et a l'instant meme ou les derniers zouaves passaient sur le tablier du pont-levis, je m'elancai avec cinq ou six camarades completement en dehors et me suspendis aux chaines du pont qu'il s'agissait de relever. Les Prussiens, qui n'etaient plus tenus en respect, se precipiterent du cote des palissades et firent un feu d'enfer. Je ne voyais plus. Autour de cette grappe d'hommes qui pesaient de toutes leurs forces sur les deux chaines, les balles tracaient un cercle en s'aplatissant contre le mur. Il me semblait que huit ou dix allaient me traverser le corps. Elles ricochaient partout; leur choc contre la pierre et le fer ne s'en detachait pas en coups isoles, mais faisait un bruissement continuel. Je m'etonnais de la pesanteur du pont, bien que j'eusse mis a l'epreuve la solidite de mes muscles, et de la lenteur maladroite des chaines a glisser dans leurs ramures, et cependant cette operation qui me paraissait interminable ne dura pas plus de quinze secondes. Quand les balles trouerent le lourd bouclier qui fermait la voute, je me secouai: je n'avais pas une egratignure. Aucun de mes camarades non plus n'avait ete touche. --C'est la chance, murmura un caporal qui s'essuyait le front. Un de mes voisins me tapa sur l'epaule, et m'engagea a le suivre sur le rempart. --Tu comprends, me dit-il, qu'il n'y a plus rien a faire ici; la-haut, nous verrons tout: ce doit etre drole. Cette derniere observation me decida. On avait bien la-haut, comme disait le zouave, l'inconvenient des obus qui tombaient ca et la; mais on pouvait aisement se defiler des balles. Je m'etendis sur l'herbe, et me mis a fumer quelques cigarettes, tout en ne perdant aucun detail du spectacle que j'avais sous les yeux. Des nuages de fumee montaient dans l'air, des fermes brulaient; on distinguait des ondulations noires parmi les champs. Ca et la, des hommes isoles couraient. Des masses profondes s'avancaient au loin. --Ca, c'est l'infanterie, me dit mon voisin, qui savourait ma pipe... Ces gueux-la en ont des tas. Il s'interrompit pour m'emprunter une pincee de tabac, et, allongeant le bras dans la direction d'un hameau: --Cette poussiere qui roule tout la-bas, c'est des uhlans; plus on en tue, plus il y en a. J'etais sur mon rempart comme dans une stalle d'orchestre; mais les drames militaires que j'avais vus au theatre ne m'avaient donne qu'une mediocre idee du spectacle terrible dont les scenes se deroulaient sous mes yeux: je ne comptais plus les cadavres epars dans les champs. Quelque chose qui se passait a ma gauche me fit tout a coup me relever a demi. Sur un plateau qui s'etend au-dessus de Sedan et qui fait face a la Belgique, un regiment de cuirassiers lance au galop executait une charge. Les rayons du soleil frappaient leur masse eclatante. Les cuirasses semblaient en flammes: c'etait comme une nappe d'eclairs qui courait. On voyait leurs sabres etinceler parmi les casques. L'avalanche des escadrons tombait sur les lignes noires de l'infanterie bavaroise, lorsque les batteries prussiennes apercurent nos cuirassiers. Soudain le vol des obus qui battait le rempart passa avec un bruit strident au-dessus de nos tetes et tourbillonna sur le plateau. Je vis des rangs s'ouvrir et des chevaux tomber. Je sentais mon coeur battre a m'etouffer. Il arrive souvent que les emotions n'atteignent pas au niveau de ce qu'on esperait ou redoutait; mais au milieu de ce bruit formidable, en presence de ces fourmilieres d'hommes qui marchaient dans le sang, celles qui m'agitaient depassaient en violence tout ce que j'avais pu supposer. Pendant toute la matinee, on avait cru dans Sedan que nous etions vainqueurs; c'etait moins cependant une croyance qu'un espoir. Quelques officiers essayerent meme de relever le moral des soldats par des recits fantastiques. --Courage, mes enfants, disaient-ils, Bazaine arrive! Helas! ce ne fut point Bazaine, mais un nouveau Bluecher avec 100,000 hommes encore! Vers midi, le bruit se repandit parmi les groupes que l'armee prussienne, augmentee subitement d'un gros renfort de troupes fraiches, avait pris l'offensive, et que les notres, fatigues d'une lutte inegale, battaient en retraite. A deux heures a peu pres, la debandade commenca. Du sommet du rempart, ou j'etais toujours place avec les autres zouaves de mon detachement, j'assistais a cette retraite, qui prenait de minute en minute l'aspect d'une deroute. Les regiments que j'apercevais au loin flottaient indecis. Les rangs etaient confondus; plus d'ordre. Dans cette foule, les projectiles faisaient des trouees. Des bataillons s'effondraient ou s'emiettaient. Je ne perdais pas l'occasion de faire le coup de feu. Nous tirions a volonte, et nous menagions nos cartouches. Je me sentais pris de rage a la vue des Prussiens, dont les casques pointus s'avancaient de toutes parts. Il en tombait quelques-uns; mais la masse de leurs tirailleurs affluait toujours. De singulieres idees vous traversent l'esprit en ces moments-la. Tout en chargeant et dechargeant mon chassepot avec la sage lenteur d'un homme qui a beaucoup chasse, je me rappelai ces grandes battues de lievres auxquelles j'avais assiste dans le pays de Bade pendant la saison d'automne. J'y prenais un plaisir extreme; je ne me doutais pas qu'un jour viendrait ou ces memes coups que j'envoyais a d'innocentes betes, je les dirigerais contre des hommes. Je voyais mes voisins relever la tete par un mouvement vif apres chaque coup, et regarder au loin pour voir s'il avait porte. Parfois un rire eclatant temoignait de leur contentement, un juron de leur deconvenue. De malheureux blesses se trainaient le long des haies, usant ce qui leur restait de force pour chercher un abri. Des soldats tombaient lourdement comme des masses, les bras en avant, et ne remuaient plus; d'autres pirouettaient sur eux-memes, ou bondissaient comme des chevreuils surpris dans leur course et se debattaient dans l'herbe. Je pus remarquer l'effroyable dose de ferocite qui se reveille dans le coeur de l'homme quand il a une arme dans les mains. On a soif de sang humain; on ne pense plus qu'a tuer. Cette ferocite qui precipite l'attaque n'a d'egale que la peur qui precipite la fuite. --_Ca mord_, dit a cote de moi un zouave. Je me demandais ce que pouvait signifier ce verbe, quand j'apercus un soldat prussien qui, rampant le long d'un talus, cherchait a gagner la palissade que nous venions d'abandonner. De temps en temps il epaulait et tirait. J'attendis un passage ou l'ondulation du terrain le forcait a se mettre a decouvert. Au moment ou il s'y engageait, je fis feu. Il lacha son fusil et roula dans le creux. --Tu as mordu, me dit le zouave. J'eprouvai un fremissement profond dans tout mon etre; mais l'affaire etait trop chaude pour me permettre d'analyser mes sensations. Les projectiles ne cessaient pas d'egratigner la crete du rempart contre lequel nous etions couches. Il y avait a ma gauche un engage volontaire qui avait voulu, comme moi, faire partie du 3e zouaves. Je l'avais rencontre dans le wagon pris a Harrison. Le premier obus qui eclata dans son voisinage ne lui fit pas cligner les yeux. Un moment vint ou il manqua de cartouches. Un caporal, qui en avait une provision, lui en jeta un paquet; mon jeune voisin se leva sur les genoux pour le ramasser. Sa tete depassa un instant le niveau du parapet. Je vis tout a coup son visage tomber sur sa main, qui devint rouge; une balle lui etait entree par la nuque et sortie par la bouche; je m'elancai vers lui. --Il est mordu! reprit mon vieux voisin. J'avais le coeur un peu lourd. Un mouvement machinal m'avait fait allonger les doigts vers le paquet de cartouches qu'un filet de sang gagnait. J'en mis une partie sur l'herbe autour de moi, et le reste dans mes larges poches. --Tu n'as donc pas de ceinturon? me dit l'homme qui conjuguait si bien le verbe mordre. Et sur ma reponse negative: --Quelle brute! fit-il en haussant les epaules. Debouclant alors le ceinturon du pauvre mort, froidement il l'ajusta autour de ma taille. Nous continuions a tirailler. --Trente hommes de bonne volonte! cria tout a coup notre lieutenant. Je fus sur pied aussitot. La plupart de mes camarades etaient debout. --Il s'agit de retourner aux creneaux et vivement! cria le lieutenant. Nous partimes tous en courant. Deja les chaines du pont-levis s'abaissaient. Notre elan fut si rapide, que plusieurs d'entre nous se trouverent sur le tablier, suspendus dans le vide, avant qu'il eut touche le bord oppose. Arrives la, un bond nous porta vers les creneaux. Les Prussiens, embusques de l'autre cote, nous envoyaient des decharges terribles presque a bout portant. On a la fievre dans ces moments-la, et la bouche d'un canon ne vous ferait pas peur; mais quelle ne fut pas ma stupefaction d'apercevoir, en arrivant a mon poste, que le revers du creneau etait habite! Devant moi soufflait un visage rouge que coupait en deux une longue paire de moustaches herissees. Un casque luisait au sommet de ce visage qui grimacait. Deux canons de fusil s'abattirent dans l'ouverture du creneau presque en meme temps, l'un menacant l'autre; mais le mien partit le premier. J'entendis un cri etouffe, et le visage rouge disparut. Je ne me risquai pas a regarder de l'autre cote. Les mobiles ranges le long du rempart tiraient toujours, et quelques-unes de leurs balles arrivaient dans le clos ou nous restions accroupis; mais les Prussiens nous donnaient trop de besogne pour qu'aucun de nous eut le temps de s'occuper de ce qui se passait derriere lui. Une violente detonation cependant me fit tourner la tete: c'etait le canon, dont un premier coup avait attire l'attention des batteries prussiennes, qui envoyait des paquets de mitraille aux maisons voisines pour en deloger les Bavarois. Des cartouches de chassepot lui avaient fourni la poudre et les balles. A la premiere decharge, les soldats a la veste bleue ou couverts de la lourde capote grise, sauterent comme des rats surpris par une explosion dans leur grenier. Les plus agiles bondissaient par-dessus les murs et les enclos; les plus fins ou les plus timides rampaient ca et la, profitant du moindre pan de muraille, des plis du terrain, des obstacles epars sur la route, pour dissimuler leur presence. D'autres, qui ne voulaient pas reculer, se faisaient un abri de quelque bout de haie ou d'une borne jetee a l'angle d'une maison, et continuaient a tirailler. Prussiens et Francais, nous etions tous en embuscade. Je n'avais qu'un petit nombre de cartouches, et je les menageais. Mes camarades et moi, nous n'echangions que de rares monosyllabes. Les yeux, les oreilles, les pensees, l'ame et le coeur, tout appartenait a la bataille. On voulait tuer, tuer encore, toujours tuer. Du bout du fusil, on cherchait sa proie; on avait des joies subites et des sourires nerveux quand un corps tombait et augmentait la ceinture de cadavres qui bordait la palissade. On m'avait parle de la fievre epouvantable que donne la chasse a l'homme: j'en avais l'abominable feu dans les veines. IV Nous ne savions rien de la bataille, dont les bruits retentissaient depuis le matin. Un horizon de fumee nous entourait; mais on comprenait, a la violence des detonations, qu'elle se rapprochait de plus en plus. Nous sentions vaguement que l'armee allait etre prise dans Sedan. Elle s'y engouffrait lentement. Autour des remparts, des tourbillons d'hommes s'agitaient pele-mele, les cavaliers avec les fantassins. On y voyait les regiments s'eparpiller et se dissoudre. Un coup de clairon nous rappela sur les remparts; il y avait deux heures que je brulais de la poudre. Deux heures apres, un coup de clairon me renvoya aux palissades: j'avais renouvele ma provision de cartouches. Je ne sentais plus ni la fatigue, ni le soleil, ni la faim. Tout a coup la nouvelle qu'un armistice de vingt-quatre heures venait d'etre signe circula avec la rapidite de l'etincelle electrique. Presque aussitot le drapeau blanc fut arbore sur le rempart. --Voila le chiffon! me dit un zouave d'Afrique en me poussant du coude. Tous, nous nous mimes a le regarder d'un air d'hebetement. A la furie de la bataille succedait une sorte d'aneantissement. J'essuyai machinalement mon fusil, dont la culasse etait noire de poudre et dont le canon fumait. Mes camarades grondaient entre eux: --Et l'homme aux graines d'epinard de ce matin, ou donc est-il? En voila des generaux qui ne valent pas un caporal! murmura l'un d'eux. Je me rappelai en effet que, dans la matinee, un officier superieur, general ou colonel, je ne sais lequel, qui commandait a la porte de Paris, etait passe dans nos rangs, et, relevant la tete d'un air d'importance, prenant une pose fastueuse: --Mes enfants, avait-il dit, vous etes les zouaves d'Afrique; je m'engage a vous faire passer sur le ventre des Prussiens et a vous ramener a Paris! Nous n'avions plus a passer sur le ventre de personne, et de soldats nous allions devenir prisonniers. Les batteries prussiennes continuaient a tirer, tandis que le drapeau blanc continuait a flotter. Mon pauvre detachement, diminue de quelques hommes, descendit le rempart et s'engagea dans la rue de Paris, ou, reuni a d'autres compagnies, il forma une haie d'honneur. Les obus eclataient ca et la, faisant voler le platre et les briques. Nous avions l'arme au pied. Les plus vieux hochaient la tete. On ne leur avait rien dit, et ils avaient la certitude que c'etait fini. Aucun de nous ne savait ce que nous faisions la. Que nous importait, du reste? Le vol des obus qui ricochaient sur les paves ou egratignaient au passage la facade des maisons nous laissait indifferents. Des officiers, des aides de camp montaient et descendaient la rue. L'un d'eux se dirigea vers le rempart et fit appeler le portier-consigne, qui requit une corvee de quelques hommes. --Bien sur on attend un parlementaire, me dit mon voisin. Mes regards se porterent vers la voute que j'avais si souvent traversee, et ou l'on distinguait sur la pierre noire la trace blanche des balles. Le pont-levis abaisse, les barrieres ouvertes, un colonel bavarois accompagne d'un trompette traversa nos rangs. Des officiers francais lui faisaient escorte. Tous les yeux le suivaient; il portait le casque et la grande capote grise. C'etait un homme grand, maigre et blond. Ses yeux pales, couleur de faience, clignotaient sous ses lunettes d'or en nous regardant. Un trompette, qui le suivait d'un pas methodique, avait une longue figure blafarde sur laquelle deux enormes favoris rouges tracaient un arc de cercle. Il portait une sorte de bonnet a poil et l'uniforme rouge des hussards prussiens. Son rayon visuel, maintenu par la discipline, avait pour objectif les epaules de son colonel. L'attitude de celui-ci offrait un melange d'insolence et d'embarras. Il avait a peine fait une centaine de pas, lorsqu'un obus, parti des lignes prussiennes, vint tomber a dix metres de lui. Il eut un tressaillement, et se tournant vers ceux qui l'accompagnaient: --Messieurs, je vous demande mille pardons; c'est une impolitesse que nous faisons la. Nos batteries n'ont certainement pas vu le drapeau blanc... C'est incroyable! Cette "impolitesse, comme disait le colonel prussien, avait coute la vie a deux pauvres diables, et, comme on les emportait sur quatre fusils: --Ah! mille pardons! repeta-t-il tout en continuant sa route. Un peu moins d'obus et un peu plus de silence eussent mieux fait l'affaire de Sedan. Les projectiles y tombaient toujours, tuant, blessant, effondrant. Le drapeau blanc hisse sur le rempart ne mettait point de terme a l'attaque, et n'empechait que la defense. Cependant, vers six heures du soir, le feu se ralentit, et, petit a petit, il s'eteignit. Un silence morne, plein de bourdonnements et de rumeurs tristes, s'abattit sur la ville. On nous avait defendu de remonter sur les remparts. Malgre cette interdiction formelle, les soldats s'y pressaient. L'un d'eux, dans une minute d'exasperation, lacha un coup de fusil. Des hurlements feroces lui repondirent. Nos officiers accoururent. Un capitaine se devoua, et, pour eviter une rixe imminente, se rendit aupres d'un colonel prussien qui avait le commandement hors des murs, et lui porta des excuses. Le pont-levis aupres duquel j'avais brule mes premieres cartouches etait reste abaisse. Deux sentinelles francaises se promenaient sous la voute, et deux sentinelles prussiennes leur faisaient vis-a-vis sur le revers du fosse. Je ne savais que faire. J'allais de long en large, quelquefois seul, quelquefois avec un camarade. On echangeait quelques mots au passage. La colere faisait tous les frais de l'entretien. Je n'etais plus soutenu par l'ardeur de la lutte. Une immense reaction se faisait, suivie d'un immense accablement. Je tombai par terre plus que je ne m'y couchai, et m'endormis d'un lourd sommeil. Une clameur horrible me reveilla vers neuf heures. A peine ouverts, mes yeux furent eblouis par la clarte d'un incendie que l'armee prussienne saluait d'un hurrah frenetique. Trois ou quatre maisons flambaient dans la nuit. Enveloppe de mon fidele tartan, je restai etendu sur le dos, regardant bruler cet incendie qui projetait de grandes lueurs sur le ciel. La voix du canon aurait pu seule me tirer de mon immobilite. Je n'avais pas bien le sentiment de mon existence. Des zouaves, dans toutes les attitudes, dormaient ou fumaient la pipe autour de moi. Que de choses s'etaient passees depuis deux jours! Je regardais mes mains noires de poudre. Un bruit sourd et continu me tira de cet aneantissement. Des masses epaisses et sombres marchaient dans l'obscurite de la nuit et passaient devant moi: c'etaient les debris de l'armee qui avait perdu la bataille supreme. Vaincue et brisee, elle se rangeait autour des remparts. Des regiments de ligne entiers suivaient l'infanterie de marine, qui avait si vaillamment paye la dette du sang. Beaucoup d'entre eux n'avaient meme pas donne. Des mots sans suite nous apprenaient que le marechal de Mac-Mahon avait ete blesse,--quelques-uns le disaient mort,--et que des mains du general Ducrot le commandement avait passe aux mains du general Wimpfen. L'eclair vacillant des baionnettes reluisait au-dessus des kepis. Cette foule enorme marchait d'un pas lourd: elle portait le poids d'une defaite. Une partie de la nuit se passa dans ce tumulte. J'ouvrais et je fermais les yeux tour a tour: des bataillons suivaient des bataillons; je les entrevoyais comme dans un reve. Le matin me trouva sur pied. Il y avait dans la ville un encombrement de soldats de toutes armes confusement rassembles dans les rues et sur les places publiques. Cette multitude, ou l'on ne sentait plus les liens de la discipline, bourdonnait partout. Des soldats qui portaient des lambeaux d'uniforme erraient a l'aventure. C'etait moins une armee qu'un troupeau. Soudain un mouvement se fit dans cette masse. Une voiture parut attelee a la Daumont. Un homme en petite tenue s'y faisait voir portant le grand cordon de la Legion d'honneur; un frisson parcourut nos rangs: c'etait l'empereur. Il jetait autour de lui ces regards froids que tous les Parisiens connaissent. Il avait le visage fatigue; mais aucun des muscles de ce visage pale ne remuait. Toute son attention semblait absorbee par une cigarette qu'il roulait entre ses doigts. On devinait mal ce qu'il allait faire. A cote de lui et devant lui, trois generaux echangeaient quelques paroles a demi-voix. La caleche marchait au pas. Il y avait comme de l'epouvante et de la colere autour de cette voiture qui emportait un empire. Un piqueur a la livree verte la precedait. Derriere venaient des ecuyers chamarres d'or. C'etait le meme appareil qu'au temps ou il allait sur la pelouse de Longchamps assister aux courses du grand prix. Deux mois a peine l'en separaient. On penchait la tete en avant pour mieux voir Napoleon III et son etat-major. Une voix cria: _Vive l'empereur!_ une voix unique. Toute cette foule armee et silencieuse avait le vague sentiment d'une catastrophe. Un homme s'elanca au devant des chevaux, et, saisissant par les jambes un cadavre etendu au milieu de la rue, le tira violemment de cote. La caleche passa; j'etouffais. Quand je ne vis plus celui que plus tard on devait appeler l'homme de Sedan, un grand soupir souleva ma poitrine. Celui qui avait dit: L'Empire, c'est la paix, disparaissait dans la guerre. Le spectacle que presentait alors Sedan etait navrant. On se figure mal une ville de quelques milliers d'ames envahie par une armee en deroute. Des soldats endormis gisaient au coin des rues. Plus d'ordres, plus de commandement. Des familles pleuraient devant les portes de leurs maisons visitees par les obus. Il y avait un fourmillement d'hommes partout; ils etaient, comme moi, dans la stupeur de cet epouvantable denouement. J'errai a l'aventure dans la ville. Des figures de connaissance m'arretaient ca et la. Des exclamations s'echappaient de nos levres, puis de grands soupirs. Le bruit commencait a se repandre que l'empereur s'etait rendu au quartier general du roi Guillaume. Les soldats, furieux, ne lui epargnaient pas les epithetes. On lui faisait un crime d'etre vivant. Les officiers ne le menageaient pas davantage. On questionnait ceux,--et le nombre en etait grand,--qui l'avaient vu passer dans sa caleche. L'histoire de la cigarette soulevait des explosions de colere.--Un Bonaparte! disait-on. Vers deux heures, un caporal de ma compagnie m'avertit que les zouaves qui occupaient la porte de Paris avaient recu ordre de rallier ce qui restait du regiment, campe sur la gauche de la citadelle en faisant face a la Belgique. J'y trouvai quelques centaines d'hommes sur lesquels la furieuse bataille qu'ils venaient de traverser avait laisse d'epouvantables traces. Quelques-uns, accroupis par terre, rafistolaient des lambeaux d'uniforme; d'autres pansaient des blessures qu'ils dedaignaient de porter a l'ambulance. Un commandant dont j'avais fait la connaissance au camp de Chalons, et qui gracieusement m'avait promis de faire tout ce qui dependrait de lui pour rendre moins dures les premieres fatigues du noviciat militaire, vint a moi, un triste sourire aux levres. --Eh bien! me dit-il, vous avais-je trompe? --Ma foi! tout y est, la misere, les privations, le sang!... --Et vous ne comptez pas ce que nous reservent les consequences d'une defaite que mon experience du metier n'allait pas jusqu'a prevoir. Je l'interrogeai du regard. --Vous verrez, reprit-il. Et tout ce que vous pouviez rever de pire sera depasse. Il soupira, et se mettant a marcher: --Vous n'etes pas blesse au moins? --Non, pas une egratignure, rien. --C'est une chance! que de braves gens qui sont morts depuis que je ne vous ai vu! Sedan, apres Reichshoffen! notre regiment est en poudre. Vous savez, tous ceux que vous avez vus pres du colonel il y a quinze ou vingt jours, tous morts... morts ou disparus!... Il etait devenu tres-pale. --Vous n'avez besoin de rien? reprit-il brusquement. --Non, merci, commandant. --Au reste, nous n'allons pas nous quitter de quelques jours; si je puis vous etre bon a quelque chose, disposez de moi. Je le remerciai et il s'eloigna lentement, jetant ca et la des regards sur la bande vetue de vetements en loques qui avait ete un regiment. Le lendemain,--je ne l'oublierai jamais,--on afficha partout la proclamation du general de Wimpfen, qui avait signe la capitulation de la ville et de l'armee. Tous nous etions prisonniers de guerre. Il n'y eut plus ni frein, ni discipline; l'armee etait comme affolee. Des groupes enormes s'arretaient aux places ou l'affiche etait collee; il en sortait des imprecations. Ce mot dont on a tant abuse depuis, _trahison_! volait de bouche en bouche. On etait livre, vendu! Apres avoir ete de la chair a canon, le soldat devenait de la chair a monnaie: tant d'hommes, tant d'or. Un bourdonnement terrible remplissait la ville. On ne saluait plus les generaux. Des bandes passaient en vociferant le long des rues, et s'agitaient dans cette enceinte trop etroite pour leur foule. Il y avait ca et la comme des houles faites de cuirassiers, de hussards, d'artilleurs, de dragons, de lignards. L'ivresse s'abattait partout. Un mot ne me sortait pas de la tete: Prisonnier! et j'avais fait une campagne de trois jours! Je rencontrai mon commandant: --Eh bien? me dit-il. Je ne trouvai pas une parole a lui repondre. Il me serra la main et passa. Il y avait des visages sur lesquels on lisait un desespoir terrible. Il me semblait qu'avec un regiment de ces visages-la on aurait fait une trouee partout. Avec quel plaisir n'aurais-je pas saute sur mon fusil, si le signal de l'attaque avait ete donne! mais rien! Des cohues qui tournaient dans une ceinture de remparts! On s'accostait, on se quittait, on se reprenait. Le vieux zouave qui m'avait pris en amitie depuis les palissades, marchait a cote de moi. Il riait dans sa barbe semee de fils d'argent. --Prisonnier! sais-tu ce que c'est, petit? me disait-il. C'est du pain noir, de l'eau, des casemates, de la terre a remuer, quelquefois des coups... Et pas un brin de tabac a fumer! Ca ne s'etait jamais vu! Et dire qu'on m'a fait venir d'Afrique pour ca! Etre pris dans son pays comme un rat dans une souriciere quand on a passe par Inkermann et Solferino, c'est drole tout de meme! Ce sont les Arabes qui vont rire! Mon vieux regiment abime, les officiers morts, adieu les zouaves du 3e! Toi, tu viens de Paris; ca se voit a ton air; moi, j'arrive d'Oran, et toi et moi nous tomberons en Allemagne!... Est-ce qu'on n'a pas fait ce qu'on a pu, dis? voyons, dis-le pour voir! Je crus un instant qu'il allait me chercher querelle; il me regardait avec des yeux furibonds. Je me hatai de le calmer en lui jurant que c'etait aussi mon avis. --Alors, vois-tu, c'est la faute des generaux, avoue-le, reprit-il. Un tapage abominable interrompit notre conversation. C'etait l'administration qui donnait a piller les subsistances de l'armee. On courait, on se bousculait, on se battait: c'etait une crise aigue dans le desordre. Je perdis mon vieux zouave dans la foule comme on perd de vue un chevreuil dans une foret. Des bandes se ruaient autour des caisses de biscuits et des barils de salaisons en poussant des cris formidables. On defoncait a coups de crosse les tonneaux de vin et d'eau-de-vie. Le liquide coulait dans les rues. Les plus proches en avaient jusqu'aux chevilles. A cent metres de ce gaspillage hideux des regiments mouraient de faim. Les repus vendaient le produit de leur rapine aux affames. On mettait aux encheres les pains de munition et les pieces de lard. Je me tirai comme je pus de cette cohue qui trebuchait. Apres l'indignation, le degout. V Ce sommeil de plomb qui m'avait surpris sur l'herbe aux approches de la citadelle, m'attendait dans le meme campement. Une lassitude extreme m'accablait, une lassitude nerveuse qui venait du cerveau plus que des membres. J'etais litteralement brise. Au reveil, je devais entrer dans un cauchemar plus terrible. Les regiments recurent l'ordre de livrer leurs armes. Non, jamais je n'oublierai le spectacle a la fois superbe et lugubre qui frappa mes yeux. Un fremissement parcourut la ville. La mesure etait comble; c'etait comme le deshonneur inflige a ceux qui restaient des heroiques journees de Spickeren et de Reischoffen, de Wissembourg et de Beaumont. Ce fut bientot un tumulte effroyable. Les vieux soldats d'Afrique faisaient pitie. Ils se demandaient entre eux si c'etait bien possible. On en voyait qui pleuraient. Moi-meme,--et je n'etais qu'un conscrit,--j'avais des larmes dans les yeux. Ce chassepot que je n'avais guere que depuis trois jours et avec lequel j'avais fait mes premieres armes, ce chassepot auquel j'avais adapte, en guise de bretelle, un lambeau de ma ceinture de zouave, et qui sentait encore la poudre, il fallait donc le livrer! Je le pris par le canon, et, le faisant tournoyer au-dessus de ma tete, je le rompis en deux morceaux contre le tronc d'un arbre. Je ne faisais d'ailleurs que ce que faisaient la plupart de mes camarades. C'etait partout un grand bruit de coups de crosses contre les murs et les paves. On n'apercevait que soldats armes de tournevis qui demontaient la culasse mobile de leurs fusils, et en jetaient les debris. Les artilleurs, atteles aux mitrailleuses, en arrachaient a la hate un boulon, une vis, en brisaient un ressort pour les mettre hors de service. D'autres, fous de rage, silencieusement, enclouaient leurs pieces. C'etait dans tout Sedan comme un grand atelier de destruction; les officiers laissaient faire. Les cavaliers jetaient dans la Meuse les sabres et les cuirasses, les casques et les pistolets: on marchait sur des monceaux de debris. Chaque pas arrachait au sol un bruit de metal; c'etait la folie du desespoir. Il fallut enfin que la sinistre promenade commencat. Je revis la porte de Paris et le pont-levis ou j'avais fait le coup de feu. La longue cohue des prisonniers arriva devant le petit bourg, au dela des palissades d'ou nous avions essaye de deloger les Bavarois. Les maisons en etaient criblees de balles, quelques-unes etaient effondrees; mais deja les corvees prussiennes en avaient retire les cadavres. Des familles tremblaient autour de leurs demeures. Un officier d'etat-major a cheval attendait la colonne des pantalons rouges. A mesure que nous passions: --Par ici, messieurs de l'infanterie! Par la, messieurs de la cavalerie! criait-il d'une voix forte. Fantassins et cavaliers s'ebranlaient et se rangeaient a droite et a gauche. Pendant une heure, ces grands troupeaux d'hommes attendirent dans la boue. Cet abattement qui suit les grands desastres les avait saisis. Les plus las se couchaient sur les tas de pierres. La faim l'emporta sur mon marasme, et, tirant de ma poche un biscuit et un morceau de lard cru, j'y mordis a belles dents. Personne autour de moi ne savait ou nous allions. Au bout d'une heure, la colonne se remit en marche. La route etait detrempee de flaques d'eau dans lesquelles nous entrions jusqu'a mi-jambe. Echelonnes le long de cette route, des pelotons composes d'une vingtaine de soldats prussiens montaient la garde de 50 metres en 50 metres. Immobiles, ces soldats nous regardaient passer. Ils portaient devant eux une cartouchiere ouverte ou nous pouvions voir des cartouches admirablement rangees. Pendant que l'infanterie veillait sur la masse mouvante des prisonniers, des cavaliers, le pistolet au poing, couraient a travers champs, et ramenaient ceux qui s'egaraient. Les coups de plat de sabre pleuvaient. Nous marchions sans ordre, officiers et soldats pele-mele. Le respect avait disparu avec la discipline. Les capotes grises ne se genaient pas pour heurter au passage les manches galonnees d'or. Les cavaliers bousculaient leurs capitaines. C'etait l'anarchie sous l'uniforme, la pire de toutes; des rixes s'ensuivaient quelquefois. A l'extremite de la route que nous suivions s'ouvrait un pont qui enjambait un canal, et donnait acces dans une sorte d'ile formee par une grande courbe de la Meuse, qui dessine un omega. Les deux pointes de l'omega sont reliees par ce canal, qui ferme hermetiquement l'ile vers laquelle on nous poussait par troupes. Nous etions dans l'ile d'Iges, ou presqu'ile de Glaires, comme dans une prison. Une riviere lui sert de murailles. Une ceinture d'eau n'est pas un obstacle moins infranchissable souvent qu'une ceinture de briques et de moellons. Il m'a ete facile d'en faire l'experience pendant les quelques jours que j'ai passes dans l'ile, tournant autour de mon domaine avec la monotone et patiente regularite des animaux en cage, qui fatiguent le regard par la constance de leur marche inutile. Les vieux zouaves jetaient un coup d'oeil autour d'eux froidement. Les plus jeunes pressaient le pas pour mesurer l'etendue du champ qu'on leur livrait. Une tristesse sombre se peignait sur quelques visages; d'autres, en plus grand nombre, exprimaient l'abattement. La colere etait tombee. --C'est a present que les taquineries vont commencer, me dit mon voisin. Le vieux qui m'avait fait un discours la veille vint a moi, et, me frappant sur l'epaule: --Tu dois etre content, me dit-il, on arrange tes debuts a toutes les sauces. Puis se reprenant: As-tu du tabac? J'en avais encore une mince provision au fond de mes poches; je lui en offris une pincee. Je compris alors a l'epanouissement de son visage quelle place le tabac tient dans la vie du soldat; une pipe bourree, c'est l'oubli de toutes les miseres. --Tu es un bon garcon, me dit-il en me serrant la main d'une facon a me briser les os. Je venais de conquerir un ami qui se serait fait tuer pour moi pendant cinq minutes. La presqu'ile de Glaires se compose d'une legere eminence dont les deux versants s'abaissent vers la Meuse; on y decouvre un petit village, une assez grande maison d'habitation et un moulin. Au point de jonction de la riviere et du canal, un barrage alimente les ecluses de ce moulin; de l'autre cote de la Meuse, de grandes prairies s'etendent jusqu'au pied de collines boisees qui couronnent l'horizon, et que l'armee prussienne occupait encore. Des officiers prussiens allaient et venaient dans l'ile d'un pas methodique et roide, indiquant a chacun des corps dont se composait cette armee de prisonniers quel emplacement il devait occuper. Point d'hesitation, point d'embarras. Un jeune lieutenant, mince et fluet, pale et blond, nous servait de guide. Nous nous avancions et nous nous arretions sur un signe de sa main; par moments, a ce signe muet il ajoutait un mot. Il tenait un carnet a la main, ou je suppose que les vaincus dont il repondait etaient classes par numeros d'ordre. Une derniere fois nous fimes halte sur l'un des versants de l'eminence. D'une voix claire et nous montrant le sol du bout du doigt: --C'est ici, messieurs, nous dit l'officier. Il etait huit heures du soir. Sous nos pieds des touffes d'herbes humides s'etendaient sur un lit de boue. --As-tu choisi ta place? me dit un camarade. Et d'un air de philosophie gouailleuse:--Si tu veux la moitie de mon lit, prends, ajouta-t-il. Il venait de se coucher tout de son long par terre; je l'imitai. Quand j'ouvris les yeux, la rosee et la pluie m'avaient perce jusqu'aux os; je pouvais croire que le tartan qui me servait de couverture etait tombe dans la riviere. Je grelottais. Il faisait encore nuit; mais des lueurs ternes qui dessinaient la crete des collines me faisaient comprendre que le jour n'allait pas tarder a paraitre. Je me levai, et pour me rechauffer autant que pour assouvir ma faim, j'allai dans les champs arracher des pommes de terre. J'avais eu beau fouiller dans mes poches, je n'y avais pas trouve une miette de biscuit ni une parcelle de lard: je n'avais plus d'autre fournisseur que le hasard. Je n'avais pas fait cinquante pas dans la campagne, que j'apercus des ombres errant ca et la a l'aventure. Elles se baissaient vers la terre, et se relevaient par mouvements alternatifs et irreguliers. Je compris que cette meme pensee dont j'etais fier avait germe dans l'esprit d'un nombre respectable de soldats. Tous les pieds de pommes de terre avaient ete proprement secoues. --Un peu plus loin, il y en aura encore pour tout le monde si tu te presses, me dit un grenadier. Je m'ecartai. La pluie tombait toujours. A la premiere clarte du matin, mes yeux ravis reconnurent un troupeau de moutons broutant l'herbe a l'extremite d'un champ voisin. --Des cotelettes! me cria un camarade qui m'avait suivi. J'avais deja pris ma course du cote du berger. C'etait un petit vieux grisonnant qui revait sous sa limousine, les deux mains sur son baton. --Combien le mouton? lui dis-je. --C'est que je ne suis pas le maitre, et je ne sais pas si le proprietaire,... me repondit-il en se grattant l'oreille. --Dis toujours. --Dame! repliqua-t-il en clignant de l'oeil, on pourra croire tout de meme que des maraudeurs en ont vole un,... ca s'est vu. --Certainement. --Alors c'est quatre francs. Je lui donnai cent sous, et j'emportai le mouton sur mes epaules. On me vit passer en courant avec ma proie vivante. Le bruit se repandit, comme une trainee de poudre dans les campements, qu'un troupeau de moutons paissait aux environs. Zouaves et chasseurs d'Afrique se mirent en campagne comme des gens pour qui aucune razzia n'a de mysteres. La clientele du berger augmenta a vue d'oeil. Il prit gout a sa speculation, et, ses pretentions augmentant avec ses scrupules, la bete que j'avais eue pour quatre francs en valait quarante une heure apres: le troupeau s'evanouit comme un brouillard. J'avais bien l'animal, et il n'etait pas maigre, l'ile me fournissait assez de broussailles pour avoir du feu; mais ou trouver du sel ou du poivre? Ou decouvrir du pain surtout? Recherches, offres brillantes, supplications, rien ne me reussit. Mon compagnon n'avait pas ete plus heureux. Il fallut se resigner a s'asseoir autour d'un quartier de mouton accommode a la diable dans sa graisse. On l'avalait, on ne le mangeait pas. Quelques pommes de terre cuites sous la cendre me consolaient un peu. Nous eumes du mouton, a diner et a dejeuner, pendant trois jours. La faim seule pouvait combattre l'aversion qu'il m'inspirait. Une heure vint ou il n'en resta plus un debris. J'eus l'ingratitude de m'en rejouir. Les tristesses et la sobriete farouche des jours suivants l'ont bien venge. Pendant le regne du mouton, j'avais eu des instants de volupte; ils m'etaient offerts par des camarades sous la forme d'un quart de biscuit ou d'un peu de cafe. Ces magnificences m'eblouissaient. Elles ne durerent qu'un temps; mais ce qui mettait le comble a mon extase, c'etait une cigarette. J'avais use de ma petite provision de tabac avec la prodigalite d'un fils de famille qui croit que les cantines suivent le soldat dans toutes ses aventures; j'avais compte sans la captivite. Un matin, errant sur la lisiere de mon campement, j'apercus un groupe de soldats qui gesticulaient avec une animation singuliere. Des exclamations sortaient de ce groupe. Je m'approchai, et vis un zouave qui, debout au milieu d'un cercle avide, mettait aux encheres une cigarette dont l'enveloppe de papier contenait un melange bizarre de poussiere de tabac et de mie de pain ramassees avec les ongles au fond des cavites que recelait son large pantalon. On offrait ce qu'on avait, quatre sous, cinq sous, dix sous, quinze sous, non pas pour l'acquerir et en faire sa propriete exclusive, mais pour obtenir le droit precieux d'aspirer un certain nombre de bouffees. On poussait comme dans une salle de vente. Un caporal offrit un franc. Je doublai son enchere, un fremissement parcourut l'auditoire, et, au prix de quarante sous payes comptant, le droit de fumer un tiers de la cigarette, avec le privilege de commencer, me fut adjuge. Les autres adjudicataires se rangerent autour de moi, et la cigarette mesuree et marquee d'un cercle noir au tiers de sa longueur, dix paires d'yeux suivaient les progres du feu tandis que je la tenais entre mes levres. Pendant les deux ou trois premiers jours, il y avait eu des heures de pluie et des heures de soleil. On employait celles-ci a secher l'insupportable humidite occasionnee par celles-la; mais un matin le ciel parut tout noir, et la pluie se mit a tomber avec une persistance et une regularite qui pouvaient aisement faire croire qu'elle tomberait toujours. Vers le soir, mouille comme une eponge qui aurait fait une chute dans une riviere, on me recueillit dans une tente. Sept ou huit soldats se pressaient dans un espace ou trois ou quatre auraient peut-etre pu s'etendre. J'etais en outre arrive le dernier, et je dus m'allonger au bas bout de la tente. Apres une heure de sommeil, de larges gouttes d'eau froide qui s'aplatissaient sur mon visage me reveillerent. Un sergent que mes mouvements tracassaient ouvrit les paupieres nonchalamment. --Ca, me dit-il, c'est la pluie. --Merci, repliquai-je, et, prenant une autre posture, je me fis un rempart de mon capuchon. Au bout d'une autre heure, j'eprouvai vaguement la sensation d'un homme qu'on plongerait brusquement dans un bain froid. Il me semblait qu'un robinet invisible versait avec obstination un torrent d'eau glacee autour de mon corps. Un frisson acheva de me reveiller. Le reve ne m'avait pas trompe: j'etais dans une mare. L'eau clapotait le long de mes epaules et de mes jambes. Je sautai sur mes genoux. Le sergent qui deja m'avait parle risqua un coup d'oeil de mon cote, et m'apercut dans ma baignoire. --Ca, reprit-il, c'est les rigoles. Je n'en pouvais douter. La pluie avait rempli les rigoles creusees autour de la tente et au bord desquelles je me trouvais. Elles debordaient sur moi. Il etait dix heures, je ruisselais. Autour de moi, on ronflait. J'abandonnai la tente et achevai ma nuit en promenades. C'est dans ces moments-la que l'on devine la douceur des occupations qui vous paraissaient fatigantes autrefois. Je revoyais en esprit la petite chambre voisine de la rue de Turenne, la cheminee flambante, la tasse de the, la table aupres desquelles j'avais passe des heures a la clarte d'une lampe placee entre des livres.--Et j'avais pu me plaindre du travail nocturne! Le jour arriva. La pluie continuait a tomber avec la meme abondance et la meme tranquillite. Les rives de la Meuse s'enveloppaient d'un rideau de brume. Les Prussiens avaient commence une sorte de distribution sommaire; elle se composait d'un demi-biscuit par homme et pour deux jours. On y courait cependant. C'etait une distraction encore plus qu'un soulagement. Malheur a qui laissait trainer un morceau de cette maigre pitance! On avait pour boisson l'eau de la riviere, a laquelle on allait par troupes remplir ses bidons. Ce regime et cette temperature faisaient des vides parmi les prisonniers; qui tombait malade etait perdu. Un cas de fievre etait un cas de mort. Point de medecins et point de medicaments. On avait la terre pour dormir et un quart de biscuit pour ne pas mourir de faim. J'avais fait la connaissance d'un chasseur d'Afrique, engage volontaire comme moi. C'etait un garcon qui avait le visage d'une jeune fille, et avec cela vif comme un oiseau et brave comme un chien de berger. Rien n'avait de prise sur ce caractere robuste, ni la fatigue, ni les mesaventures. A chaque nouvelle epreuve, il secouait ses epaules comme un terre-neuve qui sort de l'eau. Didier ne tarissait pas en histoires incroyables. J'ai toujours pense que ma nouvelle connaissance etait de cette famille de Parisiens qui, leur patrimoine croque, s'arrangent d'un sabre pour avoir un cheval. Il etait porte pour la croix. Un jour il m'offrit son quart de biscuit. --Et toi? lui dis-je. --Je n'ai pas faim. Et comme j'hesitais: --Un de ces jours tu me rendras un gigot, si tu trouves encore un mouton, reprit-il en riant. Il me tendit la main, et s'eloigna. Je remarquai qu'il avait les yeux tristes. Le souvenir de ces yeux me poursuivit tout le soir. Le lendemain, errant sur un chemin, j'avisai quatre soldats qui portaient un mort sur une civiere. --Sais-tu qui passe la? me dit un sergent de ma compagnie. --Non. --C'est ton chasseur. Je courus vers la civiere: c'etait Didier, en effet. --On savait chez nous qu'il etait perdu, me dit l'un des cavaliers qui le portaient. Je me mis a marcher derriere lui, les yeux gros de larmes. On ne pouvait sortir sans rencontrer un de ces corteges sinistres. Ordinairement le cadavre etait couche sur un brancard fait de deux morceaux de bois relies par deux traverses. Quelquefois encore quatre soldats le prenaient par les jambes et les bras, et le jetaient dans une fosse creusee a la hate et recouverte bien vite de quelques pelletees de terre. Deux ou trois camarades suivaient le corps. Le lendemain, on n'y pensait plus... C'etait comme une grande loterie. VI Les heures dans cette pluie et cette inaction etaient longues et lourdes. On en perdait le plus qu'on pouvait en promenades ca et la. Les bords de la Meuse nous attiraient. On ne pouvait faire une centaine de pas sur la rive sans voir, descendant au fil de l'eau, des cadavres d'hommes et de chevaux. On en rencontrait d'autres echoues dans des touffes d'herbe, la un chasseur de Vincennes, la un uhlan. Tous les corps des deux armees y avaient laisse quelques-uns de leurs representants. On y faisait un cours d'uniformes _in anima vili_. Il y avait des heures, quand il ne pleuvait pas, ou je ne pouvais m'arracher a ce lugubre spectacle. Je regardais les cadavres que le cours du flot emportait lentement, ou qui restaient pris entre les joncs dans des attitudes terribles. Il en etait parmi eux qui, vivants au mois de juillet, avaient peut-etre chante _le Rhin allemand_ sur les boulevards de Paris. Leur agonie s'etait terminee dans la vase. La premiere fois que je m'etais avance du cote du moulin, j'avais vu sur le barrage, accroches parmi les pierres, les corps de deux soldats, un Francais et un Prussien, que le remous des eaux balancait. Ce mouvement vague, qui faisait par intervalles rouler leurs tetes et leurs bras, leur pretait un semblant de vie qui avait quelque chose d'effrayant. Ils y etaient encore quatre jours apres. Des oiseaux voletaient au-dessus du barrage. Le soir, aux lueurs incertaines qui tombaient d'un ciel gris, ces formes vagues qu'on voyait flotter sur la riviere prenaient des aspects etranges. L'imagination y avait sa part; mais le spectacle dans sa realite crue avait par lui-meme un caractere epouvantable. Je me rappelle qu'un matin, en allant remplir mon bidon dans un pli du rivage ou jusqu'alors le hasard ne m'avait pas conduit, un de mes camarades me poussa le coude: --Regarde, me dit-il. Je levai les yeux et apercus sur un ilot de sable, a quelques metres du rivage, le corps d'un cuirassier dont la tete disparaissait a demi sous un lit de longues herbes. Ses jambes, chaussees de lourdes bottes, et son corps, sur lequel etincelait la cuirasse, saillaient hors de l'eau. Sa main gantee reposait sur la vase et s'etait nouee autour d'une touffe de glaieuls. Deux ou trois corbeaux battaient de l'aile autour de l'ilot; on pouvait croire a l'attitude du pauvre cuirassier que la mort l'avait surpris la. Il avait le visage dechiquete. L'image de ce cuirassier me poursuivit longtemps. Quand je portai a mes levres le bidon rempli de l'eau puisee dans l'anse qui l'abritait, ma main le laissa retomber sans pouvoir en avaler une gorgee. Il n'etait pas rare de rencontrer dans nos promenades des groupes de soldats accroupis autour du cadavre d'un cheval qu'ils avaient tire de la riviere, et sur lequel ils taillaient des lanieres de chair avec leurs couteaux. Quelquefois ils grondaient comme des dogues qu'on derange dans leur immonde repas. Je n'avais jamais voulu de cette chair nauseabonde; mais la faim me tourmentait. On a vite fini de broyer entre ses dents le quart d'un biscuit, si dur qu'il soit; on ne decouvrait presque plus de pommes de terre, tant des mains par milliers en avaient retourne les champs. Un jour que je serrais ma ceinture apres avoir vainement fouille vingt sillons: --Ecoute, me dit un camarade avec lequel j'avais partage quelques lambeaux de mon mouton, il y a le moulin. --Je le connais; j'ai meme rode par la hier encore. Ni poules, ni canard, rien. --Pas sur; moi, j'ai l'oeil. Et mon Marseillais porta le doigt a l'organe dont il parlait, avec ce geste expressif que connaissent tous ceux qui ont traverse la Canebiere. C'etait un garcon avise, qui avait le flair d'un chien de chasse pour la nourriture. --Explique-toi, repris-je. --Eh bien! s'il n'y a plus de volailles au moulin, le meunier a encore quelque chose. --De la farine! m'ecriai-je avec joie, du pain peut-etre! --Non, mais du son; viens voir. Mon enthousiasme s'etait refroidi, cependant je suivis le camarade. --Et il y en aura pour moi, n'est-ce pas? car ca se paye, me dit-il en courant. Je lui repondis par un signe de tete affirmatif, et nous arrivames au moulin. Il y avait deja queue. --Voila ce que je craignais! s'ecria mon Marseillais avec un accent desespere rendu plus vif par le depit. Le meunier vendait a tout venant muni de pieces blanches le son de son moulin, qu'il debitait parcimonieusement par petites portions. La livre de son coutait quarante-quatre sous, et, pour en avoir, il fallait attendre deux ou trois heures. Ma livre de son payee, je l'emportai et la delayai dans une gamelle pleine d'eau... J'avais ainsi deux services a mon menu, un quart de biscuit sec et une ecuelle de son mouille. Cette existence, irritee par la misere, commencait a me peser lourdement. Rien ne me faisait prevoir qu'elle dut bientot prendre fin. Des officiers auxquels on avait d'abord remis la garde des prisonniers, la surveillance etait passee aux sous-officiers: ils avaient la charge des distributions, qui n'arrivaient plus intactes aux soldats. Le grand decouragement amenait un grand desordre. Chacun tirait a soi. Qui pouvait voler la part d'un camarade la gardait. Il y avait des querelles pour un biscuit perdu. Quelques generaux faisaient ce qu'ils pouvaient pour ameliorer le sort de leurs soldats, le general Ducrot entre autres, qui jusqu'au bout mit tout en oeuvre pour leur venir en aide; mais l'autorite allemande faisait la sourde oreille a leurs reclamations. On perissait dans la fange. A ces privations, qui avaient le caractere d'une torture, s'ajoutaient des spectacles qui me faisaient monter le rouge au front. Des officiers prussiens visitaient l'ile a toute heure, et, sans facon, avec des airs d'arrogance, pour les besoins de leur remonte personnelle, faisaient descendre les officiers francais de leurs montures et s'en emparaient avec la selle et les harnais. Je voyais mes malheureux compatriotes mordre leurs levres et macher leurs moustaches. Quelques-uns devenaient tout blancs. L'un d'eux mit la main a sa ceinture, et demanda a celui qui le depouillait s'il ne voulait pas aussi sa montre. --_Ich vorstche nicht_ (je ne comprends pas), repondit le Prussien, qui savait parfaitement le francais. Il y a des choses qu'il faut avoir vues pour y croire. On a le coeur serre quand on y songe. Un de ces Prussiens armes d'eperons qui parcouraient l'ile, rencontra un jour un officier francais qui passait a cheval, et l'invita a descendre. Un prisonnier n'a presque plus le caractere d'un homme. L'officier obeit. Le Prussien se mit en selle, et, apres avoir fait marcher, trotter, galoper le cheval, inclinant la tete d'un air froid: --C'est bien, monsieur, je le garde. Aucune resistance n'etait possible. Il fallait se soumettre a tout; mais on avait la mort dans l'ame. Je commencai serieusement a penser a une evasion. Malheureusement il etait plus facile d'y songer que de l'executer. Un seul pont jete sur le canal donnait acces dans l'ile. Ce pont etait garde par deux pieces de canon mises en batterie, la gueule tournee vers nos campements. On savait qu'ils etaient charges. Un poste nombreux veillait tout autour, les armes pretes. De ce cote-la, rien a esperer; de l'autre cote de la Meuse, courbee en arc de cercle, des pelotons de soldats bivouaquaient de distance en distance, et dans l'intervalle de ces bivouacs, separes les uns des autres par un espace de cinq cents metres a peu pres, se promenaient, le fusil sur l'epaule, deux ou trois sentinelles qui ne perdaient pas notre ile de vue. Quand la nuit venait, on doublait le nombre de ces sentinelles. Des detonations qui me reveillaient pendant mon sommeil ou troublaient mes promenades sous la pluie nocturne, et dont je comprenais la sinistre signification, m'indiquaient suffisamment que ces sentinelles faisaient bonne garde. Une nuit cependant, n'y tenant plus et redoutant de trouver en Allemagne des iles plus tristes encore, je me decidai a tenter l'aventure. Je me dirigeai donc vers la Meuse. Le ciel etait sombre, la rive deserte. De l'autre cote de l'eau, on voyait les feux de bivouac allumes. Malgre l'obscurite qui etendait un voile gris sur le fleuve, on distinguait a la surface claire des eaux des formes incertaines qui flottaient mollement. Elles s'effacaient et reparaissaient. J'hesitai un instant, puis enfin, me deshabillant de la tete aux pieds et ne gardant qu'un calecon, j'entrai dans la Meuse; j'avais deja de l'eau jusqu'a mi-corps, et la pente du sol ou je marchais m'indiquait que j'allais bientot perdre pied, lorsqu'une masse noire passa lentement devant moi et m'effleura la poitrine, contre laquelle je la sentis flechir et s'enfoncer. Un horrible frisson me parcourut le corps: cette perspective de nager au milieu d'un fleuve noir qui m'offrait des cadavres pour compagnons de route me fit trembler. Je venais d'etre saisi d'une peur nerveuse, d'une peur irresistible, et, reculant malgre moi, les yeux sur cette masse indecise qui s'en allait a la derive, a demi paralyse, je regagnai le bord, ou je m'assis. Le lendemain, au plein jour, je retournai a l'endroit meme ou j'avais tente le passage de la Meuse. A quelques pas de la rive, ou l'on distinguait encore l'empreinte de mes pieds nus, en aval, sur un banc de vase tapisse de quelques joncs, le corps d'un jeune turco, que je n'y avais pas vu la veille en inspectant les lieux, etait echoue, le visage dans l'eau qui le decouvrait et le recouvrait a demi dans son balancement doux. Ses deux mains, etendues en avant, plongeaient dans la vase. On me raconta qu'il avait essaye de s'evader dans la soiree, et que les sentinelles prussiennes l'avaient fusille. Atteint de deux ou trois balles, il n'avait pas eu la force de regagner le bord. Peut-etre etait-ce la ce corps qui m'avait effleure au moment ou j'allais me jeter en plein fleuve; peut-etre encore ai-je du la vie a ce pauvre mort. Je renoncai a ma premiere idee de demander a la Meuse des moyens d'evasion, sans renoncer toutefois a mon projet: il ne s'agissait que de trouver une occasion meilleure. Si la Meuse charriait des cadavres huit jours encore apres la bataille, notre ile vomissait des morts: on en comptait par centaines. C'etait comme une epidemie. L'autorite prussienne finit par s'inquieter de cet etat de choses. La contagion pouvait gagner l'armee victorieuse comme elle decimait l'armee vaincue. --Tu sais, me dit un jour l'un de mes compagnons de tente, les trains de plaisir pour la Prusse vont commencer bientot! Le lendemain, en effet, on faisait evacuer les malades. J'en vis partir qui se trainaient a peine. Le tour des officiers devait venir apres celui des malades. Chacun d'eux avait le droit d'emmener une ordonnance. Ce fut pour moi comme un trait de lumiere, et je courus aupres du commandant H... pour obtenir la faveur insigne d'etre promu aux fonctions de brosseur. Il accueillit favorablement ma demande, et me presenta a un capitaine. J'arrivai a propos; ce poste de confiance etait sollicite par un grand nombre de candidats, et quelques-uns avaient des titres peut-etre plus serieux a faire valoir que les miens. Je l'emportai cependant, grace a l'appui du commandant. J'en donnai la nouvelle a mes camarades de lit sous cette tente dans laquelle il pleuvait tant. --Brosseur deja! s'ecria le plus vieux de la bande. Dans la soiree, on m'avertit de me tenir pret a la premiere heure du jour. Je comptai sur la pluie pour m'empecher de dormir; elle ne trompa point mon esperance, et le 10 septembre, au matin, je pris le chemin du pont, apres une derniere visite au moulin. Les deux pieces de canon etaient a leur place, les Prussiens sous les armes. La troupe de ceux qui devaient former un nouveau convoi s'y rassemblait. Il avait ete decide que les officiers, a partir du grade de capitaine inclusivement, monteraient dans des especes de chariots garnis de planches. Les lieutenants et les sous-lieutenants, avec les ordonnances, devaient marcher a pied. Un colonel prussien qui etait en surveillance a l'entree du pont donna un ordre, un aide de camp cria: En route! et la colonne se mit en mouvement. Le pont franchi, nous suivimes, pour rentrer a Sedan, le meme chemin que nous avions pris pour en sortir. La colonne s'y arreta un instant. Une piece de monnaie a la main, et profitant de cette halte, je me presentai devant la boutique d'un boulanger, a la porte duquel s'allongeait une queue de prisonniers. Des soldats prussiens se melaient a cette foule. L'un d'eux ne se genait pas pour bousculer ses voisins. On se recria. Il etait brutal, il devint insolent. La discussion entre gens que la faim talonne degenere bien vite en querelle. Au moment ou la querelle prenait les proportions d'une rixe, un officier intervint. Il s'enquit de ce que se passait. Les prisonniers declarerent d'une commune voix, et c'etait vrai, que le Prussien avait voulu se faire servir avant son tour, et qu'il s'etait jete a travers les rangs comme un furieux, frappant et cognant. L'officier donna l'ordre au soldat de se retirer. Celui-ci avait bu quelques verres d'eau-de-vie, un de trop peut-etre. Il s'ecria qu'il ne cederait pas, et qu'il aurait son pain parce qu'il le voulait. Sans repondre, l'officier prit a sa ceinture un revolver, l'arma, et froidement cassa la tete au soldat. Il tomba comme une masse. Aucun des camarades du mort ne remua; je commencai a comprendre ce que c'etait que la discipline prussienne. Rentres a Sedan par la porte de Paris, nous en sortimes par la porte de Balan. Cette ville, que j'avais vue encombree de troupes francaises, etait alors occupee par une garnison de soldats de la landwehr. Des malades et des blesses se trainaient ici et la. Les habitants nous regardaient passer d'un air morne. Quand ils pensaient n'etre pas vus par nos gardiens, quelques-uns d'entre eux s'approchaient de nous pour nous donner du pain ou des morceaux de viande, aumone de la ruine a la misere. Notre colonne, composee de huit cents hommes a peu pres, comptait des officiers de toutes armes. La cavalerie et l'artillerie y avaient un grand nombre de representants. Leurs uniformes ne les eussent-ils pas designes, on les aurait reconnus a la pesanteur de leur marche, alourdie par leurs grosses bottes et la basane de leurs pantalons. C'etait au tour des fantassins de payer en sourires les railleries des cavaliers; mais qui pensait a sourire en ce moment-la? Il ne restait plus trace de la vieille gaiete gauloise. Ce sentiment qu'on etait prisonnier ecrasait tout. Des officiers qui portaient la medaille de Crimee et d'Italie essuyaient des larmes furtivement. Il semblait que cette troupe dont la file s'allongeait sur la route portat le deuil de cent annees de victoires effacees en un jour par un desastre. Nous avions pour escorte deux forts pelotons d'infanterie prussienne portant le casque a pointe, et qui marchaient l'un en tete de la colonne, l'autre en queue. Et sur les bas cotes de la route, la flanquant de deux metres en deux metres, des sentinelles nous accompagnaient, le fusil charge sur l'epaule. On nous avait prevenus qu'a la moindre alerte, elles avaient ordre de faire feu. Des uhlans, le pistolet au poing, faisaient la navette, et passaient au grand trot de l'avant-garde a l'arriere-garde de la colonne, bousculant tout. La route etait defoncee, les chariots cahotaient dans les ornieres. Nous marchions dans la boue. On ne voyait partout que chaumieres brulees, arbres abattus, champs ravages. C'est ainsi que nous arrivames a Bazeilles. Qui a vu ce spectacle ne l'oubliera jamais. Il semblait qu'une trombe se fut jetee sur le village. Tout y etait par terre. Un amoncellement de toitures effondrees, et de murailles tombees au ras du sol, des debris de meubles calcines, des poutrelles rompues, des charrettes en morceaux, des charrues et des herses brisees par le milieu, des lambeaux de volets et de portes pendant sur leurs gonds, des carcasses d'animaux atteints par les balles et surpris par le feu, les jardins en ruine avec leurs treilles et leurs pommiers noircis, partout les traces de l'incendie. On marchait sur des eclats d'obus. Il y avait ca et la sur des pans de mur de larges taches d'un brun noiratre. Une main sanglante avait applique l'empreinte de ses cinq doigts sur un enduit de platre; des lambeaux de vetement restaient accroches entre les haies; sur un buisson, on apercevait deux petits bas d'enfant qu'on y avait mis secher. Sur la facade d'une maison labouree par un paquet de mitraille, l'appui d'une fenetre a laquelle il ne restait pas une vitre supportait deux jolis pots de fleurs en faience bleue. Quelques malheureux se promenaient parmi ces decombres. Il s'en degageait une odeur affreuse de cadavres en putrefaction. Des fragments d'armes jonchaient le sol. C'etait navrant, horrible, hideux. Le village etait comme eventre. Une famille vetue de loques s'etait blottie sous un appentis: elle nous regardait passer avec des fremissements effares. Peut-etre cherchait-elle son foyer; son malheur depassait le notre: des soldats lui jeterent des morceaux de biscuit. VII Bazeilles traverse, notre marche continua. On ne pouvait ni s'arreter, ni se reposer. Chaque etape etait marquee d'avance avec un temps determine pour la parcourir. Nous etions partis de Sedan a onze heures un quart, et nous arrivions a Stenay a huit heures du soir, apres une halte d'une demi-heure. Une surprise heureuse m'attendait a Stenay. L'officier a qui je servais d'ordonnance, et qui poussait la bonte jusqu'a me traiter en ami plus qu'en soldat, voulut bien me presenter a un ancien capitaine de zouaves qui avait obtenu du prefet prussien l'autorisation de loger les camarades du 3e regiment, auquel il avait appartenu. Une place me fut offerte a la table hospitaliere autour de laquelle M. D... les recut. Je m'empressai d'accepter. Quelle faim! Jamais soupe fumante, jamais boeuf bouilli ne degagerent aromes plus savoureux; mes narines les aspiraient non moins que mes levres. Il y avait huit ou dix jours a peu pres qu'une bouchee de nourriture honnete ne les avait traversees. On parlait beaucoup a mes cotes, et les recits s'entre-croisaient avec les questions; je n'entendais rien, je mangeais. On ne sait pas quel vide peuvent creuser dans l'estomac d'un volontaire, majeur depuis un an a peine, l'abus du son delaye dans l'eau pure, et trente-deux kilometres avales d'une traite! Rien ne le comble; M. D... riait de mon appetit. La nappe enlevee et le cafe pris, il me permit de m'etendre sur le tapis d'une chambre a coucher. Les lits, les canapes, les matelas, appartenaient naturellement aux officiers. A peine etendu, je dormis les poings fermes. Une inquietude me restait; pourrais-je me lever le lendemain matin? Il y avait la un probleme que l'experience seule pouvait resoudre. A sept heures, le bruit qu'on faisait dans la maison me reveilla. J'essayai de me dresser. Ce ne fut pas sans une certaine difficulte que j'y parvins. Mon officier m'encourageait du geste et de la voix. --La courbature, ce n'est rien, quoiqu'il me semble avoir fait une ample provision de rhumatismes du cote de Glaires; mais c'est le pied qui ne va plus! lui dis-je. C'etait vrai. Il faut avoir ete chasseur ou soldat pour savoir ce que c'est qu'une plaie au talon, a la cheville, au cou-de-pied. Mieux vaudrait avoir un bras casse ou une balle dans l'epaule. Comme disent les marins, on est atteint dans ses oeuvres vives. L'aspect d'une table servie me rendit un peu de force; lorsqu'on se reunit pour le depart, je demandai la permission d'emporter les morceaux de pain qu'on oubliait. Laisser du pain sur une table quand la veille encore j'aurais ete chercher un quart de biscuit en rampant sur le ventre! On me l'accorda, et j'en remplis mes poches. Bien m'en prit. A neuf heures precises, on se remit en route. Toujours les memes ornieres, toujours les memes cailloux, toujours la meme boue! Pendant le premier kilometre, ce fut terrible. Je me trainais; mais enfin le pied s'echauffa, et je retrouvai en partie l'elasticite de mon pas. Les miseres de cette epouvantable route devaient presque me faire oublier les miseres de mon sejour dans l'ile que j'avais maudite. Vers midi, la colonne, qui marchait avec des ondulations de serpent, presentait un spectacle lamentable. On trebuchait, on tombait. Les trainards se laissaient aller sur les tas de pierres. Quelques-uns peut-etre manquaient d'energie, beaucoup manquaient de force. Tous les prisonniers n'avaient pas rencontre a Stenay des capitaines comme les zouaves du 3e regiment. Le besoin faisait dans la colonne autant de ravages que la fatigue. Les retardataires s'en detachaient comme les feuilles mortes d'un arbre que le vent secoue. Ces malheureux etendus par terre, les gardiens accouraient et les frappaient a coups de crosse. Un coup, deux coups, trois coups, jusqu'a ce qu'ils fussent remis sur pied. Autant de coups qu'il en fallait, et, si les coups de crosse ne suffisaient pas, les coups de baionnette venaient apres. La peau fendue, la chair dechiree, on se relevait; mais l'epuisement etait quelquefois plus fort que la douleur. Quelques-uns de ceux qui s'etaient releves retombaient bientot. Les coups et les menaces ne pouvant plus rien sur ces corps inertes, la colonne avec son escorte de sentinelles continuait sa marche. On laissait au peloton prussien qui la suivait le soin de balayer la route. --Elle a ordre de ne rien laisser trainer, me disait un chasseur d'Afrique qui enfoncait ses eperons dans la boue aupres de moi. On m'a raconte que ces malheureux, etendus dans les fosses ou sur les talus du chemin, etaient impitoyablement fusilles par ce dernier peloton, a qui incombait la terrible et supreme police de la colonne. Je n'ose pas affirmer le fait dans sa sanglante brutalite. Traitait-on en deserteurs les prisonniers qui restaient en arriere, et la discipline impitoyable que l'armee prussienne applique aux vaincus apres l'avoir subie elle-meme l'engageait-elle a ne voir dans l'epuisement qu'un pretexte? Je l'ignore; mais ce que je sais bien, c'est que jamais aux etapes prochaines je n'ai revu aucun de ceux qui tombaient, et que des chariots pouvaient recueillir. Nous etions partis a neuf heures. Apres la halte d'une demi-heure qu'on nous accorda vers midi, j'eus quelque peine a me mettre debout. L'un de mes pieds, le pied gauche, avait la pesanteur du plomb. Il me devenait impossible de conserver ma bottine, qui me blessait et m'occasionnait a chaque pas d'intolerables souffrances. Je jetais des regards d'envie sur les talus gazonnes du chemin. Les animaux avaient le droit de s'y reposer. Je voyais au milieu des champs des boeufs etendus dans l'herbe, et il me fallait marcher toujours; n'en pouvant plus, je tombai sur un tas de pierres et retirai ma chaussure. Les soldats prussiens, chausses de bottes excellentes, me regardaient faire, tout prets a mettre le doigt sur la gachette de leur fusil, si j'avais fait un pas dans les pres voisins. L'heure n'en etait pas venue, car je n'avais pas renonce a mon projet d'evasion. Je ne faisais qu'y songer, au contraire, et cette pensee me donnait du coeur. Un sentiment d'amour-propre aussi me soutenait. D'autres, qui ne souffraient pas moins que moi, ne marchaient-ils pas? Et pourquoi un engage volontaire, qui avait passe trois annees sur les bancs de l'ecole de la rue de Turenne, ne ferait-il pas ce que faisaient tant de braves gens ramasses dans les greniers d'un faubourg ou les granges d'une ferme? Et puis n'avais-je pas l'honneur d'appartenir au 3e zouaves, les zouaves au tambour jaune? --Tu clampines donc! me dit en passant un camarade qui me vit assis sur mes cailloux. Je tirai la-dessus ma bottine et me relevai. Je ne souffrais plus. C'etait magnifique; malheureusement au bout d'un quart d'heure il ne restait rien de mes chaussettes de laine; je marchais a nu sur la plante des pieds. Quand on n'en a pas l'habitude, c'est odieux. Vers la tombee du jour, nous arrivions a Damvilliers. Ces chaumieres qui nous indiquaient que le moment de la halte etait venu me parurent superbes; je faisais mon choix en esprit, caressant de l'oeil les plus confortables, lorsqu'on nous dirigea vers l'eglise, tous en masse. La porte s'ouvrit toute grande, on nous y poussa et la porte se referma: nous venions de trouver le gite que nous destinait la discipline prussienne. Il y avait la dans la nef et le choeur huit cents hommes a peu pres. Il pleuvait depuis quarante-huit heures avec des intermittences de rafales et d'averses; il eut fallu un feu de forge pour secher nos vetements. Les poches de mon vaste pantalon etaient pleines d'eau; quand j'y plongeais les mains, il me semblait qu'elles entraient dans le bassin d'une fontaine. Je ruisselais, et nous etions huit cents comme cela, moins des hommes que des gouttieres. --Tant pis! dit un zouave, je lache mon robinet. Il defit sa veste, son gilet, son pantalon, et les tordit comme on fait d'une serviette. Le mot avait fait rire; l'action parut sage, on l'imita. En un instant, le sol de l'eglise fut comme une mare; c'etait la dedans que nous devions nous coucher. Chacun chercha la place ou il devait etre a peu pres le moins mal. Toutes se valaient pour l'incommodite: des dalles de pierre froides pour matelas, des bancs de bois pour oreillers. Le pauvre cure de cette malheureuse eglise nous prit en pitie. Grace a lui, nous eumes un peu de pain et quelques boisseaux de pommes de terre. Il allait et venait parmi nous, les levres pleines de bonnes paroles et nous consolant de son mieux. Une vive clarte penetra tout a coup dans l'eglise; c'etait le bois du bon cure qui brulait. Francais et Prussiens, pele-mele, fraternisaient autour de ce feu, alimente par de nombreuses bourrees: nous trouvions pour une heure des camarades parmi nos ennemis; mais au moment meme ou les soldats prussiens traitaient de leur mieux les pauvres heres qu'ils surveillaient, si un officier survenait, le camarade redevenait soudain le geolier, et pour un mot il passait des amities aux coups de plat de sabre. Je m'etais accroupi devant le feu, auquel je presentais tour a tour mes jambes et mon dos. Des buees sortaient de mes vetements de laine alourdis par l'eau du ciel; mais la pluie mouillait de nouveau ce que le feu avait seche. Cet exercice pouvait durer toute la nuit. Un instant, il me sembla que le calorique l'emportait sur l'humidite; j'en profitai pour rentrer dans l'eglise et y choisir un gite. Deux bancs en firent les frais, et, la fatigue aidant, je m'endormis. Un frisson me reveilla. Le jour filtrait par les ouvertures ogivales ou quelque debris de vitrail restait encore. Un engourdissement general paralysait mes membres. Les deux jambes surtout avaient la roideur du bois. J'abaissai lentement un regard melancolique sur mon pied. Etait-ce bien celui que je possedais la veille? Il eut suffi aux ambitions d'un geant. Il etait enorme, enfle, tumefie. Il fallait cependant le poser par terre. On devait partir a huit heures un quart. Et comment ferais-je, si un apprentissage n'habituait pas mon malheureux pied aux tortures de la marche? Je touchai les dalles timidement par le talon, et par de lentes progressions j'arrivai a le poser a plat. Le pied pose, il fallait se lever; leve, il fallait se mouvoir. Au premier effort que je tentai, j'eus comme un eblouissement. Tout mon corps plia. Pour me donner du coeur, je pensai aux coups de crosse et aux coups de baionnette que l'escorte prussienne tenait en reserve pour les trainards. J'avais encore dans les oreilles le sinistre retentissement de certaines detonations dont la signification pouvait m'etre facilement donnee. Debout au premier signal, je me mis a marcher. Une sueur froide mouilla subitement la paume de mes mains. Il fallait continuer cependant: j'avancai avec la conviction qu'une balle me jetterait bientot dans un fosse. Mais le mouvement, la terreur peut-etre, et aussi cette seve de jeunesse qui fait des miracles, rendirent un peu de jeu a mes muscles; les kilometres succedaient aux kilometres, et je ne tombais pas. La fievre me soutenait. Le mouvement machinal qui me poussait en avant ne laissait a ma pensee aucune liberte. Les paysages que nous traversions m'apparaissaient au travers d'un voile gris. Je me rappelle que des paysans, emus de compassion sur le passage de cette colonne qui se trainait avec des cassures intermittentes et des mouvements d'animal blesse, venaient quelquefois sur les bords de la route placer a notre portee des vases pleins d'eau et des ecuelles de lait. Si l'un des prisonniers, harcele par la fatigue et la soif, s'approchait, les soldats prussiens renversaient les ecuelles et les vases d'un coup de pied, ou bien les officiers, du bout de leurs bottes, se chargeaient de cette besogne feroce, et si le vase de terre se brisait en morceaux, si l'ecuelle de fer-blanc rebondissait de place en place, un rire eclatant ouvrait leurs moustaches. Vers trois heures,--je m'en souviendrai toujours,--en traversant un pauvre village, j'avisai un paysan qui, debout sur le seuil de sa porte, decoupait en petits morceaux une robuste miche de pain. Il en offrait aux miserables qui passaient, j'esperais profiter de cette aumone; mais au moment ou je m'ecartai de la route, la main tendue, le soldat prussien qui me suivait leva la crosse de son fusil et la laissa retomber sur mes reins avec une telle violence, que du coup je me trouvai par terre, etendu sur la face. Cette secousse et cette chute me donnerent la mesure de mon accablement. Je me relevai les mains remplies de boue, sans penser a me rebiffer; je crois meme que je ne tournai pas la tete pour voir qui m'avait frappe. Il y a des heures d'ecrasement ou de l'homme il ne reste plus que l'animal: cet aplatissement de tout mon etre me valut de n'etre pas fusille au coin d'un mur. Il etait sept heures a peu pres quand j'apercus le clocher d'Etain, ou nous devions passer la nuit. Je n'allais plus. Deux ou trois fois, pris d'une lassitude sans nom, j'avais failli me laisser choir sur un tas de pierres; mais j'entendais derriere moi le pas lourd de mon gardien, et une apre volonte de vivre me poussait en avant. La colonne entiere arretee dans la grande rue, le chef du detachement fit ranger les officiers devant lui, et d'une voix glapissante: --Messieurs les officiers donnent leur parole de se trouver demain a neuf heures et demie sur la place du marche? Personne ne repondit. --A demain donc, messieurs, reprit-il, et il s'eloigna. Les officiers se separerent, cherchant un asile au hasard. Il n'avait pas ete question des simples ordonnances. Le soin de trouver un gite nous regardait. Dans l'etat ou m'avait mis cette derniere etape, la question de la distance l'emportait sur toutes les autres. Mes yeux interrogeaient les maisons pour y decouvrir la branche de pin symbolique ou l'enseigne d'une auberge, lorsqu'une main douce me tira par la manche de ma veste. Un jeune garcon qui rougissait etait devant moi. --N'etes-vous pas du 3e zouaves? me dit-il. Et sur ma reponse affirmative: --Ma mere a un frere au regiment, reprit-il; elle serait bien heureuse, si les officiers qui sont ici voulaient bien accepter l'hospitalite chez elle. C'est de bon coeur qu'elle la leur offre. Je me mis a heler un camarade, et, mon capitaine etant prevenu, sept officiers de zouaves et cinq officiers d'artillerie se reunirent chez madame L... Les ordonnances suivaient les officiers, si bien qu'il y avait vingt-quatre personnes dans la maison. C'etait beaucoup, et deja quelques-uns d'entre nous battaient en retraite; mais madame L... avait un coeur de mere. Elle se mit devant la porte, et declara nettement qu'aucun de nous ne sortirait. L'excellente femme! Aucun de nous ne se fit prier, et je donnai l'exemple en me dirigeant vers le grenier, cahin-caha. C'etait non pas une botte de paille qui m'y attendait, mais un matelas, le premier que j'apercevais depuis mon depart de Paris. Aucun produit de l'industrie ne pouvait me paraitre plus beau en un tel moment. Je m'etendis sur la toile rebondissante avec delices et tirai de ma poche cette pipe qui deja si souvent avait ete ma supreme consolation. La fumee s'envolait et le sommeil venait, je crois, quand la porte du grenier tourna sur ses vieux gonds rouilles. --Vous n'avez besoin de rien, messieurs? Ainsi parlait une jeune fille, qui venait de la part de la maitresse de la maison. Elle avait seize ou dix-sept ans, le sourire aimable, le regard doux, un air de candeur qui inspirait le respect. Chacun se leva un peu lentement. Ses yeux nous interrogeaient. --Mademoiselle, dis-je alors, si vous pouviez me procurer des bandes de toile, vous me rendriez un grand service. Je venais de poser mon pied malade sur le bord du matelas. Elle joignit les mains et d'un air de pitie: --Je vais appeler ma mere, reprit-elle, elle vous fera un pansement. Elle disparut avec la legerete d'un oiseau, et, deux minutes apres, madame L... etait aupres de moi, portant a la main un paquet de linge. --C'est donc vous qui etes blesse? me dit-elle en s'agenouillant sur le matelas. J'avais allonge ma jambe que je venais de baigner dans un baquet d'eau. Elle retint une exclamation. Puis d'un air de pitie, en preparant son linge: --Ah! le pauvre pied! dit-elle. Elle essuya une larme du bout de ses doigts, et se mit a me questionner avec une bonte qui me touchait. Tout en parlant, elle roulait des bandes autour de mon pied. Je l'aurais embrassee de bon coeur. --Vous n'avez pas dine? reprit-elle doucement. Je secouai la tete. --Eh bien! descendez avec moi, la table est assez grande pour vous recevoir tous. --Laissez-moi vous remercier et permettez-moi de refuser. --Pourquoi? --Et la discipline? et la hierarchie militaire? Il n'y a pas un pauvre galon de laine sur la manche de ma veste et vous voulez que je m'asseoie a cote des galons d'or. Jamais! Les officiers de zouaves qui me connaissent y consentiraient certainement,--il y a entre les hommes du regiment et dans le malheur commun qui nous frappe une sorte de camaraderie qui a fait presque le niveau,--mais vous avez chez vous des officiers d'artillerie et ceux-la trouveraient deplacee la presence d'un soldat a leur table. --Je n'insiste pas. Je veux cependant que vous ne manquiez de rien. --Laissez faire le fantassin; il se debrouillera. Le pansement etait acheve. J'en eprouvai un soulagement subit. Que benies soient les mains qui m'ont touche! La souffrance eteinte, les choses m'apparurent sous un aspect moins triste. Il y avait encore du bon dans la vie. L'appetit se reveilla, et avec cet appetit la volonte de m'evader.--Dinons d'abord, me dis-je, apres quoi je songerai a mon projet. Deja ragaillardi, je descendis a la cuisine ou j'apercus une fille maigre qui se demenait devant un grand feu. La broche tournait, les casseroles pleines jusqu'au bord mijotaient sur les fourneaux; il se degageait de tout cela une odeur qui me montait aux narines. --Il y aura bien ici un coin pour moi? lui dis-je. --Je crois bien! cria la fille. Et de ses mains agiles elle eut bientot fait de dresser mon couvert sur le coin d'une nappe de toile bise fort propre; plongeant alors la louche d'etain dans la marmite ou fumait le pot-au-feu, elle remplit mon assiette jusqu'au bord. --Avalez-moi ca d'abord... apres vous me direz des nouvelles du reste. Jamais je n'ai mieux dine; mon appetit attendrissait la bonne fille.--Faut-il qu'il ait jeune, bon Dieu! repetait-elle entre ses dents. --Ecoutez donc! deux poignees de son delaye dans de l'eau... et de l'eau ou croupissaient des morts! --C'est une pitie!... et ce sont des chretiens qui permettent ca! --Des chretiens a leur maniere. Elle se mit a rire, puis a pleurer, et s'essuyant les yeux avec le coin de son tablier d'un air de tristesse:--A quoi ca sert-il la guerre? me dit-elle. Je dormis tout d'un trait jusqu'au matin. Les yeux ouverts, entoure de mes camarades qui ronflaient ou s'etiraient, je m'assis sur mon seant, et me mis a reflechir. Je me sentais dispos et en belle humeur. Ou et quand trouverais-je une occasion meilleure pour m'evader? La surveillance semblait s'etre detendue; j'avais dans ma ceinture assez d'or pour etre assure que le concours de quelque habitant du pays ne me manquerait pas.--Ce sera pour aujourd'hui, me dis-je. VIII La chose bien resolue, je descendis de mon grenier. Les officiers s'etaient reunis dans la salle a manger pour faire leurs adieux a la maitresse du logis; je me coulai de ce cote. Madame L... avait les yeux rouges. Sa fille et son fils se tenaient a ses cotes. On etait fort emu de part et d'autre. Savait-on si on se reverrait jamais? Un officier qui frottait sa moustache grisonnante donna le premier le signal du depart. --Merci, madame, et adieu! cria-t-il. Chacun fila vers la porte. Au moment de les suivre, je sentis une petite main qui pressait la mienne. C'etait la jeune fille qui, de la part de sa mere, m'offrait un petit paquet de bandes. Je les serrai dans ma poche, et me trouvai dans la rue sans oser regarder derriere moi. Il etait neuf heures, et l'on devait partir a neuf heures et demie. Il fallait se hater. Je pris au hasard a travers le bourg. Au bout d'un quart d'heure, tandis que de tous cotes on allait et venait, j'avisai un paysan qui comptait des sous devant une porte. Il avait l'air bonhomme et paraissait solide; j'allai droit a lui, et la bouche a son oreille: --Si vous voulez me conduire en Belgique, il y a deux cents francs pour vous. Tout en parlant, j'avais mis sous ses yeux une main ou brillaient dix pieces d'or. Le paysan se gratta le menton, fit tomber ses sous dans une bourse de cuir, me regarda du coin de l'oeil, puis, voyant que personne ne l'observait: --Venez, me dit-il brusquement. Je le suivis. Il marchait d'un air tranquille, et sifflait entre ses dents. Chemin faisant, a travers des ruelles qui me semblaient interminables, nous rencontrions des soldats prussiens qui me regardaient; mais il n'etait pas neuf heures et demie encore, et aucun d'eux ne songea a m'arreter. Le coeur me battait a m'etouffer. Une femme vint qui se mit a causer avec mon guide; je l'aurais etranglee; il ralentit son pas, puis la congedia, et reprit sa course le long des ruelles. Ou me menait-il donc? Il entra enfin dans une maison petite et pauvre, et me pria de monter dans le grenier. --Et vous n'en bougerez que quand vous me verrez. En un clin d'oeil, j'atteignis le sommet de l'escalier, et me jetai dans le trou noir qu'il appelait un grenier. J'attendis la quinze minutes qui me parurent longues comme des nuits sans sommeil. J'ecoutai, l'oreille collee aux fentes des murailles. Un bruit sourd remplissait Etain; il me semblait qu'un corps de troupe etait en marche. Ne s'apercevrait-on pas de mon absence? La porte s'ouvrit, et mon paysan parut. --Il est temps, me dit-il en jetant par terre un paquet qu'il avait sous le bras. Je me depouillai de mon uniforme, veste, large pantalon, ceinture, calotte. Je dus meme me separer de mon fidele tartan. En un tour de main, j'endossai un costume d'ouvrier besoigneux; rien n'y manquait, ni le pantalon de toile bleue, ni le gilet, ni la blouse usee aux coudes et blanchie aux coutures, ni meme la casquette de peau de loutre rapee ou l'on cherchait vainement vestige de poils. Mes pieds disparaissaient dans de gros sabots. Mon guide avait vide deux ou trois bouteilles pour augmenter son courage: il en restait quelque chose, dont sa marche se ressentait; mais la finesse de l'esprit campagnard surnageait. --Et les moustaches? et la barbiche? me dit-il. Une paire de mauvais ciseaux m'aida a faire tomber de mon visage cet ornement qui pouvait reveiller l'attention, et je quittai le grenier. --La pipe et le baton a present, reprit mon homme. J'achetai une pipe de terre que je bourrai de caporal, et me munis d'un fort baton qu'un cordonnet de cuir attachait a mon poignet. --Maintenant, en route sans avoir l'air de rien! ajouta-t-il. Une chose cependant m'inquietait. Dans la ferveur de mon zele et pour me donner l'apparence enviee d'un vieux zouave, au moment de mon depart de Paris, je m'etais fait raser cette partie du crane qui touche au front. Les cheveux recommencaient a pousser un peu, mais pas assez pour cacher la difference de niveau. J'enfoncai donc ma casquette, dont je rabattis la visiere eraillee sur mes sourcils, me jurant bien de ne saluer personne, le general de Moltke vint-il a passer devant moi a la tete de son etat-major. Les plus etranges idees me traversaient l'esprit. Il me semblait que tout le monde me reconnaissait, ceux meme qui ne m'avaient jamais vu. Quiconque me regardait n'allait-il pas s'ecrier: C'est un zouave, un fugitif? J'evitai de rencontrer les yeux des passants. La vue des Prussiens que je croisais dans les ruelles d'Etain me donnait le frisson. L'un deux n'allait-il pas me mettre la main au collet? Par exemple, j'etais decide a me faire tuer sur place. Je m'efforcais d'imiter de mon mieux la tournure et la marche pesante de mon guide. --Ca, me disais-je, Etain est donc grand comme une ville? Nous marchions a peine depuis cinq minutes, et il me semblait que j'avais parcouru deja deux ou trois kilometres de maisons. La derniere m'apparut enfin; un soupir de satisfaction saluait deja ma sortie d'Etain, lorsque sur la route se dessina la silhouette d'une sentinelle allemande qui se promenait de long en large. Mon compagnon me jeta un coup d'oeil expressif; fusille ou libre, la question se posait nettement. Encore trente pas, et nous etions devant la sentinelle, dont la promenade barrait le chemin. Je ne songeai meme plus a fumer. Toutes les facultes de mon esprit etaient tendues vers un but unique: avoir la demarche, le visage, le geste d'un paysan. Le Prussien n'allait-il pas deviner le zouave sous la blouse et croiser baionnette, et, si je faisais un mouvement, se generait-il pour me casser la tete d'un coup de fusil? Les battements de mon coeur me faisaient mal. Mon compagnon sifflait toujours; je l'admirais. Comment faisait-il? Enfin nous approchons, lui sifflant, moi trainant mes lourds sabots dans la boue et balancant mes epaules: nous voila juste en face du soldat; il nous regarde et continue sa marche; nous passons lentement, d'un pas egal et pesant. Il ne m'arrete pas, il se tait. Il m'a donc pris pour un vrai paysan? Quel triomphe! Le reste ne me parait plus rien. La respiration me revient; le paysan cligne de l'oeil, et, comme il me voit rire: --Ah! ce n'est pas fini! me dit-il. Au premier coude de la route nous prenons une allure plus rapide. Bientot apres une voiture arrive au grand trot. --Regardez, me dit mon guide, qui me pousse du coude. Un officier prussien etait assis dans la voiture, les deux mains sur la poignee de son sabre. Un proprietaire du voisinage, desireux de lui plaire, pressait le cheval a coups de fouet. Quoi! des officiers encore apres des sentinelles! La voiture nous atteint et nous depasse. L'officier ne tourne meme pas la tete. Le proprietaire qui lui sert de cocher sourit d'un air agreable. Je suis sauve! Les sabots que portent mes pieds sont incommodes et pesants; ils me genent un peu, et je les perds dans les ornieres quelquefois, mais qu'est-ce que cela aupres des tortures de la veille. Nous marchons d'un pas vif; j'ai rallume ma pipe eteinte, je la fume avec delices. Le pays que je traverse me parait charmant, jamais je n'ai vu nature si belle; les arbres ont une verdure qui rejouit les yeux, les eaux qui courent ca et la invitent a boire par leur fraiche limpidite, le vent est doux, la pluie tiede. A mesure que nous laissons derriere nous les fermes et les hameaux, nous rencontrons sur la route, quelquefois longeant les sentiers a travers champs, des contrebandiers belges et francais charges de hottes d'osier que leurs epaules portent allegrement. Tous profitent du desarroi general pour introduire en grande hate leurs chargements de tabac. Aucun d'eux ne semblait songer aux douaniers. C'etait un metier tout trouve et qui allait a merveille a notre costume. Depuis ce moment-la, si, d'aventure, nous etions accostes par quelque voyageur qui s'avisait de nous questionner, la reponse etait toute prete, nous etions contrebandiers et nous allions en Belgique faire provision de tabac. Cette voiture rapide ou j'avais vu l'officier prussien nous rattrapa. Le proprietaire qui la conduisait, malgre son empressement a servir de cocher a notre ennemi, avait l'air d'un brave homme. Je me hasardai sur la mine a lui demander s'il ne voudrait pas nous prendre avec lui. --Volontiers, repliqua-t-il. Le proprietaire aimait a causer; il ne se gena pas pour nous demander ce que nous faisions et ou nous allions. Le tabac repondait a tout. J'aurais voyage ainsi jusqu'au bout du monde; malheureusement le proprietaire et le cheval demeuraient a Spincourt ou force nous fut de leur dire adieu. Je rattrapai donc mes sabots que j'avais laisses au fond de la carriole et me remis a marcher, cherchant des yeux si quelque autre voiture ne se montrerait pas aux environs. Mon compagnon, qui etait a sa maniere une espece de philosophe, bourra sa pipe et hochant la tete: --Nous en avons trouve une, nous en trouverons bien une autre, allons toujours, me dit-il. J'allongeai le pas de facon a lui prouver que mes jambes n'avaient rien perdu de leur activite. Mais tout m'arrivait a souhait depuis mon entree a Etain. Un vehicule qui tenait de la tapissiere et du char-a-bancs se presenta, traine par un fort cheval qui faisait tinter un collier de grelots. Je demandai au conducteur s'il y avait place aupres de lui pour deux voyageurs un peu fatigues. --Cela depend, repliqua-t-il d'un air narquois. Je tirai une piece blanche du fond de ma poche; l'homme sourit et la voiture s'arreta. --Je vois ce que c'est, continua-t-il en se tenant dans son coin, vous etes presses d'arriver en Belgique? --Un peu, lui dis-je. --Malheureusement je ne vais qu'a Longuyon. C'etait autant de gagne; a Longuyon mon guide me fit prendre un sentier derriere le village et me conduisit chez un paysan qui connaissait la contree comme s'il en avait dresse le cadastre. Je m'expliquai cette science geometrique en voyant entre ses jambes un fusil dont il astiquait la platine. Un chien de chasse dormait, le museau dans les pattes, sur le carreau de l'atre. --Je comprends, mes bons amis, ne parlez point, dit le braconnier... vous voulez gagner la frontiere?... je vais vous mettre dans le bon chemin. Il prit a travers champs, accompagne de son chien qui quetait la queue au vent, et, tout en marchant, il donnait a mon guide d'utiles renseignements sur l'itineraire qu'il nous fallait suivre. --As-tu compris? dit-il enfin. Et sur un signe de l'homme d'Etain: --Quand vous serez a un village qu'on appelle la Malmaison, demandez M. le maire; c'est un brave homme qui vous donnera un coup d'epaule. J'echangeai une rude poignee de main avec le braconnier de Longuyon et m'engageai dans un pays magnifique. Encore une promenade de quelques lieues et j'etais en Belgique. Le maire de Malmaison etait bien l'homme que m'avait indique mon ami de la derniere heure. Le regard amical et compatissant qu'il me jeta m'encouragea a ce point que, pour la premiere fois depuis mon depart d'Etain, j'enlevai la vieille casquette de loutre qui me couvrait. Il sourit en voyant la trace noire de mes cheveux rases. --Ah! un zouave! murmura-t-il. --Et du 3e, repondis-je. --Et qu'est-ce qui reste du regiment? --De quoi faire une compagnie, je crois. Il soupira. --Voyons, reprit-il, c'est de vous qu'il s'agit... Plut a Dieu qu'on put sauver la France comme je vous sauverai!... Le guide que j'avais pris a Etain, assis sur une chaise, s'essuyait le front et me regardait d'un air qui semblait dire: J'ai fait mon devoir, faites le votre. Je tirai de ma ceinture, cachee sous ma blouse, dix pieces d'or et les mis dans sa main. Il les compta une a une, et les faisant passer dans sa bourse de cuir:--C'est bien, me dit-il. Quatre verres etaient sur la table, chacun de nous prit le sien et l'avala d'un trait apres l'avoir choque contre ceux de ses voisins. --En route a present, dit le maire. IX Le nouveau guide qu'il m'avait procure allait droit devant lui comme un cerf, mais l'oeil au guet, l'oreille tendue, et profitant des pans de mur, des haies vives, des plis de terrain, des taillis, pour dissimuler sa marche. --La precaution vous etonne, me dit-il, c'est qu'on a vu des uhlans par ici et ils ne se genent pas pour mettre leurs pistolets sous le nez des gens. Nous marchions depuis un assez long temps, lorsqu'au detour d'un chemin creux il me montra du bout de son baton un bois devant lequel s'elevait un poteau. Un mot ecrit en lettres blanches sur un ecriteau noir me sauta aux yeux.--La Belgique! c'est la Belgique! Tout en criant j'avais pris ma course. Les sabots ne me genaient plus. --Oui, vous y etes, me dit le guide, qui penetra sur mes talons dans le petit bois, la frontiere est passee; la est Virton qui est a la Belgique, ici Montmedy qui est a la France. Vous n'avez plus a craindre maintenant que d'etre pris par une patrouille belge et interne au camp de Beverloo. Mais, soyez tranquille, je sais un homme qui saura vous faire traverser les lignes belges a la barbe des chasseurs et des lanciers. L'homme que nous cherchions,--c'etait un garde,--vidait un pot de biere dans l'auberge voisine; a la vue de mon guide il en fit venir un second, j'en demandai un troisieme et la connaissance fut bientot faite. Il avait deja tire vingt Francais des griffes des Prussiens et comptait bien ne pas s'en tenir la. Apres m'avoir fait raconter mon histoire, dont je ne lui cachai aucun detail, il m'engagea a aller me coucher et me conduisit lui-meme dans ma chambre. La vue du lit ou il y avait des draps blancs me donna subitement envie de dormir.--Nous partons demain matin a six heures. A cinq heures et demie je vous reveillerai, me dit le garde. Et d'un air gai: Je n'ai pas besoin de vous souhaiter bonne nuit, n'est-ce pas? Le fait est que je dormais tout debout. Il faut avoir eu les jambes endolories par de longues etapes, les pieds meurtris, les jointures brisees, le corps epuise par d'excessives fatigues, et subi des sommeils lourds et penibles sur la terre humide et dure, pour comprendre l'ineffable sensation d'etendre et d'etirer ses membres dans la fraicheur des draps. Je m'en donnai la joie pendant un quart d'heure, luttant avec volupte contre ma lassitude. Puis mes yeux se fermerent, et, berce par la chanson de quelques buveurs, je ne sentis bientot plus que la tiede chaleur du lit qui m'engourdissait. Je dormais encore les poings fermes lorsque, de grand matin, mon guide entra pour me prevenir qu'une voiture m'attendait a la porte. --Et je vous jure que nous arriverons a temps a la station ou vous pourrez prendre le chemin de fer. Il s'interrompit pour prendre dans sa poche son brevet de garde particulier des proprietes de M. le comte X., et me le presentant:--Avec ce bout de papier nous irons jusqu'a Bruxelles, reprit-il. Des escouades de soldats a cheval ou a pied passaient sur la route; nous traversions des villages qui en fourmillaient; personne ne nous demanda rien. Il arrivait quelquefois que des pietons, ou des campagnards qui filaient en cabriolet, nous saluaient d'un grand bonjour bruyant. Le garde y repondait d'une voix joyeuse en faisant claquer son fouet. --Ce n'est pas plus difficile que ca, me dit-il enfin en arretant son cheval au village de Marbrehau, ou il y avait une station de chemin de fer. La maison devant laquelle la voiture qui nous portait fit son dernier tour de roue, appartenait a une famille de gros cultivateurs. Ces braves gens m'accueillirent de leur mieux et insisterent avec bonhomie pour me faire asseoir a leur table. En un tour de main le couvert fut dresse. Ils ne se lassaient pas de me questionner et il fallut leur raconter mon histoire de point en point. Leur curiosite ne se fatiguait pas et la franchise de leur hospitalite m'engageait a tout dire; volontiers ils m'auraient retenu jusqu'au lendemain, mais un coup de cloche m'avertit que le train allait partir. Toute la famille me fit des adieux qui me toucherent et voulut m'accompagner jusqu'a la gare comme si j'avais ete l'un des leurs. C'etait a qui me donnerait la plus vigoureuse poignee de main. Au moment ou j'arrivai sur le quai de gare, un visage m'apparut qui me fit tressaillir. Je venais de retrouver a la station de Marbrehau l'un de mes compagnons de tente, un zouave du 3e. Il portait un chapeau de feutre mou, une veste de grosse bure, un pantalon de drap effiloque. --Tu t'es donc sauve? --Je crois bien! Et toi aussi. --Pardine! Et comment as-tu fait? --Je n'en sais rien. --C'est comme moi! Et tu vas a Paris? --Tout droit. Un wagon de troisieme classe nous prit tous deux. Il etait plein, nous n'echangeames plus un mot. Le train s'arretait a Namur; chemin faisant, a l'une des stations intermediaires, et pendant les quelques minutes que l'on donne aux voyageurs, j'eus l'occasion inattendue de rencontrer un convoi prussien rempli de blesses. Quelle installation! Tout y etait agence pour le confort et le bien-etre de ces malheureux! Point de paille dans d'horribles wagons a bestiaux, mais des hamacs suspendus auquels la marche n'imprime aucune secousse. Le train emportait avec lui les fourneaux pour les bouillons, les tisanes, l'eau chaude, sa pharmacie, sa lingerie, son personnel d'infirmiers et de medecins. Et je pensais a mon pauvre pays qui avait donne tant de preuves d'imprevoyance et qui devait en donner tant d'autres encore! Apres un adieu muet echange entre mon camarade et moi, chacun de nous tira de son cote; c'etait le moyen d'eveiller le moins possible l'attention. Le quai de Namur etait tout rempli de dames belges empressees autour des malheureux qui sortaient des wagons. Elles faisaient connaissance avec les plus effroyables miseres. Quelques-unes joignaient les mains a notre aspect. --Ces pauvres soldats francais! repetaient-elles. Parmi ceux auxquels elles voulaient prodiguer leurs soins et leurs aumones, plusieurs tombaient d'inanition. On les voyait s'abattre sur les bancs ou se trainer, avec de longs efforts. On en recueillit un certain nombre dans une caserne voisine ou ils trouverent a manger, mais ils y resterent prisonniers. J'etais resolu a n'avoir affaire a personne et a me suffire a moi-meme. Cependant une dame qui devait appartenir au monde le plus elegant de Namur, si j'en juge par la toilette, me voyant boiter tres-bas, s'approcha et d'un air de pitie s'offrit a me panser. --Merci, madame, ce n'est rien, lui dis-je. Elle me suivit et voulut glisser dans ma main une piece de monnaie: --Prenez au moins cela, ce sera pour vous acheter du pain et du tabac, reprit-elle doucement. Je ne pus m'empecher de sourire et, lui rendant sa piece blanche, je l'engageai a la donner a de plus miserables que moi. Elle parut un peu surprise; mais la laissant la, les deux mains dans les poches de mon pantalon de toile bleue, je sortis de la gare. Un hotel se trouvait en face. Je me dirigeai vers cet hotel et demandai une chambre au garcon qui attendait devant la porte. Il prit une attitude et me toisant de la tete aux pieds: --Nous ne recevons pas de mendiants, me dit-il. J'avais bonne envie de lever le pied qui m'obeissait encore et de lui en faire sentir la vigueur, mais ce n'etait pas le moment de faire une algarade; je tournai le dos au garcon frise et cherchai fortune ailleurs. Il me semblait que je marchais dans un reve. Etais-je bien dans la realite? Une boutique dans laquelle on vendait du tabac se trouva devant moi, j'y entrai. La marchande etait jeune et avait l'air avenant; j'avancai une piece d'or sur le comptoir et lui exposai ma situation. --Ah! je comprends, dit-elle en me regardant, suivez-moi... Elle se leva, et d'un pied leste me conduisit dans une maison garnie du voisinage assez propre ou les petits marchands et les ouvriers tranquilles trouvaient gite. --Une nuit est bientot passee, me dit-elle alors. Le sommeil en prit la totalite; j'avais un besoin de dormir dont rien ne pouvait combler l'arriere. Il fallut me secouer au petit jour pour me faire prendre le train qui partait a six heures et devait me conduire a Bruxelles. Mon premier soin en descendant de wagon fut de sauter dans une voiture et de prier le cocher de me conduire chez les fournisseurs dont j'avais besoin. Il sourit d'un air malin. --Alors, monsieur me prend a l'heure et me fait faire des courses _d'evade?_ me dit-il en appuyant sur le mot. Habille a neuf de pied en cap et laissant ma defroque dans la voiture, je me presentai chez le consul francais qui me recut avec la plus aimable courtoisie et se mit tout entier a ma disposition. J'avais eu soin de le prevenir, il est vrai, que je n'avais aucun besoin d'argent. La precaution le fit sourire. --Eh! dit-il, tous les evades n'en peuvent pas dire autant.--Et vous voulez rentrer en France! reprit-il en se mettant en devoir de remplir les blancs d'une feuille de papier imprimee qu'il avait devant lui. --Des aujourd'hui, si je peux. Le consul me fit donner ma parole d'honneur que j'appartenais au 3e regiment de zouaves et me remit mon laisser-passer. Je le remerciai et, me hatant de courir a la gare, je sautai dans le premier train qui filait vers l'ouest; une ou deux heures apres j'avais franchi la frontiere; mais, a la premiere gare francaise ou le train s'arreta, un visage ami frappa mes regards: c'etait encore un zouave du 3e regiment, un de ceux que j'avais vus a Sedan et avec qui j'avais partage les miseres de la presqu'ile de Glaires! Il n'y a plus ni grade ni hierarchie dans ces moments-la; il me tendit la main et je la serrai vigoureusement; je ne savais pas encore que le lieutenant R.... devait etre un jour mon capitaine et que nous nous retrouverions sous la tente comme nous nous etions rencontres dans un wagon. Nous avions tant de choses a nous dire que les paroles n'y suffisaient pas; quelquefois nous interrompions nos recits par de longs regards jetes sur les plaines de la Flandre; le paysage avait une monotone placidite; qui ne connait les lignes plates de ces interminables campagnes dont l'uniformite grasse se noie dans un horizon lointain! Elles nous paraissaient les plus charmantes du monde: c'etait les campagnes du pays. Je comprenais a present la valeur profonde et douce de ce mot cher aux soldats! Je le revoyais mon pays, et une emotion indefinissable me penetrait. Mais cette emotion meme devint craintive a Creil. Le train resta longtemps immobile a la gare; le bruit se repandit que la ligne etait coupee et qu'il n'etait plus possible d'avancer! Ce fut un quart d'heure d'angoisse atroce; les voyageurs s'interrogeaient les uns les autres. Fallait-il donc perdre l'espoir d'arriver; mais enfin la locomotive siffla, le train repartit a toute vapeur, et a deux heures du matin j'entrai a Paris. Non, il faut avoir passe par ces dures anxietes pour savoir ce que la vue des longues rangees de maisons peut remuer le coeur. On etouffe! C'etait le 14 septembre; trois ou quatre jours apres Paris etait investi; le siege allait commencer. DEUXIEME PARTIE UNE CAMPAGNE DEVANT PARIS X Quand j'arrivai a Paris, aucun de mes amis ne m'attendait plus. On me croyait mort ou a l'agonie dans quelque ambulance prussienne. Les optimistes supposaient que j'avais eu la chance d'etre au nombre des cent mille prisonniers ramasses dans le grand coup de filet de Sedan et que je mangeais du pain noir dans quelque forteresse d'Allemagne. Ils ne se trompaient qu'a demi. On me traitait en ressuscite. Bientot il fallut songer a rentrer au regiment. Mon pied me faisait grand mal encore et je boitais bel et bien; mais toute la question pour moi etait de decouvrir ce qui restait du 3e zouaves, qui venait de passer par le double creuset de Reischoffen et de Sedan. Ces memes promenades qui avaient marque mon engagement recommencerent. L'administration, dans mon cher pays, n'a-t-elle pas l'art de compliquer les choses les plus aisees et de rendre obscures les plus claires? A la place, ou je me presentai d'abord, on me repondit, apres une longue attente, qu'il fallait me rendre a l'intendance. La, nouvelle attente aux portes des bureaux, apres quoi un commis qui rangeait des papiers m'assura, sans me regarder, que j'avais fait fausse route, et que je devais bien vite courir au Gros-Caillou ou j'aurais a demander le bureau de recrutement.--Et il ajouta a demi-voix: --Ces imbeciles de la place n'en font pas d'autres! Au Gros-Caillou, un garcon de salle me declara que les bureaux etaient fermes et que j'aurais a revenir le lendemain. Le lendemain, l'employe auquel je m'adressai au bureau de recrutement, rit beaucoup de l'etourderie de ces messieurs de l'intendance et me conseilla d'aller aux Isoles, a la caserne de Latour-Maubourg. J'y courus. Un triste spectacle m'y attendait. C'etait le lendemain du jour nefaste de Chatillon. Un rassemblement d'hommes s'agitait dans les cours. Ils respiraient l'accablement. Mon coeur se mit a battre quand je reconnus parmi ces vaincus l'uniforme des zouaves. La plupart appartenaient aux 1er et 2e regiments. Ils etaient encore sous le coup de cette retraite et, comme toujours dans les memes circonstances, on prononcait le mot de trahison. Dans cette troupe de fugitifs qui appartenaient a differents corps, aucune cohesion, plus de lien. Le moral avait disparu. Je ne tirai de toutes ces bouches que des plaintes et des lamentations. C'est alors que je compris la force secrete de ce qu'on appelle l'esprit de corps. Ma vue s'etait troublee a l'aspect de l'uniforme que j'avais choisi. J'en avais recu comme une blessure. N'ayant plus rien a faire aux _Isoles_ je pris le parti vigoureux de retourner a la place. La le commis auquel j'avais eu affaire tout d'abord faillit se facher tout rouge contre les animaux--je raconte--qui encombraient les bureaux de l'intendance, et me poussa dehors. Je me rendis donc a l'intendance pour la seconde fois, determine a faire la navette de l'intendance au Gros-Caillou et du Gros-Caillou a la caserne des Isoles aussi longtemps qu'on le voudrait. Dans les antichambres de l'intendance je rencontrai un camarade qui avait partage la pluie et les demi-biscuits de la presqu'ile de Glaires et qui etait parvenu, comme moi, a s'evader. Il appartenait a l'arme de l'infanterie et c'etait, comme moi, un engage volontaire. --Ce n'est pas fini, me dit-il, et vous en verrez bien d'autres! Ne vient-on pas de me delivrer une feuille de route pour le depot de mon regiment, et savez-vous ou il fait l'exercice, ce depot? --Je ne m'en doute pas. --A Strasbourg, qui est investi depuis trois semaines! Me voyez-vous tout seul en face de l'armee du general Werder et voulant en enfoncer les lignes! Mais voila! les registres portent que le depot de mon regiment est a Strasbourg, on m'envoie a Strasbourg et il faudra bien des paroles pour faire entendre raison aux bureaux. Et quand on pense que ces choses-la se passaient a la meme heure d'un bout de la France a l'autre! J'entrai a mon tour dans le bureau ou l'on m'avait deja recu et, a force d'explications--et non sans peine--j'obtins une feuille de route pour le depot du 3e zouaves--qu'on reconstituait provisoirement a Montpellier. Ce n'etait pas mon affaire; mais, bien resolu a faire partie de la garnison de Paris, j'attendis. Vingt-quatre heures apres j'avais la certitude que les trains de la ligne de Lyon ne marchaient plus. Desormais, j'appartenais au corps d'armee du general Vinoy. Cette fois, instruit par l'experience, je ne pris conseil que de moi-meme. Un zouave a tambour jaune, rencontre par hasard me raconta qu'une poignee de ceux qui avaient fait la trouee de Sedan se trouvait a la caserne de la rue de la Pepiniere avec quelques debris des 1er et 2e regiments et de petits detachements envoyes des trois depots. Je m'y rendis. On m'y recut a bras ouverts, mais pour ne pas subir de nouveaux retards une seconde fois, je me hatai de me faire habiller a mes frais. L'aspect de la grande ville etait change. Ce n'etait deja plus le Paris que j'avais quitte. Il y avait un air d'effarement partout; les menageres couraient aux provisions; on chantait encore _la Marseillaise_, mais d'une voix moins haute; on savait a quel ennemi on avait affaire. Cependant l'orgueil national, l'orgueil parisien, pourrais-je dire, se tendait. On avait ete battu, c'est vrai, mais sous les murs de la grande ville on pouvait, on devait vaincre. La population tout entiere etait debout, elle avait des armes. La bourgeoisie et le peuple semblaient ne faire qu'un. Les remparts et les forts se herissaient de canons. Le tambour battait, le clairon sonnait; on faisait l'exercice sur toutes les places. Et puis la Republique n'avait-elle pas ete proclamee? C'etait la panacee; quelques-uns meme, les enthousiastes, s'etonnaient que l'armee du prince royal ne se fut pas dispersee aux quatre vents a cette nouvelle. Ce miracle ne pouvait tarder. D'autres, il est vrai, mais n'osant pas exprimer leur sentiment, estimaient que c'etait un desastre, et que ce mot seul paralyserait la defense en province. Que d'orages d'ailleurs dans ces quatre syllabes qui portaient la marque de 93! mais cela etait en dessous et ne se faisait jour que dans les conversations intimes. Le peuple, qui ne travaillait plus et jouait au soldat, agitait ses fusils a tabatiere. Il y avait une grande effervescence. Le gouvernement du 4 septembre n'avait qu'a commander; il etait obei. On attendait avec anxiete, avec une impatience fievreuse ou il y avait de la joie, le retentissement du premier coup de canon. On l'entendit, et la population qui courait au Trocadero sut enfin que le cercle de fer de l'armee prussienne se fermait autour de Paris. J'appartenais alors a la 1re compagnie du 3e bataillon du 4e zouaves. Le capitaine R..., qui en avait le commandement, avait ete a Sedan, comme on sait, et j'avais fait sa connaissance a l'ile de Glaires. C'etait entre les evades qui en avaient partage les miseres comme une franc-maconnerie. Ce nouveau regiment de zouaves dans lequel je venais d'etre incorpore, se composait de trois bataillons formes avec les debris des 1er, 2e et 3e regiments d'Afrique. Il portait le n deg.4; mais il n'avait pas de drapeau. Il fut question de lui delivrer celui que les zouaves du 3e avaient sauve de Sedan. Ce qui restait de ce regiment s'y opposa si energiquement, que le drapeau troue de balles fut "verse" au musee d'artillerie. Bientot apres, le regiment fut envoye a Courbevoie, ou les trois bataillons furent cantonnes, et le 3e recut ordre de repartir son monde dans les petites maisons qui sont groupees entre le village et le remblai du chemin de fer. Des pioches nous avaient ete distribuees, et sous la surveillance des officiers une centaine de bras se mirent a l'oeuvre pour creneler les pauvres habitations ou restaient encore quelques meubles. Quelques coups vigoureux suffisaient pour percer les murailles et faire jouer le vent de chambre en chambre. En un tour de main, le village fut mis en etat de defense; briques et moellons tombaient de ci, de la, et des lucarnes s'ouvraient partout, propres a recevoir le bout des chassepots. C'etait comme si l'on se fut attendu a l'arrivee subite des Prussiens. Au moment de notre arrivee a Courbevoie, on n'y voyait pas autres creatures vivantes que quelques chiens errant a l'aventure d'un air desoriente. Les hommes leur manquaient; mais le soldat a une force d'attraction qui lui est propre. Un regiment est comme une colonie qui marche. Le soir meme je vis une lumiere briller a la fenetre d'une maison dont les proprietaires, plus soucieux de leur vie que de leur immeuble, avaient fait comme leurs voisins. Je m'approchai. Un marchand de vin s'y etait installe avec ses verres et ses brocs, suivi d'une servante solidement batie. Elle connaissait de longue date les grenadiers et les voltigeurs de l'ex-garde et n'avait pas peur des zouaves. Apres le marchand de vin, qui ralluma les fourneaux d'une cuisine ou les officiers etablirent leur popotte, vint un marchand de tabac, et Dieu sait si la clientele lui fit defaut; puis un epicier qui rouvrit sa boutique et rapporta sa marchandise. Cet exemple fut suivi, et petit a petit, sans savoir d'ou ils arrivaient, les fournisseurs rentrerent dans leurs penates. Il y eut meme une blanchisseuse. La civilisation reprenait possession de la ville morte. On ne peut pas percer des murs continuellement, meme quand c'est inutile; la besogne de creneler la partie du village que nous occupions avait ete faite en un jour. Nous ne savions rien de ce qui se passait a Paris. Les journees s'ecoulaient lentement, pesamment; nous n'avions pour distraction que les grand'gardes qu'on nous envoyait monter sur les bords de la Seine. On avait l'emotion de la surveillance. On nous employait aussi aux travaux de la redoute de Charlebourg; mais les zouaves qui manient le mieux le fusil manient tres-mal la pelle et la pioche. On faisait grand bruit autour des brouettes, et la besogne n'avancait pas. Une chanson, un recit, une calembredaine faisaient abandonner les outils, et, quand on les avait abandonnes, on ne les reprenait plus. Apres quelques jours d'essai, on nous remplaca par des soldats de la ligne et des mobiles. L'ennui devenait endemique et quotidien. Un exercice de deux heures en coupait la longue monotonie. Un jour vint cependant, le 16 octobre, ou le bataillon crut qu'on allait avoir quelque chose a faire; quelque chose a faire, en langage de zouave, signifiait qu'on avait l'esperance d'un combat. On prit les armes avec un fremissement de joie, et l'on nous dirigea vers le rond-point de Courbevoie, ou des batteries de campagne nous avaient precedes. La on mit l'arme au pied, et on attendit. Aucun bruit ne venait de la plaine. Si on ne nous attaquait pas, c'est que nous allions attaquer. On attendit encore; un contre-ordre arriva, et on nous ramena la tete basse dans nos cantonnements. Le lendemain, l'ennui reprit de plus belle. Il y avait deja plus d'un mois que l'investissement avait commence, et je n'avais pas encore tire un coup de fusil. On vidait les gamelles deux fois par jour, on jouait au bouchon, on se promenait les mains dans les poches, on pechait a la ligne, on bourrait sa pipe, on la fumait, on la bourrait de nouveau, on regardait les petits nuages blancs qui s'elevaient au-dessus du Mont-Valerien apres chaque coup de canon, on s'interessait au vol des obus, on cherchait une place ou dormir au soleil dans l'herbe. XI Cependant le 21 octobre on nous fit prendre les armes de grand matin. Le bataillon s'ebranla; il avait le pas leger. Pour ma part, je n'etais point fache de voir ce que c'etait qu'une affaire en ligne. Tout m'interessait dans cette marche au clair soleil d'automne. Le remblai du chemin de fer franchi, on nous fit faire halte. Pourquoi? L'esprit frondeur qui, sous le premier Empire, avait rempli la vieille garde de grognards, s'exhalait deja dans nos rangs en quolibets et en reflexions ironiques, et comme mon serre-file demandait a voix basse la cause de ce temps d'arret: --Ah! tu veux savoir, toi qui es curieux, pourquoi on nous fait attendre les pieds dans la rosee, au risque de nous faire attraper des rhumes de cerveau? dit un caporal; je vais te le dire en confidence, mais a la condition que tu garderas ce secret pour toi. Et, sans attendre la reponse du camarade, le caporal, se faisant de ses deux mains un porte-voix, reprit d'une voix sourde: --Vois-tu, petit, on attend pour donner aux Prussiens, qui sont a flaner sur une longue ligne, le loisir de se rassembler en tas... C'est une ruse de guerre. Les soldats se mirent a rire, les officiers firent semblant de n'avoir rien entendu. J'ai pu remarquer depuis lors que cet esprit gouailleur, pour me servir du terme parisien, est une des habitudes, je pourrais dire des traditions de l'armee. Elle n'a point d'influence sur le courage personnel du soldat ni meme sur la discipline. Le soldat entretient sa gaiete aux depens de ses chefs; mais, bien commande, il marche bravement, et, s'il reussit, il se moque au bivouac de sa propre raillerie. Vers onze heures, le bataillon reprit sa marche. Le contre-ordre qu'on redoutait n'etait pas venu. Nanterre fut traverse. Il n'y avait personne sur le pas des maisons. Le village des rosieres avait un aspect desole. Les magasins etaient fermes, les fenetres closes, le silence partout. Le bruit de notre marche cadencee sonnait entre la double rangee des maisons vides. Parfois cependant les tetes de quelques habitants obstines apparaissaient derriere un pan de rideau. Nous avancions le long de la levee du chemin de fer de Saint-Germain dans la direction de Chatou, laissant derriere nos files la station de Rueil-Bougival. Il me serait impossible d'exprimer ce qui se passait en moi, tandis que je parcourais, le chassepot sur l'epaule, en compagnie de quelques milliers de soldats, ce pays charmant dont je connaissais les moindres details. Mes yeux regardaient en avant, et ma pensee regardait en arriere. Une partie du 3e bataillon servait de soutien a l'artillerie, qui tirait a volees sur la Malmaison et la Celle-Saint-Cloud, d'ou les batteries prussiennes repondaient faiblement. Les obus qu'elles nous envoyaient depassaient nos canons et tombaient pres de nous; mais, recus par une terre humide et meuble, ces projectiles n'eclataient pas tous et nous faisaient peu de mal. J'avais oublie Bougival et les promenades faites en canot en d'autres temps pour ne plus m'occuper que des obus: ils sifflaient l'un apres l'autre et continuaient a tomber, tantot plus loin, tantot plus pres. Cette immobilite a laquelle nous etions tous condamnes est l'une des choses les plus insupportables qui se puissent imaginer. Elle constitue, je le sais, l'une des vertus essentielles de toute armee, la constance et le sang-froid dans le peril; mais quelle anxiete et surtout quelle irritation! Les nerfs se prennent, et l'on a sous la peau des frissons qui ne s'effacent que pour revenir. J'avais passe par Sedan ou les balles et les projectiles pleuvaient et faisaient voler la pierre et les briques des murailles, l'eau des fosses, la poussiere du chemin; mais la j'etais dans l'action, je faisais le coup de feu, j'avais le mouvement avec le danger. J'affectai cependant une tranquillite qui n'etait pas dans mon coeur. C'etait comme un nouveau bapteme que je recevais, et je voulais m'en montrer digne. Nos yeux cherchaient a decouvrir la batterie d'ou nous venaient ces obus; ils n'apercevaient rien qu'un peu de fumee blanche s'elevant en flocons derriere un bouquet d'arbres. L'ordre de pousser plus avant arriva enfin, et bientot apres le bataillon etait deploye en tirailleurs dans la plaine qui s'etend entre le chemin de fer americain et la Seine. Nous etions tous couches a plat ventre, l'un derriere un buisson, l'autre dans un fosse, celui-la a l'abri d'un arbre, celui-ci dans le creux d'un sillon. Chacun cherchait un abri, chargeait et tirait. J'avais devant moi, au bord du chemin de halage, la guinguette du pere Maurice, si chere aux peintres, et sur ma droite, dans l'ile de Croissy, cette Grenouillere d'ou partent tant de rires en ete. Les magnifiques trembles de l'ile s'etaient revetus de teintes superbes, on distinguait a travers les arbrisseaux de la rive les cabanes si bruyantes encore au mois d'aout, et maintenant le roulement du canon et le crepitement de la fusillade remplacaient la gaiete d'autrefois. On tirait sur nous des maisons de Bougival; nous nous mimes a tirer sur Bougival. Le mal que nous faisions n'etait pas grand. Quelquefois nous avancions, quelquefois nous reculions; l'intensite plus ou moins vive du feu y etait pour quelque chose, les ordres qu'on nous donnait pour le reste. Un pauvre zouave de seconde classe, qui n'avait vu qu'une defaite et une capitulation, n'a pas d'avis a emettre sur des operations de guerre; il me semblait pourtant que cette affaire etait menee sans vigueur et surtout sans ensemble. Cependant on se battait ferme autour de la Malmaison. Le parc etait en feu; les pierres et le platre du mur d'enceinte sautaient en eclats. Je tiraillais toujours. Je regardais tomber les branches des arbrisseaux coupees par les balles comme avec une serpe. C'est la que pour la premiere fois j'ai remarque cet air de stupefaction que prend le visage d'un homme frappe a mort. C'est de l'effarement. Il y en a qui restent foudroyes. J'avais pres de moi un zouave qui chargeait et dechargeait son chassepot accroupi derriere un saule. Il en appuyait le bout sur la fourche de deux branches, et ne lachait son coup qu'apres avoir vise. De temps a autre, je le regardais. Un instant vint ou, ne l'entendant plus tirer, je me retournai de son cote. Il etait immobile, la tete penchee sur la crosse de son fusil, le doigt a la gachette, dans l'attitude d'un soldat qui va faire feu. Un filet de sang coulait sur son visage d'un trou qu'il avait au front. Il etait mort. Aucun de ses membres n'avait remue. Une sonnerie de clairon nous fit commencer un mouvement de retraite. On reculait, puis sur un nouveau signal on s'arretait. Des obus passaient sur nos tetes; mais, chemin faisant, nos baionnettes trouvaient a s'occuper. Elles nous servaient a fouiller les champs et a en arracher de bonnes pommes de terre que nous glissions dans nos poches. L'ordinaire se faisait incertain, et quelques legumes venaient a propos pour en varier la maigreur. Un temps se passa mele de haltes et de marches, apres lequel un ordre definitif nous fit rentrer dans nos cantonnements. Le village de Nanterre, que nous avions traverse une premiere fois en tenue de campagne, devint un lieu de promenade. Ce village avait une physionomie particuliere qui brillait par l'originalite. On ne pouvait pas dire qu'il fut peuple; on ne pouvait pas dire non plus qu'il fut desert. Il y avait des habitants; quelques-uns etaient de Nanterre certainement, mais d'autres avaient ete conduits la par les hasards de la guerre; Nanterre me rappelait ces pays frontieres dont il est question dans les romans de Walter Scott, et que les gens de la plaine et de la montagne pillaient alternativement. Un certain commerce interlope s'etait etabli dans le village, situe a egale distance de Courbevoie et de Rueil. Patrouilles francaises et reconnaissances prussiennes s'y promenaient avec la meme ardeur. On y echangeait des coups de fusil, mais dans l'intervalle les habitants vendaient du tabac aux uns et aux autres sur le pied de la plus parfaite egalite. Si les coups de feu partaient, les habitants rentraient chez eux et se tenaient cois. La bourrasque eteinte, ils ouvraient la fenetre, risquaient un oeil dans la rue, et, surs que tout danger avait momentanement disparu, quittaient leurs maisons comme des lapins leurs terriers apres le depart des chasseurs. On nous envoyait de grand'garde aux bords de la Seine. Nous passions la ordinairement vingt-quatre heures, quelquefois quarante-huit. C'etaient pour les zouaves du 3e bataillon des jours de fete. A peine arrives autour de la redoute qui nous servait de quartier general, chacun de nous se faufilait du cote d'une sorte de tranchee creusee au bord de l'eau, en ayant soin de se defiler des balles, et on ne perdait plus de vue la rive opposee. C'etait la chasse a l'homme. J'avais trop lu les romans de Fenimore Cooper pour ne pas me rappeler les pages palpitantes ou il raconte les prouesses du Cerf-Agile, du Renard-Subtil et de la Longue-Carabine; mais qui m'eut dit a cette epoque qu'un jour viendrait ou, embusque moi-meme dans un trou fait en plein champ, j'attendrais le passage d'un ennemi pour lui envoyer une balle, et cela a une lieue d'Asnieres! La nuit venue, des distractions nouvelles nous etaient offertes. La presqu'ile de Gennevilliers, qui s'ouvrait devant nous entre les replis de la Seine, etait un champ ouvert a de longues promenades. Quelquefois ces reconnaissances partaient sous la conduite d'un sergent; quelquefois un caporal reunissait quatre hommes et se mettait en marche a la tete de son petit corps d'armee. La consigne etait courte et severe: tout regarder et se taire. On parcourait l'ile en tout sens, silencieusement, comme des Peaux-Rouges. Quand nous suivions le bord de la riviere, ou les Prussiens pouvaient avoir l'idee de jeter un pont de bateaux, on se glissait a plat ventre; de temps en temps on s'arretait et on ecoutait; puis on rentrait et on dormait comme des souches. Au reveil, nous nous arrachions les journaux pour savoir ce qui se passait a Paris. Je commencais a m'expliquer comment il se fait qu'on peut etre mele a tous les hasards d'une bataille sans en rien savoir. Un soldat ne voit jamais que le point precis ou il charge et decharge son fusil, le capitaine peut raconter l'histoire de sa compagnie, un colonel celle de son regiment; l'un a combattu le long d'un ruisseau, l'autre aupres d'un bouquet de bois. Il y a des bataillons entiers qui, tenus en reserve dans un pli de terrain, n'ont vu que de la fumee et entendu que du bruit. C'est pourquoi un caporal a pu me dire en toute verite et avec l'accent de la conviction: "La bataille de Wissembourg, ou j'etais, c'est un champ de betteraves autour duquel on s'est beaucoup battu... A six heures, il a fallu l'abandonner... Un de mes hommes y a perdu son sac." Il n'y a que le general en chef qui puisse dire comment les choses se sont passees, et encore seulement apres que les rapports des chefs de corps lui sont arrives. J'obtenais quelquefois, mais rarement et non sans peine, une permission pour venir voir mes parents. Paris avait un aspect tranquille. Si on n'avait pas entendu une furieuse canonnade, on aurait pu croire que rien d'extraordinaire ne s'y passait. Il fallait parfois faire un effort de memoire pour se rappeler que trois ou quatre cent mille Prussiens campaient aux environs. On croyait a la victoire. Je ne pouvais pas m'empecher d'avoir moins de confiance: j'avais vu Sedan. Je ne faisais part de mes apprehensions qu'a un petit nombre d'amis particuliers. En dehors de leur cercle intime, on m'eut pris pour un fou ou pour un agent de M. de Bismarck. On etait encore dans la periode de l'enthousiasme joyeux. Paris, avec sa ceinture de forts, paraissait une ville inexpugnable. Le moyen qu'une armee de quatre cent mille hommes, soldats, mobiles et gardes nationaux, fut forcee dans ses retranchements, et la Prusse, malgre la landwehr et le landsturm, empecherait-elle la province soulevee de donner la main a Paris? Les orateurs ne manquaient pas pour developper ce theme, qui renfermait en germe l'espoir d'un triomphe eclatant. Chaque restaurant possedait un groupe de ces strategistes, qui prenaient des redoutes et brisaient des lignes entre un beefsteak de cheval et une mince tranche de fromage. Les Prussiens repousses et le cafe pris, on etait fort gai. Apres la malheureuse affaire du Bourget, vers le 15 ou 20 novembre, le 4e zouaves recut dans ses cadres un certain nombre de zouaves et de chasseurs de l'ex-garde qui etaient en depot a Saint-Denis: ils furent repartis dans les 1er et 2e bataillons; quant au 3e, on en completa l'effectif par une compagnie de turcos, dont la plupart etaient nes en France et plus specialement a Paris. Cependant, parmi ces recrues, on comptait a peu pres une cinquantaine de veritables Africains, Arabes ou Kabyles, rompus au metier des armes, et qui avaient vu les batailles de l'Est. Desormais il n'y eut plus dans la ville assiegee d'autres zouaves que ceux du 4e regiment. XII Dans les derniers jours du mois de novembre un fremissement parcourut nos bataillons. Des bruits circulaient qui nous faisaient croire qu'on allait se battre. D'ou venaient-ils? On n'avait aucun renseignement officiel, et on sentait qu'ils ne mentaient pas. Ceux qui comptaient le plus sur la bataille faisaient semblant de n'y pas croire. --Ce sont des mots en l'air pour nous amuser! disaient les uns. --On a deja perdu trop de temps pour n'en pas perdre encore, reprenaient les autres. Mais tous ceux qui grondaient et ceux qui raillaient, astiquaient leurs armes et passaient la revue de leurs chaussures, cette grande preoccupation du fantassin. On ne s'ennuyait plus; on allait voir les Prussiens. Ce ne serait pas comme dans la plaine de Gennevilliers, ou pas un ne se montrait jamais. Enfin, au plus fort de cette agitation et de cette impatience, le 28 novembre on recut l'ordre de partir. Le matin, au point du jour, on forma le cercle, et la fameuse proclamation du general Ducrot fut lue aux compagnies. Quel silence partout! Arrive au passage celebre: "Je ne rentrerai a Paris que mort ou victorieux!" un etranglement subit coupa la voix de mon capitaine. Il porta la main a ses yeux, qui ne voyaient plus. J'etais aupres de lui. --Fourrier, me dit-il en me passant la proclamation, lisez pour moi. J'achevai cette lecture d'une voix nerveuse que l'emotion faisait trembler un peu. Il y eut un frisson dans les rangs. J'avais chaud dans la poitrine. Le general Ducrot n'est pas mort et n'a pas ete victorieux; mais faut-il lui faire un crime de quelques paroles inutiles ecrites avec trop de precipitation? C'etait un peu la mode alors, une sorte de manie qui s'etait emparee des generaux aussi bien que des orateurs de carrefour et des gardes nationaux. Tous parlaient et prenaient a la hate ces engagements superbes que les evenements ne permettent pas toujours de tenir. Souvent la mort ne repond pas a ceux qui l'appellent. Dix fois le general Ducrot a charge bravement a la tete de ses troupes, et dix fois les balles et les obus ont tourne autour de lui sans l'atteindre. Quoi qu'il en soit, l'effet produit par les paroles du general Ducrot fut tres-grand; elles electrisaient tout le monde, elles flattaient l'orgueil national. C'est un peu la faute de la France si on lui en prodigue en toute occasion; elle les aime, elle se paye de mots, et croit tout sauve quand des phrases eclatantes sonnent a ses oreilles; mais ensuite, quand les Francais se reveillent en face de la realite triste et nue, ils crient a la trahison. Le regiment se rendit de Courbevoie a la porte Maillot; il marchait d'un pas ferme et leger malgre le poids des sacs. La le chemin de fer de ceinture nous prit, et nous descendit a Charonne. Il etait six heures et demie du soir au depart; la nuit etait donc tout a fait noire quand nous atteignimes, ranges en colonne de marche, le bois de Vincennes, que nous devions traverser. On apercevait dans les profondeurs du bois et le long des avenues les feux de bivouac allumes. Il faisait un froid apre et dur. Le vent qui secouait les rameaux depouilles des arbres faisait osciller les flammes et projetait dans l'ombre des lueurs bizarres et flottantes. Des massifs etaient soudainement eclaires, d'autres plonges dans les tenebres. Les armes en faisceau brillaient et semblaient lancer des eclairs subits. Tout autour des brasiers, des groupes de soldats etaient couches. Les uns dormaient roules dans leur couverture; on les voyait comme des boules, la tete cachee sous un pli de laine; d'autres, assis, les coudes sur les genoux, le visage a la flamme, qui les couvrait de clartes rouges, semblaient reflechir, le menton pris dans les mains. D'autres encore, accroupis, tisonnaient et faisaient jaillir du foyer des gerbes d'etincelles qui les couvraient de reflets pourpres: c'etait un spectacle a la fois triste et doux. Il devenait terrible par la pensee quand l'esprit se representait cette masse d'hommes se levant et se jetant sur d'autres hommes pour les tuer. Le bruit de notre marche cadencee qui se prolongeait sous les futaies reveillait a demi les soldats ou attirait l'attention de ceux qui veillaient. Ils tournaient la tete, nous contemplaient un instant en silence, puis retombaient dans leur sommeil ou leur reverie. Le bois de Vincennes traverse, je ne vis plus derriere moi qu'un rideau noir baigne d'une lueur rouge qui s'eteignait dans la nuit, et que piquaient des points lumineux; nous marchions toujours. C'est ainsi que nous traversames Nogent, le village apres le bois; mais alors des ordres transmis a la hate nous faisaient faire de courtes haltes. Les zouaves en profitaient pour soulager leurs epaules par cette secousse rapide qui releve le sac, et dont leurs muscles ont l'habitude. Les deux mains sur le canon de leur fusil, ils attendaient, et, apres quelques minutes, ils reprenaient leur marche. Un moment vint cependant ou toute la colonne s'arreta. Je deposai mon sac avec une sorte de volupte; mes reins pliaient sous le poids. Les officiers passerent sur le front des compagnies, et firent former les faisceaux en assignant leur lieu de campement a chacune d'elles.--Inutile de dresser les tentes, et surtout pas de feu, nous dit-on.--L'action devait donc s'engager de bonne heure? l'ennemi etait donc bien pres? Des chuchotements legers coururent dans les rangs, puis chacun commenca ses preparatifs. Savait-on combien de nuits on avait encore a dormir? Le froid piquait ferme, je pris ma couverture et mon capuchon avec lesquels je m'enveloppai, et, bien serres l'un contre l'autre pour nous tenir chauds, mon sergent-major et moi, nous nous etendimes sur l'herbe trempee de rosee. Presque aussitot nous dormions. Ce sentiment de froid qui precede le matin nous reveilla. Le regiment fut sur pied en quelques minutes. A genoux dans la rosee, chacun roula sa couverture encore humide et la boucla sur le sac. Il faisait presque nuit; nos regards interrogeaient l'horizon. Les compagnies se rangeaient dans l'ombre, on en voyait confusement les lignes noires; des murmures de voix en sortaient. Une anxiete sourde nous devorait; des soldats essuyaient le canon de leur fusil avec les pans de leur capuchon, ou cherchaient des chiffons gras pour en nettoyer la culasse; d'autres serraient leurs guetres. Il se faisait de place en place des mouvements pleins de sourdes rumeurs; des officiers toussaient en se promenant; l'obscurite s'en allait; deux heures se passerent ainsi. La route par laquelle nous etions venus et qui s'etendait derriere nous, etait encombree de convois de vivres, de regiments en marche et de trains d'artillerie. On entendait le cahot des roues dans les ornieres et les jurons des conducteurs; les soldats filaient par les bas cotes. Les cretes voisines s'eclairerent, tout le paysage m'apparut; nous avions campe entre les forts de Nogent et de Rosny. Une foret de baionnettes etincelait, et des files de canons passaient. A huit heures, l'ordre vint de mettre sac au dos. La colonne s'ebranla, on se regarda; chaque regard semblait dire: Ca va chauffer! Nous ecoutions toujours; le canon allait gronder certainement. Les minutes, les quarts d'heure s'ecoulaient; quelques sons rares fendaient l'air; nous marchions alors sur une sorte de petit plateau qui descendait en pente douce jusqu'au remblai du chemin de fer de l'Est. La tout a coup le regiment s'arreta, noua avions parcouru 800 metres. --Ce sera pour tout a l'heure, se dit-on. Quelques minutes apres, nous avions mis bas nos sacs, et nos officiers, prevenus par l'etat-major, nous invitaient a faire la soupe. Cette invitation est toujours une chose a laquelle le soldat se rend avec plaisir: ces cuisines en plein vent, si tot creusees au pied d'un mur et sur les talus d'une haie, l'egayent et le reconfortent; mais en ce moment elle fut recue avec de sourds murmures. Etait-ce donc pour manger la soupe qu'on nous avait fait venir de Courbevoie a Nogent! A quoi pensaient nos generaux? Leur mollesse deviendrait-elle de la paralysie? Tout en grondant et grognant, on ramassait du bois et on allumait le feu. Les marmites bouillaient, les gamelles se remplissaient; mais on avait l'oeil et l'oreille au guet, pret a les renverser au moindre signal. Les officiers fumaient, allant et venant d'un air ennuye. La soupe avalee, chacun de nous grimpa sur un tertre ou sur le remblai du chemin de fer pour regarder au loin. Quelques coups de fusil eclataient par intervalles. Etait-ce le commencement de l'action? A deux heures, on nous donna l'ordre de camper. Ce fut comme un coup de massue. Plus de bataille a esperer. Ceux-ci se plaignaient, ceux-la juraient. Pourquoi ne pas nous faire planter des pommes de terre? Les philosophes, il y en a meme parmi les zouaves, se couchaient au soleil sur le revers d'un fosse. Les curieux s'en allaient en quete de renseignements. J'appris enfin que le coup etait manque. On remettait la bataille au lendemain. La Marne, disait-on, avait subi une crue dans la nuit, et le pont de chevalets s'etait trouve trop court. Le tablier meme en avait ete emporte. C'etait encore un tour de cette malchance qui nous poursuivait depuis Wissembourg. Ce pont trop court m'etait suspect. Il me sembla qu'on mettait au compte de la Marne une mesaventure dont la responsabilite retombait sur nos ingenieurs. Les chuchotements de bivouac me firent supposer bientot que, dans leurs calculs, les constructeurs du pont s'etaient trompes d'une douzaine de metres a peu pres. --En somme, ce n'est qu'un retard de quelques heures, disaient les optimistes. Il est vrai que ce retard profitait aux Prussiens en raison directe du tort qu'il nous faisait. --A present ils sont avertis; nous en aurons demain des bandes sur le dos, repetaient les vieux. Le jour tomba; a six heures, l'avis passa de rang en rang qu'une distribution serait faite a Montreuil. --Ici les hommes de corvee! cria mon sergent. C'etait une promenade de trois kilometres qu'on nous proposait, et il ne dependait pas de moi de la refuser. Un camarade me fit observer que trois kilometres pour aller et trois kilometres pour revenir, cela faisait six kilometres. Il m'etait impossible de discuter l'evidence de ce calcul, mais ce n'etait pas une raison pour rester. Il faisait un froid vif qui rendait la marche facile. Qui sait? on aurait peut-etre la chance de rencontrer un cheval mort sur lequel on taillerait un bon morceau. Tout en causant, on avance; point de cheval mort. Des corbeaux qui volent, et autour d'une ferme en ruine pas une poule. Nous arrivons enfin et preparons nos sacs. Rien, ni pain ni viande. Dans ces occasions, le soldat ne menage pas l'intendance; les epithetes pleuvent. Cependant on apprend tout a coup qu'il y a quelque chose. Quoi? Les sourires reviennent. On retourne aux sacs, et l'on nous distribue quelques morceaux de sucre et quelques grains de cafe. Tristement il fallut reprendre le chemin que nous avions parcouru. Bientot la magnificence du spectacle qui se deroulait sous mes yeux me fit oublier ma fatigue. Je ne regrettai plus d'etre venu. Tout l'horizon etait constelle de feux. On en voyait dans la nuit obscure les lueurs vacillantes, qui se profilaient en longues lignes et disparaissaient dans l'eloignement. Ici c'etaient des brasiers; la des etincelles. Un vent leger secouait ces feux de bivouac qui couvraient la nuit de clartes rouges. Dans l'ombre passaient les silhouettes des sentinelles. On entrevoyait des squelettes d'arbres et vaguement les cones blancs des tentes. J'etais seul. Derriere moi, j'entendais le pas trainant et les chuchotements irrites de mes camarades. Du cote des Prussiens, rien; la nuit noire et profonde. Je rentrai sous la tente avec un sentiment de bien-etre indefinissable; encore ebloui par l'etrangete de ce spectacle, ou les jeux de la lumiere donnaient a l'ombre des apparences fantastiques, je me roulais dans ma couverture; nous devions nous lever le lendemain a quatre heures. Aucune idee de mort ne me preoccupait: j'avais cette idee bizarre, mais enracinee, que rien jamais ne m'arriverait. A quatre heures, nous etions tous debout; c'etait la fameuse journee du 30 novembre qui allait commencer. Un mouvement silencieux animait notre campement. Accroupi comme les autres dans la rosee, je defaisais ma tente et en ajustais les piquets sur le sac. On n'y voyait presque pas. Quelques tisons fumaient encore; des zouaves presentaient leurs mains a la chaleur qui s'en degageait. Quelques-uns parlaient bas. Il y avait comme de la gravite dans l'air. Nos officiers, la cigarette aux levres, allaient autour de nous comme des chiens de berger. Quelques soldats se promenaient lentement a l'ecart; ils ne savaient pas pourquoi; des tristesses leur passaient par l'esprit. Vers cinq heures, on defit les faisceaux et chaque compagnie prit son rang. Une demi-heure apres, nous etions en route; nos pas sonnaient sur la terre dure. Le chemin etait encombre de voitures et de fourgons. Il fallait descendre dans les champs. La clarte se faisait; nous voyions des colonnes passer, a demi perdues dans la brume du matin. Il s'elevait de partout comme un bourdonnement. Les cretes voisines se couronnaient de troupes; des pieces d'artillerie prenaient position. Notre regiment s'arreta sur un petit plateau, a 200 metres sur la gauche de Neuilly-sur-Marne. Nous etions entre le village et la ligne du chemin de fer. Un soleil radieux se leva; il faisait un temps splendide. Un sentiment de joie parcourut le regiment. Quelques-uns d'entre nous penserent au soleil legendaire d'Austerlitz. Etait-ce le meme soleil qui brillait? Deux heures se passerent pour nous dans l'immobilite, a cette meme place, sous Neuilly. Tantot on deposait les sacs, tantot on les reprenait. Les alertes suivaient les alertes. On avait des acces de fievre. Un premier coup de canon partit, le regiment tressaillit; la bataille s'engageait. Bientot les coups se suivirent avec rapidite. On regardait les flocons de fumee blanche. Du cote des Prussiens, rien ne repondait. Ce silence inquietait plus que le vacarme de l'artillerie. Il etait clair que nous devions traverser la Marne. De la place ou je me dressais sur la pointe des pieds pour mieux saisir l'ensemble des mouvements, je voyais parfaitement le pont jete sur la riviere. On en calculait la longueur. --C'est la qu'on va danser! me dit un voisin. Quelle cible en effet pour des paquets de mitraille! pas un obstacle, pas un pli de terrain, un plancher nu! Le 1er et le 2e bataillon s'ebranlerent; on les dirigea du cote de Villiers. J'avais des amis dans ces deux bataillons. Le 3e ne les accompagnait pas. On les suivit des yeux aussi longtemps qu'on put les distinguer. Des ondulations du terrain, puis des trainees de fumee nous les cachaient. Le soir, au bivouac, j'appris qu'on les avait menes devant le mur crenele d'un parc qu'on n'eut jamais la pensee d'abattre a coups de canon. L'attaque de ce mur avait, me dit-on, coute 670 hommes au regiment, tant tues que blesses. Un officier que j'avais rencontre a la frontiere y avait eu le ventre emporte, par un obus. Je n'en etais pas encore aux reflexions melancoliques, je ne pensais qu'a la bataille; le canon faisait rage. L'action la plus violente etait engagee sur notre droite. Nous ne perdions pas un des mouvements qui se passaient sur les cretes qui couronnent la Marne. Un grand nombre de soldats, disposes en tirailleurs rampaient ca et la. Un rideau de fumee les precedait; mais au dela tout se confondait. Qu'avions-nous au loin devant nous, des Francais ou des Prussiens? Les uns et les autres peut-etre; mais ou etaient les pantalons rouges et les capotes noires? A cette distance, les couleurs s'effacaient, et nos officiers, qui n'avaient pas de lorgnettes, ne pouvaient faire que des conjectures. Ne savais-je pas deja que les officiers de l'armee de Sedan n'avaient pas plus de cartes que n'en avaient eu ceux de l'armee de Metz? Cette indecision, les artilleurs du fort de Nogent la partageaient. Ils ne savaient pas de quel cote faire jouer leurs pieces, et il arriva meme qu'un obus lance un peu au hasard vint tomber au milieu d'une colonne de mobiles qui s'efforcaient de debusquer des tirailleurs prussiens repandus sur le coteau. Il y avait dans le bataillon des trepignements d'impatience. La batterie qui tirait sur notre front appuyait le travail des pontonniers qu'on voyait sur les deux rives et dans l'eau, ajustant les barques et les cordes; nous avions repris nos sacs. Trois mitrailleuses furent amenees sur le bord de la Marne et fouillerent les taillis qui nous faisaient face sur la rive opposee. On voyait sauter les branches et des paquets de terre; rien n'en sortit. On nous avait dissimules derriere des maisons. Les ponts etaient prets. XIII --En avant! crierent nos officiers. C'etait a la 1re compagnie qu'appartenait le perilleux honneur de prendre la tete de la colonne. Le general Carre de Bellemare et son etat-major nous precedaient. Le pont plia sous notre marche. Je ne sais pourquoi, mais en ce moment je me mis a penser au pont d'Arcole, dont j'avais vu tant de gravures, avec le grenadier qui tombe, les bras en avant. Mon coeur se mit a battre. Je serrai nerveusement la crosse de mon fusil. J'avais un peu peur. Par combien d'obus et par quels milliers de balles n'allions-nous pas etre accueillis sur ce tablier ouvert a tous les vents! Je me voyais deja faisant la culbute comme le soldat de la gravure et plongeant dans la riviere. J'ai toujours admire ceux qui parlent de leur indifference en pareille occasion; mais est-elle aussi magnifique qu'ils le racontent? Quant a moi, ma vertu n'avait point le temperament aussi solide, et, si j'etais resolu a faire mon devoir, ma force n'allait point jusqu'a cet oubli de la crainte. Cependant nous avancions toujours; ni boulets, ni mitraille, rien. Quelle surprise diabolique nous reservait-on? Le fer et le plomb allaient certainement tomber tout a coup dru comme grele. Point. Le general, qui avait pris la tete, marchait au pas de son cheval, le poing sur la hanche. J'avais les yeux sur son kepi aux galons d'or. N'allait-il pas voler dans l'espace? Toujours meme silence. Decidement les Prussiens ont le caractere mieux fait que je ne le supposais. Est-ce negligence ou mansuetude? Le pont est franchi; le cheval du general pose ses sabots sur la terre. Nous respirons. Il nous semble que le plus gros de la besogne est fait. Tous a terre et le coeur soulage, on nous disperse en tirailleurs, et je me porte en avant parmi ces buissons que les mitrailleuses ont fouilles. C'est a present que les chassepots vont jouer! Les zouaves se jettent de droite a gauche a travers les taillis comme un troupeau de chevres. Les branches violemment fendues nous couvrent le visage d'eclats de givre. Je vois briller l'epee nue de nos officiers, qui donnent l'exemple. --C'est comme en Afrique! me dit un vieux zouave tout charge de chevrons et de medailles, qui s'est evade comme moi de la presqu'ile de Glaires. Un coup de clairon sonne; nous nous arretons net. Pourquoi ce coup de clairon? Immediatement nous battons en retraite, et ordre nous vient de repasser le pont. Je marche tout en regardant mon voisin, qui regarde le sien. Que se passe-t-il donc? Le canon tonnait toujours. Allait-on nous engager d'un autre cote? Le pont traverse en sens inverse, cinq minutes apres on nous le fait repasser en grande hate; mais alors pourquoi ce premier mouvement de retraite? Nous etions de nouveau lances en tirailleurs, et cette fois nous marchions bon train. On ne paraissait pas dispose a nous rappeler; nous avions cette idee, qu'en poussant loin en avant on nous laisserait faire. Le taillis que nous traversions etait assez grand et assez epais. Les balles commencerent a siffler, brisant les branches et faisant pleuvoir les feuilles mortes. Les tirailleurs prussiens nous attendaient. Aussitot qu'on distinguait un casque a pointe ou une casquette plate, les notres repondaient. J'etais trop vieux chasseur, quoique jeune, pour tirer ainsi ma poudre aux moineaux. J'attendais l'occasion de faire un beau coup; il s'en presentait rarement. Il y avait devant nous un vaste parc dont l'artillerie avait renverse les murs; les Prussiens s'y etaient loges. Un capitaine qui courait nous le montra du bout de son epee. En avant! On s'elance apres lui par-dessus les pierres eboulees, on entre par les breches; on se precipite au milieu des massifs et des avenues. Le parc est vide, l'ennemi a decampe, laissant quelques morts, le nez dans l'herbe. Il y avait de l'autre cote du parc une route ou le passage de l'artillerie et des fourgons avait creuse des ornieres. A l'appel du clairon, les zouaves s'y rallient. Le beau soleil nous animait et nous egayait, nous avions chaud; nous pensions que rien ne nous etait impossible. Afin de ne pas perdre une minute, on se mit a fouiller des maisons qui bordaient la route. Pauvres maisons! les portes en etaient ouvertes, les fenetres enfoncees. On n'y trouva point d'habitants, et cependant il etait clair que les Prussiens s'y etaient installes il n'y avait pas longtemps encore. Une pipe chaude reposait sur une table, une belle pipe en porcelaine blanche avec un portrait de la Marguerite de Faust; j'allais etendre la main sur ce souvenir, il etait deja aux levres d'un caporal. Des bouts de cigare encore allumes s'eteignaient partout. Sur le coin d'une table, une omelette entamee refroidissait a cote d'un saucisson dont il ne restait qu'une moitie. Dans la maison voisine, ou il y avait encore une persienne qui achevait de bruler dans la cheminee avec les debris d'une commode, un ronflement qui partait d'un coin attira mon attention. Je tirai a moi, avec le sabre-baionnette de mon chassepot, une couverture qui s'arrondissait sur une boule. Un grognement en sortit. J'avais eu le mouvement un peu brusque: la boule remua, et j'apercus sur son seant un grand grenadier saxon qui se frottait les yeux; il etait ivre-mort, et riait a desarticuler sa machoire. --C'est un farceur! cria un zouave de Paris qui ne croyait a rien, pas meme a l'ivrognerie. Il le piqua legerement de sa baionnette. --_Ya! ya!_ murmura le Saxon, et, roulant sur le cote, il s'endormit derechef. Cependant quelques balles tirees des cretes, dont nous n'etions plus separes que par quelques centaines de metres, cassaient les tuiles et frappaient les murs. Il fallut quitter les maisons et se deployer de nouveau en tirailleurs. Tout en cheminant, nous debusquions quelques vedettes prussiennes qui se repliaient sur les hauteurs en faisant feu. Nous ripostions, et chaque fois que ces vedettes s'en allaient, il tombait quelques-uns des leurs. Les forts tiraient pour appuyer notre mouvement, et les obus qui passaient en sifflant eclataient dans le parc de Villiers. C'etait superbe. Une partie de l'action, vigoureusement engagee, se passait sous nos yeux. C'etait plus vif qu'a la Malmaison. Toute ma compagnie etait deployee dans les vignes; les compagnies de soutien nous rejoignirent, et la marche en avant se dessina. Il m'etait difficile de tirer a coup sur; je tirai au juge et en m'efforcant de calculer mes distances. Les Prussiens tenaient ferme et renvoyaient balle pour balle. Elles faisaient sauter les echalas, et souvent rencontraient des jambes et des bras. Quelques zouaves atteints descendaient la cote en trainant le pied; d'autres se couchaient dans les sillons. Des camarades allaient quelquefois les chercher pour les mener aux ambulances, mais pas toujours. Ca me fendait le coeur d'en voir qui remuaient sous les ceps avec un reste de vie, et qu'un pansement aurait pu sauver; mais j'avais du feu dans le sang, et ne songeais qu'a pousser mes cartouches dans le canon de mon fusil. De l'artillerie qui avait passe le pont apres nous envoyait des volees d'obus sur Villiers. C'etait un beau tapage; on devient fou dans ces moments-la. Nous etions lentement revenus sur la route; des canons s'y etaient mis en batterie; la nuit commencait a tomber. La batterie tirait par volees. On voyait sortir de la gueule des canons de longues gerbes de feu rouge. Ils etaient places derriere nous, a 30 metres a peine de nos epaules. Les eclairs larges et flamboyants passaient sur nos tetes, illuminant tout. Quand la rafale partait, nous eprouvions une secousse terrible; mon dos pliait; il me semblait que j'avais la colonne vertebrale cassee par la decharge. A la nuit noire, on nous fit entrer dans un grand parc ou nous devions prendre gite. Les postes furent designes, et on placa les sentinelles. Le sac nous pesait horriblement; les jambes etaient un peu lasses; nous avions marche depuis le matin dans les terres labourees, et le sac au dos, c'est dur. Les tentes montees, il fallut songer au diner. Je n'avais pas fait mon stage sur les bords de la Meuse pour m'endormir dans le gemissement. Il y avait des champs autour du parc. J'y courus et ramassai des pommes de terre en assez grande quantite pour remplir mon capuchon. Ce n'etait pas un magnifique souper, mais enfin c'etait quelque chose, et ces pommes de terre cuites sous la cendre, avec un peu de cafe par-dessus, m'aiderent a trouver le sommeil. Quand on est dans les villes, on ne peut pas croire qu'on puisse dormir en face de centaines de canons prets a tirer, avec les pieds dans l'herbe froide, une pierre sous la tete, et le ventre creux. On se fait a tout. Il faisait encore noir au moment ou je m'eveillai. Il etait cinq heures du matin. Les etoiles brillaient d'un eclat vif, des buees nous sortaient des narines. Le froid etait piquant. Chacun de nous s'agitait autour des tentes qu'on roulait et qu'on chargeait sur les sacs. --Tu sais, me dit un sergent tandis que j'arrangeais mon petit bagage, nous evacuons nos positions. --Celles que nous avons prises hier? --Oui. --Ce n'est pas possible! --Tu vas voir. C'etait vrai. L'ordre en etait venu dans la nuit. Chacun de nous esperait qu'on marcherait en avant et nous battions en retraite! Cette Marne que nous avions traversee apres tant d'hesitation, il fallut la retraverser. Nos officiers sifflaient entre leurs dents. On nous arreta a l'endroit meme ou la veille nous avions campe et de nouveau on y dressa les tentes. Le froid devenait terrible. On avait le sentiment de ce qu'on allait souffrir. On n'avait pas besoin d'appeler des corvees pour chercher du bois. Chacun en demandait aux maisons abandonnees ou en coupait dans les taillis. Nous n'etions pas gais. J'avais fait la connaissance d'un soldat qui s'appelait Michel. Me voyant flaner a l'ecart, les mains dans mes poches, la tete basse, ce garcon, qui m'avait pris en affection pour quelques paquets de tabac, vint a moi en elargissant un sourire bonasse qu'il avait toujours sur les levres. Je vois encore sa tete ronde, ses petits yeux gris et ses grosses oreilles rouges qui saillaient derriere ses joues luisantes. Il avait la mine d'un chantre. --Ca ne va pas? me dit-il. --Pas beaucoup. --C'est l'effet de la retraite. On a froid quand on recule, mais c'est une habitude a prendre. Je ne suis pas un garcon instruit, comme il y en a dans le regiment, vois-tu, mais je crois que reculer est dans le reglement. Alors, regardant autour de lui comme s'il avait eu peur d'etre entendu, il se mit a rire en gonflant ses joues. Le lendemain matin, une vigoureuse fusillade nous reveilla en sursaut. On sortit des tentes et on courut aux armes. C'etaient les Prussiens qui etaient tombes sur les grand'gardes d'un regiment de ligne, et les avaient surprises. Les soldats qui dormaient, les fusils en faisceau, avaient ete tues ou faits prisonniers. Vingt experiences ne les avaient pas corriges. Personne n'avait appris l'art d'eclairer une armee. Tout ce bruit venait du cote de Petit-Bry. J'y connaissais une petite maison sous les arbres. Un pan de la facade etait creve. Les fenetres, sans volets et toutes grandes ouvertes, semblaient me regarder. L'ordre nous fut donne de partir immediatement. Le bataillon passa sous le fort de Nogent, tourna sur la gauche et gagna en grande hate Joinville-le-Pont en longeant la redoute de Gravelle, qui lancait des obus. --Tiens! des gardes nationaux, me dit Michel. Il y en avait en effet plusieurs bataillons reunis autour du village. C'etait la premiere fois que j'en voyais en ligne. Ils paraissaient fort agites, parlaient, gesticulaient, quittaient les rangs. Leurs officiers couraient de tous cotes pour les ramener. Les cantinieres ne savaient auquel entendre. Quelques-uns dejeunaient, assis sur des tas de pierres. A la vue des zouaves, les gardes nationaux pousserent de grandes acclamations. Le petit vin blanc matinal y etait pour quelque chose. Ces manifestations enthousiastes redoublerent de vivacite quand ils nous virent traverser la Marne, apres quoi ils se remirent a dejeuner et a causer. La riviere passee, on nous fit prendre une route qui traverse un bois et gagner les hauteurs de Petit-Bry. Les clameurs des gardes nationaux ne nous arrivaient plus, mais les traces du combat se voyaient partout; des arbres brises pendaient sur les fosses; des debris de toute sorte jonchaient la terre; une roue de caisson aupres d'un kepi; un pan de mur crenele, noirci par les feux du bivouac, s'appuyait a une maison crevassee. Sur la route, nous nous croisions avec les brancardiers qui revenaient des champs voisins. Ces pauvres freres de la doctrine chretienne donnaient l'exemple du devoir rempli modestement et sans relache. Ils l'avaient fait des le commencement du siege, ils le firent jusqu'a la fin. Ils passaient lentement dans leurs robes noires, portant les morts et les blesses. Leur vue nous rendait graves; nous nous rangions pour leur laisser le bon cote du chemin. La route etait dure et seche et s'allongeait devant nous. Nous la foulions d'un pas rapide, lorsqu'un general parut, suivi d'un nombreux etat-major. C'etait le general Trochu. En nous voyant, il s'arreta, et, nous saluant d'une voix ou percait un accent de satisfaction:--Ah! voila les zouaves, dit-il; mais le regiment etait si presse d'en venir aux mains que personne ne cria. Il y eut dans les rangs comme un froissement d'armes, et notre marche, deja rapide, prit une allure plus leste. Presque aussitot, et le general en chef toujours en selle, immobile sur le bas cote de la route, un brancard passa portant un soldat blesse. C'etait un garcon qui paraissait avoir une vingtaine d'annees, un blond presque sans barbe. Il se souleva sur le coude, et la main sur le canon de son fusil: --_En avant!_ cria-t-il, _en avant!_ L'effort l'avait epuise, il retomba. Les brancards suivaient les brancards. On ne les comptait plus, c'etait une file. Il y avait des blesses qui ne remuaient pas, d'autres ouvraient les yeux tout grands pour nous regarder, quelques-uns gemissaient. D'autres brancards venaient portant des formes roides sur lesquelles on avait etendu des capotes. Nous etions serieux. De petits nuages blancs faisaient la boule sur les hauteurs voisines. Un grondement continu remplissait l'espace, il s'y produisait par intervalles des dechirements. A un kilometre a peu pres au-dessus de Petit-Bry, on nous arreta. Il fallut, sur l'ordre des officiers, se coucher a plat ventre et attendre. Nous etions en quelque sorte sur la lisiere de la bataille, mais a portee des balles. Il en sifflait par douzaines autour de nous qui nous etaient envoyees par des ennemis invisibles. Quelques-unes ecorchaient nos sacs en passant; il ne fallait pas trop souvent lever la tete. Quand on distinguait derriere l'abri d'une haie de petits flocons de fumee blanche, nous tirions au juge; c'etait un amusement qui faisait prendre patience. Il y en avait parmi nous qui fumaient des cigarettes, accoudes sur les deux bras; c'est la pose que prennent les chasseurs quand ils sont a l'affut du canard. J'ai bien vu alors que la curiosite etait une passion. On joue sa vie pour mieux voir. Un grand bruit me fit regarder de cote. C'etaient deux ou trois bataillons de mobiles qu'on dirigeait sur notre gauche. Ils arrivaient tumultueusement, sans ordre, et couraient parmi nous. Je crois bien que dans leur effarement ils ne se doutaient meme pas de notre presence. Ils nous marchaient bravement sur le corps. Ce fut alors une explosion; chacun de nous avait un pied de mobile sur la jambe ou sur le bras. On criait, on jurait; les mobiles sautaient de tous cotes. Le rire nous prit; eux couraient toujours. Malheureusement, ce mouvement qui faisait prevoir une attaque avait ete vu par les Prussiens; leurs batteries commencerent a tirer. Bientot les obus arriverent par paquets, ceux-la sifflant, ceux-ci eclatant. Ce fut alors au-dessus de nous une evolution de chutes et de soubresauts qui alternaient avec une sorte de regularite. Ces jeunes mobiles, qui n'avaient certainement jamais vu le feu, se jetaient a plat ventre, tous en bloc, officiers et soldats, puis se relevaient quand la volee de fer avait passe. --En avant! cria une voix forte. --En avant! repeterent nos officiers. En un clin d'oeil nous fumes sur pied comme enleves par une secousse electrique, et un vif elan nous porta du cote de l'ennemi. En quelques bonds, ceux qui couraient le plus vite toucherent aux tranchees ou la veille nos grand'gardes avaient ete surprises; quelques-uns n'y parvinrent pas. Au moment ou j'y arrivais, un grand zouave qui me precedait s'effaca subitement. Je n'eus que le temps, emporte par ma course, de sauter par-dessus son corps qu'un dernier spasme agitait. Aucun Prussien dans les tranchees; mais quel spectacle nous y attendait! Partout des sacs, des kepis, des bidons, des ustensiles de campement, des cartouchieres, et parmi tous ces objets des hommes etendus pele-mele! Tous les sacs etaient eventres, laissant eparses sur le sol des lettres par douzaines. Je me baissai et en pris une au hasard. Elle commencait par ces mots: "Mon cher fils, comme c'est ta fete dans quatre jours, je t'envoie dix francs... ta petite soeur y est pour vingt sous. Quand tu ecriras, n'en dis rien a ton pere..." Je laissai tomber la lettre. Il y avait par terre, devant moi, un pauvre grenadier dont la tete etait brisee. XIV Une halte nous reunit pres d'une espece de remblai ou chacun se tint sur le qui-vive, le doigt sur la gachette, pret a faire feu et le faisant quelquefois. Nous avions devant nous des lignes de fumee blanche d'ou sortaient des projectiles. J'etais fait a ce bruit, qui n'avait plus le don de m'emouvoir; je savais que la mort qui vole dans ce tapage ne s'en degage pas aussi souvent qu'on le croit. Tout siffle, tout eclate, et on se retrouve vivant et debout apres la bataille, comme le matin au sortir de la tente; mais ce qui m'etonnait encore, c'etait le temps qu'on passait a chercher un ennemi qu'on ne decouvrait jamais. On ne se doutait de sa presence que par les obus qu'il nous envoyait. Il en venait du fond des bois, des coteaux, des vallons, des villages, et par rafales, et personne ne savait au juste ou manoeuvraient les regiments que ces feux violents protegeaient. J'avais presents a la memoire ces tableaux et ces images ou l'on voit des soldats qui combattent a l'arme blanche et se chargent avec furie; au lieu de ces luttes heroiques, j'avais le spectacle de longs duels d'artillerie auxquels l'infanterie servait de temoin ou de complice, selon les heures et la disposition du terrain. L'inquietude des premiers moments eteinte, ce que j'eprouvais, c'etait l'impatience. Ces temps d'arret toujours renouveles, ces courses qui n'aboutissaient a aucune rencontre, me causaient une sorte d'exasperation morale dont j'avais peine a me defendre. Je commencai a comprendre le sens profond d'un mot qui m'avait ete dit par un vieux compagnon a qui je demandais a quoi sert une baionnette.--Cela sert a faire peur, m'avait-il repondu. Au plus fort de mes reflexions, une balle egratigna la terre a cinq pouces de ma tete, sur ma gauche, et un eclat d'obus rebondit sur un caillou qu'il brisa a ma droite. --Toi, tu peux etre tranquille, me dit un camarade, jamais rien ne t'ecorchera la peau. La nuit se faisait. Un capitaine prit avec lui une section et la placa en grand'garde. J'etais de ceux qui restaient sur le remblai. On nous permit de nous etendre par terre, a la condition de ne rien deboucler, ni du sac ni de l'equipement, et d'avoir toujours le fusil a portee de la main. J'eus bientot fait de mettre bas mon sac et de me coucher dans un creux, le chassepot entre les jambes. J'avais les paupieres lourdes, et mes yeux se fermaient malgre moi. Il fallait que la fatigue fut terrible pour nous permettre de dormir par le froid qu'il faisait depuis deux ou trois jours. La terre avait la durete du caillou; le thermometre, a ce qu'on me dit apres, marquait 14 degres. Au bout d'un certain temps, j'ouvris les yeux; un ciel brillant resplendissait au-dessus de ma tete; les etoiles etaient comme des pointes de feu. Rien ne remuait autour de moi; je me sentais glace. Je me levai pour marcher un peu et ramener la circulation par l'exercice; mes mains avaient la roideur du bois, elles ne m'obeissaient plus. Comment aurais-je fait s'il m'avait fallu prendre mon chassepot? Quelques coups de canon retentissaient au loin, un grand silence m'entourait. Je m'ecartai du remblai. Mes pieds tout a coup heurterent un obstacle qui avait la rigidite d'un tronc d'arbre. Je trebuchai; c'etait un cadavre roide et froid, parfaitement gele. Le corps, que je soulevai, retomba lourdement, tout d'une piece, sur le sol, avec un bruit dur; d'autres cadavres etaient repandus ca et la dans toutes les attitudes. La vue d'un mur crenele dont la ligne blanche apparaissait vaguement dans la nuit, me fit reconnaitre l'endroit ou l'avant-veille on avait dechaine la moitie du regiment contre le parc de Villiers. Que de morts! Ils portaient presque tous l'uniforme des zouaves. On reconnaissait a la torsion de leurs membres ceux qui avaient fait quelques pas avant d'expirer; d'autres tenaient encore leur fusil avec le geste menacant du combat. Plusieurs, etendus sur le dos, tournaient leur visage blanc vers le ciel; leurs levres ouvertes avaient laisse echapper un dernier cri. Toutes les sensations de la derniere minute se refletaient comme figees par la mort sur leurs traits immobilises. Il y avait de la stupeur, du desespoir, de la colere, de l'effroi, puis les contractions de l'agonie. Le sentiment d'une tristesse sans bornes s'empara de moi, tandis que j'errais parmi ces cadavres dans la transparente obscurite de la nuit. J'allai de l'un a l'autre, cherchant a reconnaitre ceux de mes amis que j'avais perdus; il en etait deux que je tenais a revoir. Il me fallut retourner un certain nombre de ces morts couches sur le ventre. Quelques-uns, frappes a la tete, etaient meconnaissables; ils avaient comme un masque rouge sur un visage defigure. Je me penchai pour les mieux voir: un frisson me prit quand l'un des deux amis que je cherchais m'apparut tordu et replie sur lui-meme dans un creux. Il avait trois blessures faites par trois balles: l'une a la jambe, l'autre au bas-ventre; la troisieme balle, entree par la tempe, avait traverse la cervelle. Je m'agenouillai aupres de ce corps durci par la gelee; je n'y voyais plus bien. En passant mes mains sur sa veste, je sentis sous l'epaisseur du drap un objet qui avait echappe aux maraudeurs; c'etait le portefeuille du pauvre mort. Je le pris et le serrai dans ma poche; je pleurais et me laissais pleurer. Un jour vint ou je pus rapporter ce souvenir a sa famille; elle ne devait avoir pour consolation que de savoir que celui qu'elle regrettait etait mort a l'ennemi. Quand je me relevai, j'avais froid jusqu'a la moelle des os. J'arrivai a un endroit ou les cadavres des notres avaient ete ramasses et couches sur deux rangs. J'en comptai quarante-sept, parmi lesquels vingt-deux zouaves; le reste appartenait a la ligne et a la mobile, qui avaient solidement donne; je ne savais ce que je faisais en les comptant. Parmi ces morts etendus dans les poses les plus terribles, il y avait un lieutenant-colonel de la mobile eventre par un obus; il paraissait dans la force de l'age; l'une de ses mains etait gantee, l'autre portait la trace d'une abominable mutilation: le quatrieme doigt, le doigt annulaire, manquait; la trace de l'amputation etait fraiche encore, on le lui avait coupe pour avoir la bague. Je jetai un dernier coup d'oeil sur ce champ funebre tout rempli de miseres, et retournai vers ma compagnie, l'esprit noir, le coeur malade. Je marchai comme un homme ivre, voyant toujours ces faces livides, ces mains violettes, ces yeux eteints, et tous ces morts qui devaient attendre pendant huit jours leur sepulture. Je tombai sur mon sac comme une masse. Il n'y avait pas une demi-heure que je dormais d'un sommeil lourd, lorsqu'un soldat vint me reveiller, et me prevint de la part de l'adjudant qu'une distribution de vivres allait avoir lieu a Petit-Bry, place de l'Eglise, a une heure du matin. Je me frottai les yeux. Il etait onze heures. Si je me rendormais, etais-je bien sur de me reveiller a temps? La prudence me conseillait de marcher. C'etait deux heures de cigarettes a fumer; mais l'idee de m'eloigner du bivouac ne me vint plus. Un peu avant une heure, grelottant sous ma couverture, je commencai a faire la revue des hommes qui devaient m'accompagner. Je n'y mettais pas moins de rudesse que d'activite; mais ceux que je secouais par les epaules se rendormaient tandis que je tirais leurs camarades par les jambes. L'un grognait, l'autre ronflait, aucun ne bougeait. Je me mis a jouer des pieds et des mains au hasard, marchant dans le tas. Le premier qui se leva voulut crier, je le fis taire d'un coup de poing; en une minute, la corvee etait debout, presque eveillee. Marcher en tete de mes hommes, c'etait m'exposer a en perdre la moitie chemin faisant. Je pris la queue du cortege et arrivai au lieu du rendez-vous. Il n'y avait personne sur la place de l'eglise; j'en fis le tour une fois, deux fois, trois fois;--rien, pas un soldat, pas un comptable; le village semblait mort. La corvee maugreait, battait la semelle, courait, frappait du pied. Deux heures sonnerent, rien encore. Mes hommes allaient et venaient, cognant aux portes. Quelques-uns tombaient dans les coins et s'y rendormaient; j'aurais voulu faire comme eux. Le froid etait abominable. J'envoyai dans toutes les directions et, bien sur enfin qu'il n'y aurait point de distribution a Petit-Bry, je m'en retournai au campement. Vers six heures du matin, le petillement de quelques coups de fusil me reveilla; ils partaient de la tranchee, ou une section de ma compagnie etait de grand'garde et nous couvrait. Chacun de nous prit son rang, sac au dos. La fusillade devint bientot rapide et vive; les balles prussiennes passaient au-dessus de nos tetes par volees, avec de longs sifflements; tout a coup notre capitaine donna le signal de l'attaque, et criant a gorge deployee: _Attaou! attaou!_ ce mot terrible qui avait retenti a Reischoffen et dont les syllabes arabes signifient _Tue! tue!_ il se precipita en avant. Nous le suivimes. Il y eut un instant terrible ou les balles s'eparpillaient au milieu de nous dru comme la grele. Comment passe-t-on a travers cette pluie? Mais nous etions laches comme une meute de chiens courants, et, bondissant a cote de ceux qui tombaient, toujours guides par le farouche _attaou_ du capitaine, nous atteignimes en un instant la tranchee ou les fusils a aiguille et les chasse-pots echangeaient leurs coups. Allais-je enfin avoir la joie d'un combat corps a corps? Les Prussiens, qui avaient joue le meme jeu que la veille, mais avec moins de succes, et pousse en avant jusqu'a nos postes, resteraient-ils a portee de notre elan? En attendant qu'un peu de clarte nous permit de les reconnaitre, nous tirions a volonte. Ceux-la brulaient vingt cartouches en cinq minutes; ceux-ci quatre seulement en un quart d'heure. C'est une affaire de temperament. Les plus lents ne sont pas les moins redoutables; ils ajustent. Ah! si tous les soldats, quand ils epaulent, tiraient seulement a hauteur d'homme, que les batailles finiraient vite! --Ca ne va pas! me dit Michel en me faisant remarquer que le feu des Prussiens commencait a mollir. J'esperais qu'un mouvement impetueux les amenerait jusqu'a la tranchee ou nous jetterait sur eux; mais il fallut enfin me rendre a l'evidence: ils ne tiraient presque plus, bientot ils ne tirerent plus du tout, et ordre nous fut donne de cesser le feu. C'etait encore une occasion perdue. Ceux d'entre nous qui avaient de bons yeux se levaient sur la pointe du pied pour regarder au loin dans la plaine; nous etions a demi consoles quand nous avions devine plus que decouvert des points noirs epars dans l'ombre vague qui en estompait l'etendue. Des discussions s'engageaient alors pour savoir si chacun de ces points representait un ennemi mort. Les plus fougueux voulaient s'en assurer par eux-memes; mais on avait ordre de ne point quitter la tranchee. On la quitta cependant vers neuf heures pour aller tremper quelques debris de biscuit dans du cafe, a cette meme place ou la veille tant d'obus avaient plu sur nous, et, a quatre heures, les regiments, les brigades, les divisions, toute l'armee s'ebranla. Je demandai a mon capitaine ce que cela signifiait. --Cela signifie, me dit-il, que nous abandonnons les positions conquises, et que les hommes tues sont morts. Le bataillon n'etait pas content; il avait compte sur une victoire, et c'etait une retraite qu'on lui offrait. On lui fit repasser la Marne sur le meme pont de bateaux qu'il connaissait, et il fut ramene a Nogent; on allait retomber dans l'ennui et l'immobilite comme a Courbevoie, a cette difference pres qu'au lieu de monter les grand'gardes sur les bords de la Seine, on les monterait dans l'ile des Loups, a cote du grand viaduc du chemin de fer. Sur ce fond d'ennui et de decouragement courait une trame legere de mauvaises nouvelles qui nous arrivaient de la province. Comment? Je ne sais pas; c'etaient des rumeurs qui disaient la verite. Nos conversations le soir, autour d'un morceau de cheval etique, dans les malheureuses maisons ou nous avions abrite nos fourniments, n'etaient pas gaies. On riait encore quelquefois, mais pas beaucoup; on sentait que l'etat-major ne croyait pas a la possibilite ni meme a l'utilite de la defense. Son scepticisme le paralysait, en meme temps que la jactance du gouvernement endormait Paris. Aucun de nous ne faisait plus attention a l'echange continuel d'obus qui se faisait entre les lignes prussiennes et la ligne des forts. Ces jours noirs de decembre, meles de coups de vent et de rafales de neige, me semblaient interminables. A des matins brumeux succedaient des soirees froides et des nuits glaciales. Le regard se fatiguait a suivre les lignes sombres des arbres courant aux deux cotes des routes blanches: partout la neige, on songeait a la Russie. La pensee n'avait plus ni ressort, ni chaleur. Sur ces entrefaites, j'appris qu'on formait un bataillon de francs-tireurs au moyen de quatre compagnies prises dans chacun des quatre regiments de la division, qui se composait alors du 4e regiment de zouaves et du regiment des mobiles de Seine-et-Marne reunis sous le commandement du general Fournes, et du 135e de ligne avec les mobiles du Morbihan embrigades sous les ordres du colonel Colonieu, faisant fonction de general. J'avais ete nomme caporal-fourrier a l'affaire de Champigny; mais, pour entrer dans le corps des francs-tireurs, je n'hesitai pas a deposer un galon et a redevenir simplement caporal. Je voyais dans ces quatre mots: bataillon des francs-tireurs, toute une perspective de combats et d'aventures ou les coups de fusil ne manqueraient pas. Je ne voulais pas d'ailleurs me separer de mon capitaine. Le hasard donna raison a mes previsions, et rompit la monotonie de notre existence. La nouvelle se repandit un soir que le lendemain, 20 decembre, nous entrerions en expedition. Comment le savait-on? quelle bouche indiscrete faisait ainsi descendre a l'avance du general en chef au soldat le jour et l'heure des prises d'armes? C'est ce qu'il nous etait impossible de deviner; mais quelqu'un, fee ou femme, se chargeait toujours d'avertir l'armee, et le secret, qui avait toute liberte d'aller et de venir, ne tardait pas a franchir les avant-postes. Que de choses ne racontait-on pas entre camarades, le soir, en fumant une pauvre pipe! La confiance etait partie. La nouvelle de cette prochaine sortie fut donc accueillie avec une ardeur hesitante; on n'y voyait que l'occasion de remuer un peu. Un sergent, qui tisonnait le feu dans une chambre sans fenetre, ou il ne restait qu'un vase de fleurs artificielles sous son globe de verre, se tourna du cote du narrateur, et d'une voix seche: --Ou doit-on reculer demain? dit-il. Ce mot sanglant traduisait les sentiments du soldat. Il ne croyait plus a la victoire, parce qu'il ne croyait plus aux chefs. Dans de telles conditions, les regiments marchent avec la deroute suspendue a la semelle de leurs souliers. XV Un mouvement rapprocha mon bataillon du village de Rosny, ou les maraudeurs n'avaient laisse ni une porte, ni une persienne, ni un volet. Les maisons avec leurs fenetres beantes ne cachaient plus un habitant, si ce n'est ca et la quelques miserables fugitifs qui remuaient dans les caves. Le lendemain, a quatre heures du matin, le regiment s'ebranla, et a la faveur de la nuit noire, traversant le canal de l'Ourcq, il vint camper a 2 kilometres de la ferme de Groslay, a l'abri de quelques maisons. On savait a peu pres que l'affaire du Bourget allait recommencer. --Et des qu'on nous aura donne ordre de prendre une position, me dit Michel, on s'empressera de nous engager a l'abandonner. Je haussai les epaules. --Tu verras, reprit-il. Il y avait dans le corps de logis derriere lequel ma compagnie se massait, des eclaireurs d'un corps franc; on ne manqua pas de les questionner. Un officier, qui avait de grandes bottes molles et des moustaches farouches avec deux revolvers pendus a la ceinture, hocha la tete d'un air d'importance. --Les Prussiens ont la des retranchements et une piece de canon, dit-il. Nous devions nous en emparer coute que coute et nous y maintenir. L'ordre vint subitement de nous deployer en tirailleurs. C'etait une besogne qui revenait de droit a la compagnie des francs-tireurs. Mon lieutenant prit la gauche; j'etais en serre-file a la droite, et nous marchions fort vite. La rapidite, dans ces occasions, diminue le peril. A peine avais-je fait une centaine de pas, qu'une patrouille de cavalerie vint faire le tour de la ferme. On envoya quelques balles dans le tas, et la patrouille disparut au galop. Il ne fallait plus perdre une minute. Nos officiers neanmoins, qui avaient la responsabilite du mouvement, agissaient avec une certaine circonspection, et nous engageaient, tout en avancant, a nous defiler de la mitraille. --Gare au canon! disions-nous, et nous marchions toujours. Rien ne remuait dans la ferme. On en distinguait parfaitement les batiments et les enclos. Je vis alors un homme qui etait en sentinelle sur un toit; mais a peine l'avais-je apercu qu'il disparut par une lucarne avec la promptitude d'une grenouille qui saute dans une mare. On se mit a courir; l'imprudence devenait de la prudence. Il ne fallait pas laisser au fameux canon le loisir de nous viser. Chacun de nous jouait des jambes a qui mieux mieux. Je tenais la tete de l'attaque avec cinq ou six camarades. Les balles allaient partir sans doute. Rien encore; nous redoublons d'elan, nous touchons aux murs, nous entrons et nous apercevons un cheval mort aupres d'un bon feu. De canon point, et d'ennemis pas davantage. Nous etions exasperes. Il fallait cependant mettre la ferme en etat de defense au cas d'un retour offensif; chacun s'y employa. Je roulai force tonneaux le long des murs sur lesquels j'ajustai force planches, ce qui formait un assemblage de treteaux bons pour la fusillade. Quand j'avais les mains engourdies par le froid, j'allais les rechauffer a un grand feu qui brulait dans la cour et qu'on alimentait avec mille debris. Le genie arriva et pratiqua des meurtrieres avec des tranchees aupres desquelles on placa des sentinelles. Au plus fort de cette besogne, et Dieu sait si on la menait bon train, le colonel Colonieu vint nous rendre visite. On apprit ainsi qu'on se battait du cote du Bourget. A son tour, un officier d'etat-major arriva au grand galop et nous demanda ou etait le general de Bellemare. Nous n'en savions rien. Un autre survint, puis un autre encore, puis un quatrieme, puis un cinquieme. Toujours meme reponse. Il y en avait parmi nous qui trouvaient singulier qu'un officier ne sut pas ou rencontrer le general qui commandait la division. Avec le cinquieme officier arriva un premier obus. Il eclata en arriere de la ferme. --Trop long, dit Michel. Un second eclata en avant. --Trop court, reprit-il. Un troisieme tomba sur un toit qu'il effondra; les Prussiens avaient rectifie leur tir. Un peu d'infanterie se montra au loin; on courut aux meurtrieres. La, je fis connaissance avec un nouveau genre de supplice qui avait son aprete. Un courant d'air terrible s'etablit dans ces ouvertures pratiquees en pleins moellons, et, quand le thermometre descend a 12 degres, il acquiert une violence qui coupe le visage et le rend bleu. Les yeux s'enflamment et n'y voient plus. Cette infanterie que nous avions apercue n'arrivait pas, mais les obus ne cessaient pas de pleuvoir avec une precision qui ne se dementait plus. Un projectile abattait un pan de mur qui s'ecroulait sur ses defenseurs; un autre eclatait dans une tranchee d'ou il faisait voler des lambeaux de chair avec des paquets de terre. Un seul obus nous vint en aide en tuant un cheval qui servit au ravitaillement de la compagnie. Nous tenions bon cependant, et, depuis quelques heures, de cinq minutes en cinq minutes, on relayait les camarades aux meurtrieres, lorsque, a six heures du soir, ordre vint d'evacuer la ferme. Une main frappa mon epaule. --Te l'avais-je dit? s'ecria Michel. Je n'avais rien a repondre, et a mon rang, le fusil sur l'epaule, je suivis ma compagnie, qui avait pour mission de couvrir la retraite de la division de Bellemare. Vers neuf heures, nous arrivions a Bondy, ou, en attendant les ordres, quelques-uns de nos hommes, harasses de fatigue, dormaient debout, le sac au dos, les mains sur le fusil. Deux ou trois jours se passerent la en pleine misere; parfois on avait l'abri de quelque maison a laquelle on arrachait une poutre ou un reste de parquet pour faire du feu; parfois on campait sur la route et dans la neige. Le froid nous rongeait. Il semblait s'immobiliser dans son intensite. On attendait le matin, on attendait le soir; les heures se passaient dans ces longues attentes, l'arme au pied ou les fusils en faisceaux. On s'engourdissait dans l'epuisement. Ce fut le moment que mon capitaine choisit pour tomber malade. Il trainait depuis quelque temps malgre sa jeunesse et son energie. Un soir, la fievre le prit; il eut froid, il eut chaud; il se laissa tomber sur quelques brins de paille et y resta a demi mort. Un medecin qui passait par la s'arreta et me declara qu'il avait la petite verole.--S'il en revient, ce sera drole.--Il faisait un froid de 14 degres. Pour remede rien que de l'eau-de-vie et de la neige fondue que je lui faisais boire alternativement. Quand il avait faim, il machait un morceau de cheval cru; je lui donnais ce que j'avais sous la main. Je lui demandai s'il voulait etre porte a l'ambulance.--Jamais! cria-t-il.--La fievre le secouait toujours, et ses dents claquaient. Son visage etait d'un rouge sombre; mais, comme je n'y voyais pas de boutons, je croyais que le docteur s'etait trompe. Le bataillon cependant campait de ci, de la, un jour au bord du canal de l'Ourcq, en plein air, un jour a Noisy-le-Sec, dans une salle de bal. Je ne quittais pas mon capitaine, qui de son cote m'offrait toujours la moitie de sa botte de paille, quand il en avait une; nous dormions sous la meme couverture. Le cinquieme jour, il etait a peu pres retabli. Le docteur revint et le trouva dechirant a coups de dents un beefsteak de cheval cuit sur un lit de braise et buvant dans une tasse de fer-blanc un melange de glace et d'eau-de-vie. Il n'en voulait pas croire ses yeux. --Ma foi, dit-il, vous avez tue la petite verole, c'est un miracle! Nous etions alors en cantonnement a la ferme de Londeau, a mi-chemin entre le fort de Rosny et le fort de Noisy-le-Sec. Chacune des compagnies du bataillon des francs-tireurs devait etre de grand'garde a tour de role le long du chemin de fer, entre les stations de Rosny et le fort de Noisy. Il se passait quelquefois d'etranges choses autour de ces cantonnements lointains. Si les Prussiens ne se genaient pas pour frapper de requisitions les villages qu'ils occupaient, ceux qui groupaient leurs maisons a l'ombre de nos forts avaient d'autres ennemis a redouter. Les soldats se chauffaient comme ils pouvaient, et il est bien difficile de se montrer d'une severite absolue envers des malheureux qui cherchaient ca et la, aux depens des proprietaires, quelques pieces de bois pour rendre un peu de vie a leurs membres engourdis. Certes, ils ne respectaient pas toujours les portes et les fenetres des habitations abandonnees; mais le thermometre marquait 14 et 15 degres, nous etions souvent sans abri, et, par les nuits glaciales que nous subissions, les cas de congelation etaient frequents. Que ceux qui n'ont jamais peche nous jettent la premiere pierre! Mais que dire des speculateurs que nous envoyait Paris? Un matin j'ai vu, de mes yeux vu, un officier de la garde nationale arriver en tapissiere, et, accompagne d'un ami, executer une veritable razzia aux depens des portes et des persiennes du voisinage. Il choisissait son butin, ne dedaignait pas d'y comprendre quelques volets meles de jalousies, et, sa tapissiere bien chargee, il s'en retournait faisant claquer son fouet, le kepi sur l'oreille. C'etait probablement un entrepreneur qui faisait provision pour la saison prochaine, et ne voulait pas que sa clientele eut a souffrir d'aucun retard. D'autres industriels venaient a la suite, que les scrupules n'embarrassaient pas davantage. Notre situation a cette extremite de nos lignes et les promenades qu'elle entrainait donnaient a notre vie un caractere en quelque sorte monacal. Si Paris ne savait rien de ce qui se passait en province, nous ne savions rien de ce qui se passait a Paris; nous sentions cependant que cela ne pouvait pas durer toujours, faute de cheval. Que peut-on faire la dedans? disions-nous quelquefois, tout en rendant visite aux postes avances echelonnes le long de la ligne, a cinq cents metres les uns des autres, et gardes eux-memes par des sentinelles fixes et des sentinelles volantes qui n'etaient pas a plus de cent metres des vedettes prussiennes. Ces sentinelles, tapies dans un trou ou dissimulees derriere un bouquet d'arbres, avaient ordre de ne jamais allumer de feu pour ne pas attirer l'attention de l'ennemi. Si le froid les engourdissait, les obus les reveillaient. Il en tombait toujours quelqu'un en deca ou au dela du remblai du chemin de fer. C'etait l'aubaine accoutumee quand on allait relever les sentinelles ou porter les vivres aux postes avances. Les precautions diminuaient le peril, mais ne le faisaient pas disparaitre; trop de lunettes nous observaient. Un matin, au moment ou ma corvee debouchait d'un chemin creux, sept ou huit obus eclaterent. Chacun de nous se crut mort. La corvee n'y perdit qu'un bidon enleve des mains d'un zouave. En revanche, combien de nos pauvres camarades qu'on ramenait les pieds geles des tranchees ou ils passaient la nuit! La ferme de Londeau avait eu le sort de la ferme de Groslay. Prise pour point de mire, elle etait effondree en dix endroits. Le bataillon des francs-tireurs, qui en avait fait son quartier-general, dut l'abandonner pour se cantonner a Malassise, tandis que la division tout entiere se retirait a Noisy-le-Sec, et de Noisy-le-Sec a Montreuil et a Bagnolet. Il ne fallait pas etre un strategiste de premier ordre pour comprendre que le cercle dans lequel l'armee prussienne etreignait Paris allait se retrecissant. J'avais profite d'un jour de repit pour demander a mon commandant l'autorisation de me rendre a Paris, que je n'avais pas vu depuis plus d'un mois. Il me l'accorda volontiers, et je pris le chemin de la porte de Romainville, ou un hasard propice me fit rencontrer un de mes amis qui, en sa nouvelle qualite d'officier d'etat-major du secteur, me fit passer tout de suite. Il me sembla que je tombais d'une fournaise dans une baignoire. On n'avait de la guerre que le bruit eloigne de la canonnade. Les omnibus roulaient; il y avait du monde sur les boulevards, les cafes etaient pleins; partout les memes habitudes et les memes conversations; dans les rues seulement, une debauche de gardes nationaux. --Trop de kepis! trop de kepis! me disais-je. XVI Quand je retournai a Malassise, le bataillon des francs-tireurs, exempte du service des tranchees et des grand'gardes, allait entreprendre un service plus actif. Il s'agissait d'expeditions nocturnes ou les qualites individuelles trouveraient des occasions de se manifester. Mon capitaine me prit a part pour m'apprendre qu'un de nos trois sergents ayant ete blesse j'etais appele a l'honneur de le remplacer, et que je remplirais en meme temps les fonctions de sergent-major. --Et soyez tranquille, ajouta-t-il, vous aurez votre part des expeditions de nuit. Un soir, en effet, le bataillon prit les armes tout a coup. Il pouvait etre dix heures. Il faisait une nuit claire. C'etait le temps ou l'on avait abandonne un peu lestement le plateau d'Avron en y laissant des masses de munitions, ce meme plateau dont la possession devait porter un coup funeste a l'armee prussienne,--apres avoir rempli de joie le coeur des Parisiens, si prompt aux esperances. Tout en marchant, on cherchait a deviner quel motif nous avait fait mettre sac au dos; mais un flair particulier anime le soldat dans ces sortes d'occasions et lui fait tout comprendre sans qu'on lui ait rien dit. Certains obus arrivaient depuis quelque temps qui nous genaient et nous inquietaient. D'ou venaient-ils? On eut bientot dans la compagnie le sentiment qu'on nous envoyait a la decouverte de la batterie mysterieuse qui les tirait; on savait en outre que toute la brigade devait sortir. Malassise abandonne, on piqua droit vers le fort de Rosny, sur lequel pleuvaient les obus; on en voyait passer par douzaines comme d'enormes etoiles filantes. C'etait la plus jolie des illuminations: c'etait parmi nous une affaire d'amour-propre de ne plus y prendre garde; mais tous n'y reussissaient pas malgre une bravoure incontestee. Nous etions alors sur la gauche du fort, suivant la route qui conduit au village. Des obus mal pointes negligeaient le fort et tombaient de ci de la sur les deux cotes de la route; il s'agissait de ne pas baisser la tete. Chacun de nous observait son voisin; des paris s'engageaient. Ce n'etait rien, et c'etait beaucoup. Qui reussissait une premiere fois echouait un moment apres. C'etaient soudain de grands eclats de rire et des huees. Mon vieux medaille de Crimee y trouvait moyen de faire ample provision de petits verres. Il avait des nerfs d'acier; je crois qu'il eut allume sa pipe a la meche d'une bombe. Ainsi pariant et riant, la compagnie arrive a Rosny. Le village etait mort; le vent se jouait a travers les maisons. Nous commencions a nous engager dans les tranchees qui creusaient le plateau d'Avron; la brigade nous suivait et les occupait tour a tour apres nous. Il ne fallait plus ni rire, ni crier. Bientot, nous etions a cote de Villemonble, devant le parc de Beausejour. Deux douzaines de petites maisons, separees les unes des autres par des enclos fermes de murs, s'elevaient ca et la. Le moment etait venu de reconnaitre le terrain, lorsqu'un _Ver da_ vigoureusement accentue nous arreta net. Chaque soldat resta immobile a sa place, attendant le signal; un coup de sifflet lance par notre lieutenant le donna. Quels bonds alors! Huit ou dix coups de feu partirent sans nous atteindre, mais nos baionnettes ne trouverent rien devant elles. La vedette ennemie avait decampe; un sac cependant resta en notre pouvoir, un sac seulement, mais quel sac! Il est devenu legendaire dans l'histoire de la campagne. Un zouave en fit l'inventaire a haute voix comme un commissaire-priseur, devant un cercle de curieux qui riaient aux eclats. Ah! le bon pere de famille et l'aimable epoux! Il y avait la dedans, meles a une petite provision de tabac et a un gros morceau de lard, une paire de souliers vernis, trois paires de bas de soie, deux jupons de femme, un autre en laine, un encore en fine toile garni de valencienne, deux cravates de satin, une robe de petite fille ornee d'effiles, de bonnes pantoufles bien chaudes, que sais-je encore? une camisole, deux bonnets, quatre mouchoirs de batiste, une garde-robe complete enfin, et de plus un portefeuille contenant les photographies de la famille entiere. Le sac vide, il fut impossible de le remplir de nouveau, tant ces objets etaient empiles avec art. La capture d'un Saxon, qui s'etait blotti dans le grenier d'une maison ou brulait un bon petit feu, acheva de nous mettre en gaiete. Je m'apercus en cet instant que le capitaine de la compagnie etait en conference avec le commandant du bataillon. --Tu vas voir, me dit tout bas le medaille, on attend quelque chose, et on va nous inviter a nous reposer. Il ne se trompait pas, on attendait une compagnie de francs-tireurs de la division Butter qui devait flanquer notre droite, et on nous donna l'ordre de nous coucher a plat ventre dans la neige. Il faisait un clair de lune magnifique; le plateau d'Avron etait tout blanc; nous regardions devant nous, ne soufflant mot, si ce n'est a l'oreille d'un camarade. Une voix m'appela; le commandant avait demande a mon capitaine de lui designer un sous-officier pour aller a la recherche de cette compagnie qui n'arrivait pas et l'amener. Le capitaine m'avait nomme. Je recus ordre de battre le plateau dans tous les sens. --Allez, et bonne chance! me dit mon capitaine, qui ne semblait pas tranquille. Je mis le sabre-baionnette au bout de mon chassepot, et m'eloignai a grandes enjambees. J'etais certainement flatte du choix que le ressuscite,--c'etait ainsi que dans nos heures d'intimite j'appelais le capitaine R...,--avait fait de ma personne; mais je n'etais que mediocrement rassure. Au bout de quelques minutes, je me trouvai seul dans l'immensite du plateau, errant sur un linceul de neige epaisse qui etouffait le bruit de mes pas. Je me faisais l'effet d'un fantome. Rien autour moi; j'avais perdu de vue mes compagnons. Un silence sans bornes, intense, profond, m'entourait; j'entendais les battements de mon coeur. Un coup de fusil dont j'aurais a peine le temps de voir l'eclair n'allait-il pas tout a l'heure me jeter par terre, ou bien n'aurais-je pas la malechance de tomber brusquement dans une embuscade qui me ferait prisonnier? Ces reflexions ne m'empechaient pas de marcher au hasard, tantot le long d'une muraille, et profitant de la zone d'ombre qu'elle repandait, tantot a travers champs. Des rires silencieux me prenaient au souvenir de Deerslayer cherchant la piste des Sioux dans les prairies du continent americain, des rires un peu nerveux. J'avancais toujours, le regard inquiet, l'oreille tendue. Quelquefois je m'arretais; j'ecoutais, je prenais le vent; rien, toujours rien, et je continuais, bien resolu a ne rentrer qu'apres avoir parcouru l'etendue entiere du plateau. Il y avait deja plus d'une demi-heure que j'errais ainsi, et cette demi-heure m'avait paru plus longue qu'une longue nuit, lorsqu'a une distance de 600 metres a peu pres j'apercus aux vifs reflets de la neige le scintillement de quelques baionnettes qui semblaient se mouvoir. Elles brillaient et s'eteignaient tour a tour rapidement au clair de la lune. Je m'etais accroupi a l'abri d'une broussaille; ce ne pouvait etre des Prussiens. En gens pratiques qui evitent l'eclat et le bruit, ils n'arment leurs fantassins que de baionnettes en acier bruni qui ne lancent point d'eclairs, et les glissent dans des fourreaux de cuir qui ne degagent aucun son, quelle que soit la vivacite de la marche. Tout a fait raffermi par cette courte reflexion, je m'avancai jusqu'a 300 metres, et la main sur la gachette, le fusil arme, d'une voix de Stentor, je criai: _Qui vive!_ Une voix repondit: France! Mais je ne voulais pas etre la victime d'une ruse de guerre. Savais-je si je n'avais pas affaire a une patrouille ennemie imitant nos allures et parlant notre langue? Je criai donc a la patrouille de venir me reconnaitre; une ombre se detacha du groupe indecis qui faisait tache sur la neige devant moi, et s'avanca: c'etait le capitaine de la compagnie que je cherchais. Si j'etais content de l'avoir decouvert, il ne l'etait pas moins de m'avoir rencontre. J'avais ete eclaireur, je devins guide, et la compagnie des francs-tireurs que nous attendions opera son mouvement. Pendant que je marchais a cote du capitaine, un echange de coups de fusil m'annonca que nos avant-postes causaient avec les avant-postes ennemis. On avait commence le long des murailles du parc de Beausejour le travail de la mine. Le genie et les pioches etaient a l'oeuvre; les pierres tombaient; on allait faire l'essai de la dynamite sur un gros pan de mur. J'arrivai a temps pour assister a cette experience. Je ne veux pas dire du mal de ce nouvel agent chimique, ni nuire a sa reputation; mais ses debuts dans la carriere de la destruction ne me semblerent pas heureux: deux detonations pareilles a deux coups de canon nous apprirent que la dynamite venait de faire explosion. On courut au mur qu'elle avait pour mission de mettre en poudre; on y decouvrit deux trous de 50 centimetres carres chacun: c'etait un mediocre resultat, apres deux heures de travail surtout. Il marqua cette nuit la fin de notre expedition. Ces promenades aventureuses se renouvelaient trois fois par semaine a peu pres. On n'etait prevenu du depart qu'au moment de prendre les armes. Le peril etait l'assaisonnement de ces expeditions; il n'etait deplaisant que lorsqu'une negligence en etait la cause, et je dois ajouter tristement que les balles prussiennes n'etaient pas toujours les seules qu'on eut a craindre. Il arrivait quelquefois que l'officier de grand'garde, enveloppe dans sa couverture, confiait la surveillance de ses hommes au sergent-major; celui-ci, qu'un tel exemple encourageait, passait la consigne au caporal, qui s'en dechargeait sur un soldat, et de chute en chute la garde du campement incombait a une sentinelle qui s'endormait. Quant a nos ennemis, ils ne se laissaient jamais prendre en flagrant delit de negligence. Point de lacune dans leur discipline; ils reculaient souvent devant nos attaques, mais jamais ils n'etaient surpris. On pouvait constater chaque jour le retrecissement du cercle meurtrier trace par leurs obus. Le campement ou l'on etait presque a l'abri la veille recevait de telles visites le lendemain, qu'il fallait prendre gite ailleurs. C'etait le metier du soldat, et aucun de nous ne songeait a s'en plaindre; mais les pauvres habitants qui gardaient leurs toits jusqu'a la derniere heure, gemissaient et ne se decidaient a demenager que lorsque quelques-uns d'entre eux avaient arrose de leur sang leurs foyers menaces. Quel tumulte un matin et quel desespoir a Montreuil! Pendant la nuit, les obus prussiens, passant par-dessus les forts, etaient tombes jusque sur la place du village. Le jour ne sembla que donner plus de certitude et plus de rapidite a leur vol. Il fallut en toute hate enlever les meubles les plus precieux, atteler les charrettes, fermer les portes et abandonner ces espaliers cultives avec tant d'amour. Les malheureux emigrants ne se crurent en surete qu'a l'ombre du donjon de Vincennes. Quelque temps apres, au moment ou le sommeil engourdissait les francs-tireurs de la compagnie, a dix heures du soir, un appel me fit sauter sur mes jambes. Ordre etait donne de prendre les armes. Le chassepot sur l'epaule, la cartouchiere au flanc, le sabre-baionnette passe dans la ceinture pour eviter le cliquetis metallique du fourreau, sans sacs, nous marchions lestement. Je me glissai du cote du capitaine, et j'appris que la compagnie avait pour mission de pousser jusqu'a Villemonble par la droite du plateau d'Avron et de rabattre par le versant gauche. Tout en filant vers Rosny en belle humeur, nous regardions les obus qui coupaient la route a intervalles inegaux, tantot en avant, tantot en arriere. Les grand'gardes traversees, la compagnie, soutenue par des francs-tireurs du Morbihan, si brillamment conduits par M. G. de C..., aborda le plateau. Le capitaine alors me confia huit hommes avec ordre de les eparpiller en tirailleurs. Dans ces sortes de reconnaissances, on avait pour coutume de choisir des Alsaciens et des Lorrains, dont le langage pouvait tromper l'ennemi; j'avais moi-meme attrape quelques mots d'allemand dont je me servais dans les occasions delicates. L'un des tirailleurs vint me dire tout bas qu'il avait apercu des ombres errant parmi les maisons et les enclos dont le damier s'etendait autour de nous. Je n'hesitai pas, et puisant dans mon vocabulaire: _For wart, schnell, sacrament!_ m'ecriai-je. Mes huit Alsaciens s'elancent et fouillent les maisons. Rien dans les appartements, rien dans les cours; mais des empreintes de pas se voyaient dans la neige fraichement creusees. C'etait une indication suffisante pour nous engager a continuer notre marche, et j'allai toujours repetant _Schnell, schnell!_ Je venais d'obliquer a gauche sur le commandement du capitaine, lorsqu'apres avoir franchi 200 metres a peu pres quelques balles nous sifflerent dans le dos. Il fallait qu'il y eut par la des fusils Dreyse. Mes tirailleurs pirouetterent sur leurs talons, allongeant le pas. Quelque chose alors attira mon attention. J'avais devant moi, dans la douteuse clarte du plateau, sept ou huit ombres qui avaient l'apparence immobile de troncs d'arbre. Je m'etais arrete, les regardant. --_Ya, ya!_ me dit un Alsacien. A peine avait-il parle, que deux de ces arbres se mirent a courir a toutes jambes. Je m'elancai sur leurs traces, et, pris malgre moi d'un rire fou, j'entremelai ma course de tous les mots germains que me fournissait ma memoire. Les Alsaciens s'en melant, la fuite des troncs d'arbre se ralentit; quand je ne me vis plus qu'a 15 metres de leur ombre, criant a tue-tete: _A la baionnette!_ je sautai sur eux. Ce cri francais fut pour les fugitifs un coup de foudre. Ils se virent perdus, et, tombant de peur et tendant leurs fusils:--Halte, camarades, halte, pas Prussiens, Saxons! Saxons! Ils etaient plus morts que vifs, et croyaient qu'on allait les fusiller. Le plus petit d'entre eux,--ils etaient cinq,--me depassait de toute la tete. Leur surprise egalait leur suffocation. Ils parlaient par monosyllabes et tressaillaient au moindre mouvement que faisaient les zouaves de leur escorte. Ce ne fut qu'apres avoir avale quelques gorgees de cafe et fume la pipe dans notre cantonnement qu'ils reprirent leurs sens et se mirent a causer. En entendant prononcer le nom du general Ducrot, le sergent de la bande poussa un cri: _Tugrot! ya, ya, Tugrot! Ich kenne ihn!_ dit-il. C'etait lui, a ce qu'il pretendait, qui avait monte la garde a la porte du general a Sedan; c'etait peut-etre vrai. XVII On etait au mois de janvier, et une attaque contre les lignes prussiennes, du cote de Montretout, avait ete decidee dans les conseils de la defense. On racontait vaguement que la garde nationale serait de la fete. Il etait impossible qu'en pareille circonstance le 4e zouaves fut oublie. Des le lendemain, un billet d'invitation nous arriva, et, a la tete de la division, le regiment tout entier rentra par la barriere du Trone, traversa le faubourg et la rue Saint-Antoine, la rue de Rivoli, les Champs-Elysees, et ne s'arreta qu'a Courbevoie. Nous avions ce pressentiment que nous allions tirer nos derniers coups de fusil, et que nous les tirerions inutilement. Il etait quatre heures et demie,--c'etait le 17,--quand on forma les faisceaux aupres du rond-point de Courbevoie. Ah! j'en connaissais toutes les maisons! Pendant la nuit et la journee du lendemain, de grandes colonnes d'infanterie et d'artillerie passerent aupres de nous. Des bataillons de marche pris dans la garde nationale parurent enfin. C'etait la premiere fois qu'on les menait au feu. Ils marchaient en bon ordre et d'un pas ferme. A minuit, mon capitaine recut ordre de se rendre chez le commandant du bataillon; je l'accompagnai. Quand il sortit: --C'est pour demain, me dit-il. La compagnie fut avertie de se tenir prete a quatre heures du matin. A quatre heures du matin, elle etait rangee en bataille. Il faisait une nuit epaisse. On entendait partout dans la plaine que commandait la batterie du Gibet, le bruissement sourd des regiments en marche. Le 4e zouaves avait ete le premier a s'ebranler; il s'avancait lentement dans les champs detrempes, ou le poids enorme de notre equipement nous faisait enfoncer a chaque pas; parfois, mais pour quelques minutes, on s'arretait, et les hommes, appuyant le sac sur le canon de leur fusil, se reposaient. Des lueurs pales commencaient a blanchir l'horizon; les squelettes des arbres se dessinaient en noir dans cette clarte. La masse obscure du Mont-Valerien s'arrondissait a notre gauche comme une bosse gigantesque. Le pepiement des moineaux sortait des haies, des corbeaux voletaient lourdement ca et la, et s'abattaient dans les champs, remplis encore de ce silence qui donne a la nuit sa majeste. Qui le croirait? dans cette ombre incertaine, nous cherchions La Fouilleuse, que les troupes francaises occupaient depuis un mois, et aucun officier d'etat-major ne savait ou cette fameuse ferme pouvait se trouver. Des marches melees de contre-marches nous la firent enfin decouvrir. Il faisait encore sombre. Des brouillards rampaient dans la plaine, des paquets de boue s'attachaient a mes bottes, car j'avais de grandes bottes comme les officiers: on n'etait plus au temps ou l'on se renfermait dans la stricte observation des ordonnances; mais cette Fouilleuse tant cherchee et trouee par tant de projectiles ne devait pas nous retenir. Un mouvement rapide nous fit pousser plus avant, et, la laissant sur notre gauche, nous vinmes prendre position en face du parc de Buzenval. Michel me serra la main; il avait l'air triste. --Qui sait! me dit-il. Le spectacle que j'avais sous les yeux etait grandiose. La clarte commencait a se degager de l'ombre; les lignes du paysage s'accusaient deja; derriere le mur crenele du parc, les cimes des futaies faisaient des masses noires estompees sur le ciel gris; les facades blanches des villas s'eclairaient. Je voyais a une petite distance une compagnie de la ligne qui, vaguement voilee par un leger rideau de brume et l'arme au pied, me rappelait le fameux tableau de Pils; c'etait la meme attente, la meme attitude. Au loin, sur les flancs du Mont-Valerien, des colonnes d'infanterie s'allongeaient et descendaient dans la plaine; elles etaient epaisses et noires. On en distinguait les lentes ondulations. Il me semblait impossible que de telles masses energiquement lancees ne fissent pas une trouee jusqu'a Versailles. Une fusee partit du Mont-Valerien. A ce signal, les zouaves s'elancerent en tirailleurs. A peine avaient-ils fait cinquante pas, que le mur du parc s'eclaira de points rouges. Les Prussiens etaient a leur poste. Des soldats tomberent dans les vignes. On n'avait pas oublie l'affaire du parc de Villiers, l'une des plus meurtrieres de la campagne. Allait-elle se renouveler devant le parc de Buzenval, d'ou partait une grele de balles? Le regiment savait par une douloureuse experience qu'une charge a la baionnette ne ferait qu'augmenter le nombre des morts, et deja bien des pantalons rouges restaient immobiles, couches dans les echalas. Disperses parmi les abris que presentait le terrain, nous tirions contre les ouvertures d'ou l'incessante fusillade nous decimait. Des bataillons de gardes nationaux partirent pour tourner le parc. A leur mine, a leur allure, au visage des hommes qui les composaient, on comprenait que ces bataillons appartenaient aux quartiers aristocratiques de Paris. Ils firent bravement leur devoir, comme s'ils avaient voulu effacer le souvenir de ce qu'avaient fait ceux de Belleville a l'autre extremite de nos lignes. Ce mouvement prononce, l'affaire devint plus chaude. Un rideau de fumee s'etendait au loin sur notre gauche; le mur du parc en etait voile. Il en sortait un petillement infernal. Je cherchais toujours a envoyer des balles dans les trous d'ou s'elancaient des langues de feu. Mon capitaine, qui allait des uns aux autres, me cria de prendre avec moi quelques hommes et d'enfoncer une porte qu'on voyait dans le mur, coute que coute. Je criai comme lui: En avant! a une poignee de camarades qui m'entouraient. Ils sauterent comme des chacals, le vieux Crimeen en tete. Une poutrelle se trouva par terre a dix pas des murs; des mains furieuses s'en emparerent, et d'un commun effort, a coups redoubles, on battit la porte. Les coups sonnaient dans le bois, qui pliait, se fendait et n'eclatait pas. On y allait bon jeu, bon argent, avec une rage sourde, la fievre dans les yeux, des cris rauques a la bouche; mais les Prussiens tiraient toujours, et nos bras frappaient a decouvert. Je ne pensais qu'a briser la porte et a passer. Les balles sautaient sur le bois et en detachaient des eclats; les ais craquaient sans se rompre. L'un de nous tombait, puis un autre; un autre encore s'eloignait le bras casse ou trainant la jambe. La poutre ne frappait plus avec la meme force. Un instant vint ou elle pesa trop lourdement a nos mains epuisees, elle tomba dans l'herbe rouge; nous n'etions plus que deux restes debout, le Crimeen et moi. Des larmes de fureur jaillirent de mes yeux; lui, reprit froidement son chassepot, et passant la main sur son front baigne de sueur:--En route! dit-il. Quelques zouaves tiraillaient a cent metres de nous. Pour les rejoindre, il fallait passer le long d'une route qui filait parallelement au mur derriere lequel les Prussiens tiraient. Un sergent de zouaves qui bat en retraite ne court pas; l'amour-propre et la tradition le veulent. Vingt paires d'yeux me regardaient; je leur devais l'exemple. Le Crimeen me suivait, se retournait de dix pas en dix pas, brulant des cartouches. Je portais un surtout de peau de mouton blanc qui me donnait l'apparence d'un officier et me designait aux balles. A mi-chemin, je compris qu'on me visait. Une balle passa a deux pouces de mon visage, suivie presque aussitot d'une seconde qui s'aplatit contre un arbre dont je frolais l'ecorce. Une troisieme effleura ma poitrine, enlevant quelques touffes de laine frisee. Decidement un ennemi invisible m'en voulait.--Je venais de rejoindre mes zouaves, toujours accompagne du Crimeen. --Par ici! me cria Michel, qui chargeait et dechargeait son fusil. Je me retournai. Une balle qui me cherchait, la quatrieme, passa au ras de mes epaules et siffla; un grand soupir lui repondit. Michel venait de tomber sur les genoux et les mains. Il essaya de se relever; le poids du sac le fit retomber, et il resta immobile, le nez en terre. Je courus vers lui. Une mare de sang coulait autour de sa veste. Le pauvre garcon fit un effort pour retourner sa tete a demi et me dire adieu. Je vis la clarte s'eteindre dans ses yeux. Sa tete posee sur mes genoux, je le regardais. Une clameur de joie me tira de ma stupeur. Un groupe de zouaves plus heureux que nous avait reussi a renverser une porte mal barricadee; ils entraient pele-mele par cette breche. Je m'elancai de ce cote, la rage au coeur. Deja mes camarades couraient au plus epais des taillis, d'ou les Prussiens debusques s'echappaient a toutes jambes. Des balles en faisaient rouler dans l'herbe. Je sautai par-dessus leurs corps avec l'elan d'un animal sauvage; j'aurais voulu en tenir un au bout de ma baionnette. Les projectiles cassaient les branches autour de moi ou labouraient le sol; des hommes s'abattaient lourdement; d'autres, blesses, s'accroupissaient dans les creux. On criait, on s'appelait. Au milieu de ma course, un chevreuil affole par tout ce bruit se jeta presque dans mes jambes. L'instinct du chasseur l'emporta, et je le mis en joue. Un peu plus loin, un cri bien connu frappa mon oreille, et deux coqs faisans qui venaient de partir d'une cepee s'envolerent a tire-d'aile. Cette fois on chassait a l'homme; la battue etait plus sanglante. Quelques bonds nous amenerent a l'autre extremite du parc, au pied du mur que les Prussiens dans leur fuite venaient d'escalader. Aussitot on employa les sabres-baionnettes a desceller les pierres pour pratiquer contre eux les creneaux qu'ils nous avaient opposes sur le front d'attaque. Chaque trou recevait un fusil. Il pouvait etre alors onze heures a peu pres. Devant nous, La Bergerie soutenait un feu terrible; des balles par centaines volaient par-dessus notre tete et tombaient dans le parc. La Bergerie enlevee, la route de Versailles etait ouverte; il n'y avait plus qu'a descendre. Un fouillis d'hommes animes par l'ardeur de la lutte grouillait dans le parc,--de la ligne, de la mobile, de la garde nationale,--tous prets a s'elancer ou l'on voudrait. On m'a raconte que le corps du general Ducrot etait arrive en retard, et que ce retard avait compromis, en l'enrayant, le succes du mouvement, que l'on avait perdu plusieurs heures devant une tranchee qu'il aurait ete facile de tourner, puisque nous etions a 500 metres au-dessus de cet obstacle, preserves nous-memes par le mur du parc; mais que de choses ne dit-on pas pour expliquer un echec! Les zouaves attendaient toujours. Cette position qu'on nous avait dit de prendre, elle etait prise. N'avait-on pas a nous faire donner encore un coup de collier? Le jour et une moitie de la nuit se passerent sans ordre nouveau. Des acces de colere nous empechaient de dormir. Le bruit de la bataille etait mort. Vers une heure du matin, un ordre arriva qui nous fit abandonner la position conquise au prix de tant de sang. Quelle fureur alors parmi nous! Sur la route qui nous ramenait a La Fouilleuse, nous marchions fievreusement au travers des mobiles roules dans leurs couvertures. Il y avait pres de vingt-quatre heures que nous etions sur pied, le ventre creux, et la folie de l'attaque ne nous soutenait plus. Je mourais de soif. Le Crimeen me passa un bidon pris je ne sais ou, et qui, par miracle, se trouva plein. Je bus a longs traits. --Sais-tu ce que tu as bu, dis? me demanda-t-il en riant dans sa barbe. --De l'eau, je crois. --C'est de l'eau-de-vie, camarade! flaire un peu! Et c'etait vrai. Je ne m'en etais pas apercu. Le froid produit de ces phenomenes. Une heure apres, il fallut de nouveau quitter La Fouilleuse et regagner Courbevoie en suivant la levee du chemin de fer. L'affaire etait manquee, et cependant, a l'heure meme ou l'on prenait possession du parc de Buzenval,--des habitants du pays, me l'ont affirme plus tard,--on attelait les chevaux aux fourgons du roi, et Versailles allait etre evacue,--C'est toujours au moment ou il ne fallait plus qu'une attaque a fond pour nous forcer a reculer, disait un officier prussien apres l'armistice, que le mouvement de retraite commencait dans votre armee. Pourquoi? Chacun sentait que la campagne etait finie. Paris ne mangeait plus. Les illusions s'etaient envolees. On ne croyait plus a la delivrance par la province. Les zouaves, un instant campes a Belleville-Villette, ou l'on craignait une manifestation, avaient repris leurs cantonnements a Malassise. L'armistice venait d'etre signe. Il fallut ramener le 4e zouaves dans Paris, ou il devait etre desarme. Un effroyable accablement nous avait saisis. Quoi! tant de morts et perdre jusqu'a ses fusils! Notre derniere heure militaire se passa a Belleville, ou notre patience fut mise a une rude epreuve. Ces memes hommes qui devaient plus tard elever tant de barricades contre l'armee de Versailles apres avoir respecte l'armee prussienne, rodaient autour des baraques, et nous raillaient grossierement: --Tiens! encore des chassepots!... Va les cacher... On va te les prendre! disaient-ils aux soldats isoles. Sans l'intervention des officiers, combien de ces miserables que les zouaves exasperes auraient chaties d'importance! Deja l'abominable esprit qui a fait explosion le 18 mars fermentait dans ce coin gangrene de Paris. Je ne m'etais engage que pour le temps de la guerre. La guerre etait finie. La fievre me prit. Je payai le froid, la fatigue, les dures privations, les longues insomnies, les emotions surtout, les tristesses, les coleres de cette desastreuse campagne de six mois. J'avais vu la catastrophe de Sedan, je voyais la chute de Paris. C'etait trop. J'entrai a l'ambulance de l'Ecole centrale. J'y allais chercher le repos apres le travail; mes forces en partie revenues, un invincible besoin de quitter la ville a laquelle une derniere humiliation allait etre infligee s'empara de moi. Voir, les mains liees et sans armes, ceux que j'avais combattus dans la mesure de mes forces m'etait impossible; je pris un deguisement et traversai les lignes prussiennes sans retourner la tete pour ne pas voir le Mont-Valerien, ou ne flottaient plus les couleurs francaises. FIN TABLE Preface Une armee prisonniere Une campagne devant Paris End of the Project Gutenberg EBook of Recits d'un soldat, by Amedee Achard *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK RECITS D'UN SOLDAT *** ***** This file should be named 10774.txt or 10774.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/0/7/7/10774/ Produced by Tonya Allen, Wilelmina Malli re and PG Distributed Proofreaders. 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The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.net), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. 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If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. 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If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. http://www.gutenberg.net/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: http://www.gutenberg.net/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: http://www.gutenberg.net/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: http://www.gutenberg.net/GUTINDEX.ALL